Brzezinski entre conformisme (à peine) et expérience (mucho)

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Brzezinski entre conformisme (à peine) et expérience (mucho)

Les citations de l’essai Le grand échiquier (1997) de Zbigniew Brzezinski abondent lorsqu’on veut avancer une explication “rationnelle” de la politique US dans la crise ukrainienne, et faire de cette ligne hystérique irresponsable imposée par la politique-Système l’application d’un plan mûrement préparée et programmée, – bref, un complot si l’on veut bien appeler un chat un chat. Il s’agirait donc d’un complot inspiré par le “Grand Maître manipulateur” qu’est Brzezinski, emporté par une haine irréfragable de la Russie, et d’ailleurs ayant montré déjà l’étendue de cette stratégie où l’antagonisme hystérique a sa place. (Sur ce point d’histoire fondamental, voir le rôle de Brzezinski selon son propre témoignage dans l’instigation de l’islamisme en 1979, pour provoquer l’URSS et l’amener dans le piège afghan [voir le 31 juillet 2007].)

L’article de Brzezinski dans le Washington Post du 3 mars 2014What is to be done? Putin’s aggression in Ukraine needs a response») semblait, pour ceux que cela importe, largement corroborer cette thèse d’un Brzezinski “Grand Maître manipulateur” et inspirateur de la “politique” US en Ukraine, étape vers la Russie. La forme restait mesurée mais, dans le contexte du développement d’alors de la crise, encore à peu près contrôlée, le fond pouvait sembler corroborer la thèse. Un nouvel article de Brzezinski, le 2 mai 2014 dans Politico.com nuance largement, et peut-être même décisivement, le diagnostic du complot géopolitique. Un signe certain de l’embarras où cet article met autant les “dissidents” antiSystème (et, d’un autre point de vue exactement opposé, les partisans de la politique-Système maximale type “Après Kiev, Moscou”), c’est que le site antiSystème InformationClearingHouse (ICH), d’une part reprend intégralement ce 2 mai 2014 cet article de Brzezinski, – signe que ICH le juge allant dans le sens des options qu’il défend, – et le fait suivre aussitôt, ce même 2 mai 2014 d’une reprise d’un article de Mike Whitney du 7 mars 2014 sur CounterPunch faisant une critique de l’article du 3 mars de Brzezinski, et l’interprétant effectivement comme la confirmation de la thèse du “Grand Manipulateur” (le titre : «Grand Puppetmaster Brzezinski – Directing War Strategies from the Shadows»). Cette double publication mesure bien le désarroi que le texte de Brzezinski introduit dans l’esprit, sinon dans le jugement, de ceux qui l’identifient comme “Grand Manipulateur”.

... Il est donc temps d’en venir à ce texte : que nous dit Brzezinski ? Eh bien, par-dessus tout, son embarras qui n’est pas exempt de contradictions, loin de là, – mais cela, nous le verrons plus loin, par le seul fait de l’enchaînement des arguments. Pour l’essentiel du propos directement perçu, il y a trois thèmes :

• Obama doit proclamer solennellement l’importance de la crise et sa stratégie, pour “rallier le peuple autour de lui”. («President Obama needs to articulate clearly to the American people, and very soon, that the Ukraine crisis is the most important challenge to the international system since the end of the Cold War.») On comprend le propos : Brzezinski sait lire les sondages et nous ne serions pas surpris que ce soit le sondage montrant les isolationnistes en majorité aux USA (voir le 2 mai 2014) qui l’a décidé à écrire cet article. Brzezinski a également lu McNamara et il sait que l’échec du Vietnam, tel qu’exposé par le secrétaire à la défense de Kennedy et de Johnson, est d’abord dû au refus de l’administration Johnson de “mobiliser” la population autour de cette “guerre” comme autour d’une cause nationale, préparant ainsi la “défaite intérieure” qui se manifesta à partir des années 1966-1967 aux USA même... Mais effectivement, pour ce faire, pour susciter la mobilisation, Obama doit pouvoir énoncer une stratégie, – et, justement, la vérité est qu’il n’a pas de stratégie, lui, qu’il ne veut pas rendre la crise ukrainienne trop importante pour éviter d’être forcé de s’y engager, mais qu’en même temps il laisse faire le système de la communication, par la voix des Kerry, OTAN & Cie, ne cessant de hurler que Poutine est Hitler et que delenda est Russia, ou tout comme. L’incohérence, la contradiction, l’indifférence, l’hystérie, l’irresponsabilité, – comment faire une stratégie avec tout cela ? Et, au-delà, convaincre le public US que la crise ukrainienne est fraîche et joyeuse et concerne la vertu américaniste jusqu’à justifier une mobilisation au moins “morale” ? Bonne chance et bon vent... Dans le passage ci-dessous, Brzezinski n’y va pas avec le dos de la cuillère dans ses conseils pour le POTUS Obama, avec tous les poncifs qui vont avec, y compris “nos amis chinois” qu’il faudra convaincre, en même temps que le public US, de la félonie poutinienne, et de la responsabilité russe dans l’instabilité internationale, – tandis que les USA seraient, par logique antithétique, les parangons de la stabilité. Bon vent et bonne chance...

«It is more than a month since the Russians annexed Crimea, and recent events have only exacerbated the crisis, with pro-Russian rebels reportedly shooting down two Ukrainian helicopters in separatist-held Slaviansk on Friday. Yet the president still hasn’t laid out a comprehensive statement of what is really at stake: why we are facing this problem; why it is in our common interest to resolve it with the Russians if possible; and why, if negotiation does not work out, we have an obligation to help Ukraine. Above all the president must clarify why we cannot tolerate an international system in which countries are invaded by thugs and destabilized from abroad. And why this is a common responsibility not just for us but for our allies and other friends like the Chinese, whose stake in stability should be as great as ours...»

• Nous devrons aider l’Ukraine à se défendre si nécessaire, nous dit Brzezinski, mais, semble-t-il, en l’encourageant de la voix, en l’armant, notamment pour les combats de rue ; mais pas nécessairement, – surtout pas dirions-nous in petto, – en intervenant nous-mêmes (nous, USA, ou bloc BAO)... Dans ce thème, on retrouve tous les poncifs, les Russes agresseurs, la pauvre Ukraine (celle de Kiev, la démocratique) accablée de menaces, etc. Mais nulle part, certes, on ne trouve la moindre allusion, ou inscription entre les lignes, sur l’implication directe d’une puissance majeure (USA, OTAN) dans ce chaudron ukrainien...

«If we are to deter the Russians from moving in, we have to convince them that their aggression will entail a prolonged and costly effort. But it will be such only if the Ukrainians resist. Thus, we should be making an effort to negotiate with Russia even as at the same time we should be more open to helping the Ukrainians defend themselves if they’re attacked. The Ukrainians will fight only if they think they will eventually get some help from the West, particularly in supplies of the kind of weaponry that will be necessary to wage a successful urban defense. They’re not going to beat the Russians out in the open field, where thousands of tanks move in. They can only beat them through prolonged urban resistance. Then the war’s economic costs would escalate dramatically for the Russians, and it would become futile politically. But to be able to defend a city, you have to have handheld anti-tank weaponry, handheld rockets and some organization.»

• Nous devons surtout négocier avec les Russes en leur “offrant” une Ukraine finlandisée, neutralisée, dont ils pourraient être surs qu’elle ne sera jamais membre de l’OTAN ... C’est l’essentiel, sinon l’essence même de ce texte, là où l’on sent un tournant de la pensée, et que Brzezinski a mis tout le poids de son expérience d’acteur de la gestion de la Guerre froide, – savoir, jusqu’où il faut aller trop loin, et à partir d’où il faut se garder d’aller au-delà. Ce que suggère Brzezinski, ce n’est pas loin du modèle que les Russes désireraient avoir, avec des garanties en or massif à la clef : une Ukraine neutralisée, hors de l’OTAN sans nul doute, éventuellement promise à entrer dans l’UE certes, mais en prenant son temps, sans se presser, et de toutes les façons en conservant des liens avec la Russie, notamment dans les domaines économique et commercial. Le paradoxe de ce passage est que, finalement, Brzezinski en arrive à la conclusion que la seule partie qu’il serait difficile de convaincre, c’est-à-dire l’“empêcheuse de danser en rond”, c’est l’Ukraine elle-même, implicitement le pouvoir à Kiev installé pourtant par la cabale UE-USA, bloc BAO («...although it may be difficult to bring the Ukrainians themselves on board»)... Et comment s'étonner de ce soi-disant paradoxe, là où affleure la contradiction fondamentale entre l'acquiescement au conformisme de la narrative et la politique réaliste : assigner à l'Ukraine une position strictement contrôlée par les autres, après avoir affirmé la grandeur et la vertu pour le combat libérateur de l'Ukraine éminemment démocratique de Kiev, – la pilule est un peu grosse.

«At the same time we need also to explore the possibility of a negotiated solution with Russia regarding Ukraine. It still might be possible to design it along the lines of the relationship that Russia has with Finland, which is not a member of NATO but enjoys full participation in Europe as best it can, even as it enjoys also a normal relationship with Russia. Obama should convey clearly to Russian President Vladimir Putin that the United States is prepared to use its influence to ensure that a truly independent and territorially undivided Ukraine pursues policies toward Russia similar to those so effectively practiced by Finland: mutually respectful neighbors, wide-ranging economic relations both with Russia and the European Union, but no participation in any military alliance viewed by Moscow as directed at itself – while also expanding its European connectivity. The Finnish model may be the ideal example for Ukraine, the EU and Russia.

»As far as Russian worries about Ukraine being absorbed into the EU, I would remind the Russians that to join it, a country has to pass 32 different examinations to get in. That takes time. The Turks were told they could join back in the 1960s, some 50 years ago. So the Russians need not fear a prompt integration of Ukraine into the EU.»

En vérité, il nous semble bien inapproprié de charger Brzezinski de la capacité du Grand Maître ou du Grand Manipulateur, du tireur de ficelles, d’éminence grise d’Obama. En vérité, Brzezinski n’a aucune influence à Washington, d’ailleurs comme tout le monde, car personne n’a d’influence à Washington, et la politique fonctionne selon les thèmes de la politique-Système, aveuglément, comme un buffle, sans s’interroger sur le “pourquoi”, sur l’objectif, sur le but, sur la stratégie, en chargeant droit devant, tout simplement ; aussi les “influences” sont-elles les pressions de force allant dans ce sens de la politique-Système, et rien d’autre... Brzezinski, malgré ses obsessions antirusses, Brzezinski, comme son vieux complice-adversaire Kissinger, est d’abord et avant tout horrifié par cette incroyable absence de contrôle des choses, dans une occurrence aussi catastrophiquement dangereuse. (Comme chez quelques-uns ici et là, commence à apparaître, ici et là, et chez Brzezinski sans nul doute, cette angoisse fondamentale de la crise incontrôlable qui échapperait à tous pour se transformer en ouverture vers l’affrontement nucléaire entre les USA et la Russie. Brzezinski sait ce dont il parle : il a raconté qu’en tant que conseiller de la sécurité nationale de Carter, il a vécu une alerte nucléaire à la suite d’une erreur d’évaluation des défenses stratégiques US, et a cru pendant une demi-heure ou une heure à une attaque nucléaire soviétique, jusqu’à téléphoner à sa famille pour lui ordonner de quitter Washington dans la minute, lui-même étant persuadé de l’inéluctabilité de son propre sort.)

Ainsi, tout en sacrifiant, sans grande conviction, au conformisme de la narrative du bloc BAO sur la crise, Brzezinski montre surtout dans ce texte ses réflexes de l’expérience d’un demi-siècle passé dans les sphères du pouvoir, en grande partie influencées par le spectre de l’affrontement au plus haut niveau. Dans ce cas, les choix idéologiques, les sentiments ataviques, passent au second plan, l’échelle des risques et des dangers étant manifestement identifiée. Pour nous le cas-Brzezinski est un archétype de l’erreur qu’il y a à vouloir évaluer cette crise ukrainienne en termes classiques, géopolitiques, d’affrontements entre un expansionnisme classique et les territoires visées, de recherche d’une affirmation hégémonique comme on en a vu dans l’histoire. Il y a tout cela, mais nullement comme des moteurs de la crise, encore moins comme un gouvernail de la crise, mais tout juste comme des outils de la crise et rien d’autre.

La schizophrénie manifeste du bloc BAO, ses emportements de communication, ses constructions mensongères d’une grossièreté à couper le souffle, sa course vers l’affrontement alors qu’il se trouve lui-même dans une situation pathétique sont déjà des indications dans le sens de pousser à la recherche d’autres explications, de l’intervention de forces dépassant les habituels plans et manigances humaines. Dans le texte qu’il publie, Brzezinski laisse voir sa préoccupation, voire sa frayeur devant un emportement qu’il ne comprend pas, qui échappe à toutes les données rationnelles qui ont servi de références à sa carrière. Son empressement à définir une issue qui rencontrerait les exigences profondes des Russes, tout en affirmant bien entendu tous les poncifs de la narrative du bloc BAO au service de la politique-Système (qu’il y croit ou non ne nous importe pas ici), montrent bien sa préoccupation centrale qui est de tenter de revenir à une certaine stabilité. Le texte de Brzezinski n’est certainement pas à interpréter principalement comme un document permettant tel ou tel jugement sur Brzezinski, chose parfaitement secondaire, mais comme un document renforçant notre analyse générale de la crise ukrainienne, comme un événement hors des séries classiques des relations internationales et prolongeant d’autres occurrences du même type (la crise syrienne), un événement à la fois catastrophique et énigmatique, et dont les effets à attendre sont à mesure. C’est dire qu’on n’en peut rien dire d’assuré dans ses effets justement, dans aucun sens, mais plutôt qu’on peut se trouver renforcé dans la conviction d’y voir un événement peut-être à caractère décisif dans la séquence métahistorique que nous vivons.


Mis en ligne le 3 mai 2014 à 11H32