Caractère de Poutine et l’âme de fer de la Russie

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Caractère de Poutine et l’âme de fer de la Russie

21 octobre 2015 – Notre ami ambassadeur-chroniqueur M.K. Bhadrakumar est présentement à Sotchi, à la réunion annuelle du Club-Valdaï, où il doit intervenir aujourd’hui. Il est arrivé lundi dans la ville fameuse pour notre époque par la grâce des JO qui précédèrent immédiatement le “coup de Kiev” des étranges “stratèges” occidentaux, – successivement l’UE et les USA en l’occurrence ; fameuse également pour ses superbes paysages qui mêlent d’une façon si radicale la station balnéaire de la Mer Noire toute proche et les paysages de haute montagne des premiers contreforts du Caucase se précipitant directement de 2.000 à 3.000 mètres jusqu’au plages et dans les flots.

Le même jour, le 19 octobre, Bhadrakumar s’est mis à la table de sa chambre d’un hôtel luxueux où s’installent les invités de marque pour rédiger une rapide réflexion sur le comportement et l’âme du pays de ses hôtes et de son président. Ainsi avons-nous un portrait très vite brossé mais sans aucun doute remarquable du président de la Fédération de Russie et de sa diplomatie, et par-delà, de la Russie dans l’ouragan qui l’enveloppe aujourd’hui dans sa fureur, comme il enveloppe le monde et son époque diluvienne. J’en extrais quatre paragraphes qui me paraissent offrir l’essentiel du sujet.

« Putin’s practice of diplomacy has been exceptional. Diplomacy at its best aims to prevent wars. At second best, it slows down wars and when successful, it could even bring wars to a grinding halt. At its third best, diplomacy takes over to talk the terms of peace when soldiers have run through and would like to retire, and the war has exhausted itself. But to my mind, Putin has pioneered a fourth variant – an innovative form of ‘coercive diplomacy’.

» It is not Putin’s first preference, but became a matter of choice forced upon him by compulsions when in the world of today armed conflicts are being deliberately triggered to provide the raison d’etre of external intervention, and they incrementally begin slouching toward full-scale wars, while the protagonists obdurately refuse to pay heed to the voice of reason and sit on the parapet dangling their feet in the air until the low hanging fruit is ready for plucking. In Ukraine, Putin tested this startlingly innovative variant of diplomacy, and it could be already paying off. And in Syria, he is even more audaciously practicing it.

» My second consideration was that Russia has undergone the whiplash of the new cold war and it is important to get a first hand feel of how it managed to weather — and is, finally, turning the tide — of the US’ containment strategies. Of course, it must have been apparent to the Barack Obama administration all through that the project to ‘isolate’ a great power like Russia was doomed to fail. But then, Obama has been blessed with the gift of the gab and almost made a credulous world believe he was serious about what he was embarking upon. Indeed, in the process, something has changed in the Russian mindset. Iron entered its soul, and that is bound to get reflected in the Russian conduct on the world stage.

» We have heard so much American lamentation about an ‘assertive’ China. But you ain’t heard anything yet about what is ‘assertiveness’ about until you get to see Russia’s ‘return’ to the world stage. Is it a good thing to happen? I would think so. Because, Russia’s ‘assertiveness’ is a guarantee of peace. The global strategic balance is hugely important for maintaining peace and only Russia can provide the underpinnings for it. Again, the ground rules of international conduct need to be based on international law and the UN Charter. The international system cannot any longer be dominated by one superpower. Russia’s insistence on such ground rules introduces a much-needed corrective mechanism in the international system today. »

On l’a vu, j’ai souligné le passage qui me paraît le plus important dans ce court extrait, qui concerne la Russie encore plus que Poutine, mais la Russie conduite par Poutine et la Russie parfaitement représentée par Poutine, comme si l’homme-Poutine était gratifié d’une âme qu’on pourrait qualifier de “collective”, reflétant absolument le sentiment de la nation dont il est alors l’émanation bien plus qu’il ne la conduit. Je traduis ce passage à ma façon, qui est plutôt une adaptation bousculant également la syntaxe pour faire mieux ressortir la justesse du propos : « [Q]uelque chose a changé dans l’état de l’esprit de la Russie, du fer est entré dans son âme... »

Mais Poutine d’abord ... Bhadrakumar juge qu’il a une “pratique exceptionnelle” de la diplomatie, observant qu’il a innové la diplomatie traditionnelle en inventant une nouvelle forme de diplomatie... (Ou bien sont-ce les évènements qui ont forcé à cette innovation ? Poser la question, de mon point de vue... Mais quoi, même si les évènements sont maîtres, ce dont il ne faut pas douter, encore faut-il être capable de répondre à leur diktat.) Deux mots sont proposés par notre ambassadeur-chroniqueur, dans son ordre : “coercition” et “assertivité”, – et l’on notera que, dans les références citées ci-après, je mélange Poutine et la Russie, que cela ne gêne en rien, que cela renforce au contraire mon propos :

« Poutine a créé une quatrième variante [ de la diplomatie],– une forme nouvelle de “diplomatie coercitive” » ; « On a beaucoup entendu les geignements américains à propos de l’“assertivité” de la Chine. Mais l'on n’a encore rien vu en fait d’“assertivité” tant qu’on n’aura pas senti et mesuré la puissance et l’effet du “retour” de la Russie sur la scène mondiale. »

Rapidement dit, for the record comme ils disent, et qu’on se comprenne bien (tout cela venu de Wikipédia, pour simplifier et s’en tenant aux définitions) : la “coercition” a une origine nettement traditionnelle, puisque venue du latin coercitio, lui-même venu du verbe coerceo (“contenir, écarter”), qui désigne en Droit le « pouvoir officiel de contraindre quelqu'un (à faire quelque chose, ou à le faire d'une certaine façon, ou à ne pas le faire du tout) ». (On peut étendre la définition au général, avec « Action exercée contre quelqu’un pour le forcer à agir d'une certaine façon », mais il n’est pas inintéressant de tenir compte surtout de la définition relevant du domaine du Droit.) L’“assertivité” est un concept beaucoup plus récent, presque contemporain puisqu’inventé par un psychologue new-yorkais (Andrew Salter) dans la première moitié du XXe siècle ; il désigne « la capacité à s’exprimer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres ». Le prolongement qu’en donne un autre psychologue, Joseph Wolpe, n’est pas inintéressant : l’assertivité comme « expression libre de toutes émotions vis-à-vis d’un tiers, à l’exception de l’anxiété ».

On observe combien les deux concepts se complètent et même s’emboitent dirais-je, comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre. Je serais incliné à les considérer dans le sens inverse qu’ils sont proposés, pour mieux assurer la perception de la séquence : l’assertivité concerne non pas l’action mais celui qui agit, qui veut affirmer ses droits sans léser ceux des autres, et surtout sans émotion particulière “vis-à-vis d’un tiers” sinon l’anxiété. (Je compléterais pour mon compte : l’anxiété, qui implique une marque de bonne foi, de savoir si les tiers accepteront ce marché qui est pourtant juste et acceptable puisque les droits de chacun sont équitables et qu’il s’agit donc d’un retour à la raison ; donc l’anxiété de savoir si l’autre, le tiers, réagira également selon la raison et l’esprit d’équité.) La coercition concerne la forme de l’action, et il faut ici considérer cette démarche en référence au Droit (au droit international, en fait) : contraindre un tiers à agir selon le droit, comme l’on fait soi-même, chacun défendant ses droits dans ce cadre et n’empiétant nullement sur ceux des autres.

Toutes ces définitions conviennent parfaitement à l’action de Poutine au nom de la Russie et il faut alors convenir que ce qui fait la force de cette action se trouve dans la valeur principielle de ces références, ce qui fait que la politique russe actuelle est évidemment d’une force absolument remarquable sans qu’il soit nécessaire de compter le nombre de divisions (même s’il y en a à suffisance). Quant à Poutine lui-même, ce qui fait sa force se trouve dans son caractère et dans ses propos, autant que dans l’humeur générale qui les anime (calme extrême et maîtrise de soi, ironie et goût de dire crûment certaines vérités), le tout assurant une assise d’une force considérable qui se nomme conviction. Poutine n’a pas besoin d’effets de manche ni d’effets oratoire pour présenter, définir et mettre en œuvre une politique toute entière structurée sur des principes. Sa qualité principale est bien son caractère (voyez ce que Talleyrand dit du caractère) qui permet de réaliser en permanence une transmutation du propos, des sujets relatifs traités dans le cours des choses terrestres d’une époque pourtant devenue folle aux principes qui assurent une structure inébranlable. C’est certainement dans ce domaine qu’il est proche d’un de Gaulle, avec cette disposition naturelle à cet exercice de transmutation qui est la marque de l’autorité et de la légitimité.

Il faut bien prendre garde à mon propos et ne pas tomber dans l’affreux affectivisme que repousse évidemment l’assertivité (« expression libre de toute émotion ») : je ne dis pas que Poutine est vertueux, qu’il est honnête, qu’il est un être absolument-démocratique et complètement-moral et toute cette sorte de choses (si possible sinon absolument nécessaire, au sens des “valeurs” du Système). Il est d’un caractère structurellement principiel, par conséquent il a naturellement l’accès à l’autorité et à la légitimité et il refuse absolument l’épanchement des sentiments et des émotions. Sa pensée politique est absolument conditionnée par la référence du droit, du respect du droit par tous, de l’usage des droits dont chacun dispose par chacun, etc. Le droit n’est chez lui ni amour de la justice, ni goût pour l’équité, il est nécessité structurante ; un instrument pour lutter contre le désordre nihiliste, – contre la déstructuration, la dissolution & l’entropisation (dd&e). Je pense que le calme de son caractère, qui ne fait que s’accentuer à mesure que s’amoncellent les difficultés et les désordres causés par la Grande Crise Générale, est moins inné qu’acquis par la puissance structurante du cadre où il évolue. Ce qui nous amène à la Russie...

Je me demande si Poutine serait possible sans la Russie...  Le mot le plus important de Bhadrakumar, en effet, concerne la Russie : « [Q]uelque chose a changé dans l’état de l’esprit de la Russie, du fer est entré dans son âme... » Cette âme de la Russie devenue “âme de fer” ne l’est évidemment pas pour la conquête du monde, cette faribole pour la verbiage grotesque dont on voudrait nous enivrer. Cette âme de fer, en effet, n’est pas pour des projets gigantesques ou des illusions emportées ; elle est là pour la force qu’elle dispense, dans un effort déjà en cours et à venir, pour tenir, tenir et encore tenir, – et advienne que pourra.

J’ai été instruit d’une remarque récente qu’un de mes amis avait recueilli d’une dame russe, historienne et politologue, universitaire travaillant dans nos contrées mais retournant régulièrement en Russie ; certainement favorable à Poutine dans les circonstances actuelles, je dirais dans le destin actuel de la Russie et du monde ; certainement convaincue de la popularité de Poutine, selon l’idée qu’il est le dirigeant nécessaire pour la Russie, mais aussi pour le reste, par ces temps eschatologiques que nous connaissons. “Bien sûr, disait-elle en substance selon ce qu’on m’en rapporta, les Russes soutiennent Poutine et sa politique dans une proportion considérable et l’on peut y voir une véritable adhésion ; mais ils sont tristes, également”. J’ai compris dans cette phrase si curieusement balancée dans une forme presque oxymorique, – j’ignore si j’ai raison, si c’est le cas, mais je ne fais que donner un sentiment que je crois intuitif, – j’ai compris qu’elle voulait dire qu’à côté de la satisfaction, éventuellement de la fierté de la politique actuelle qui est comme le redressement d’une grande nation, et comme mariée intimement, il y a une sorte de tristesse qui concerne le sort du monde, notre sort collectif à tous, que ce soit le reste et la Russie, que ce soit la Russie elle-même, parce que nous sommes emportés dans ce tourbillon gigantesque qui est cette immense Grande Crise dont l’image ne peut pas quitter mon esprit, ni cesser de serrer mon cœur et d’assombrir mon âme. Je crois cette tristesse justifiée … Elle n’est ni fatale, ni décisive, ni désespérée, non, elle est justifiée par les évènements que nous subissons, – et au-delà, ainsi soit-il... Je crois que la Russie est le pays qui, plus qu’aucun autre, mesure le mieux le gouffre qu’est cette Grande Crise. (J’ai déjà écrit ici ou là que je regrettais que la France n’assumât pas ce rôle de veilleur de l’abime que son destin lui réservait, au moins à parts égales avec la Russie. Mais ce destin-là, qui est actuellement en vadrouille et introuvable, en a décidé autrement.)

Je n’ai pas, personnellement, une sympathie enthousiaste ni une admiration sans bornes  pour Poutine. Je me méfie des “sympathies enthousiastes” et des “admirations sans bornes” lorsqu’il s’agit de l’homme public, car l’on est toujours menacé par l’idolâtrie aveugle et l’emportement pour les aventures incertaines. On oublie que le grand homme public, ou l’homme d’État si l’on veut, n’est pas l’homme des aventures incertaines... On oublie qu’il est celui qui compose le mieux, le plus habilement et le plus souplement, avec les évènements qui lui sont imposés, – bref, qu’il est le jouet consentant et arrangeant des évènements, avec les évènements, pour mieux les négocier comme l’on “négocie un virage” ; celui qui se coule dans les flots tempétueux plutôt que de les affronter, celui qui navigue “au plus près” plutôt que s’entêter “vent debout”. Cela n’empêche rien, – et cela surprend tout le monde de découvrir que, malgré tout, “cela n’empêche rien” ; ce type d’homme-là sait, comme chacun devrait savoir, que ce cours terrible du monde ménage toujours un instant fugitif, que je nommerais “vérité-de-situation” plutôt que “moment de vérité” ; ce moment où le Ciel vous autorise pour un instant la liberté de choisir, où il faut prendre une décision en un éclair, et agir. Ce type d’homme ne pourra pas maîtriser le monde mais il pourrait encore nous étonner, sans que le destin du monde en soit bouleversé. Pour cette sorte d’hommes, j’ai de l’estime et une sorte de sentiment solidaire, comme l’on a pour un compagnon que l’aventure et le destin vous donnent, le temps que l’aventure s’achève et que le destin fasse son choix.

Effectivement, “que le destin fasse son choix”, autre façon de désigner ce que je viens de décrire, et alors l’interrogation qui se dessine est de savoir si ce “processus” métahistorique où il vous est donné la possibilité d’une vérité-de-situation où l’on peut encore décider existe encore, si la métahistoire n’a pas décidé de tout prendre et entièrement dans ses mains puissantes. Nous sommes à l’ultime jointure de cette interrogation. Je suis porté de plus en plus souvent à croire que cette dernière hypothèse de la métahistoire qui nous a pris “dans ses mains puissantes” est de plus en plus probable, et un tel avis ne surprendra personne je crois, je veux dire de ma part ; je m’y attache de plus en plus souvent, à mesure que le Temps avance et se contracte, à une vitesse prodigieuse, et que la Grande Crise se bande comme fait un arc. Dans ce cas, Poutine avec sa Russie savent que leur action est limitée. L’assertivité de Poutine est alors complètement justifiée  dans la définition qu’on a retenue (« expression libre de toutes émotions vis-à-vis d’un tiers, à l’exception de l’anxiété »), car elle illustre bien le contenu de l’action de Poutine pour tenter d’amadouer ses “partenaires” comme il les nomme, pour tenter les forcer s’il le faut, en offrant son propre comportement comme modèle,  – mais avec dans lui-même l’anxiété, l’angoisse ultime qu’ils ne répondent pas, qu’ils ne répondront pas à son élan, pauvres fous enfermés dans l’autisme de la Grande Crise d’effondrement du Système, pauvres fous du bloc BAO comme on désigne un département d’un hôpital psychiatrique. De même en est-il pour l’âme de fer de la Russie, qui est ce qui fait que l’on supporte jusqu’au terme, et le terme, lui, dépendant des évènements, et de cette immense crise qui nous emporte et qui nous broie... Ils comprennent alors, Poutine et la Russie, que la folie qu’ils affrontent dans le chef de leurs “partenaires” n’est pas un accident que l’on peut redresser, mais un signe des temps qui promet encore plus et toujours plus de la tempête que ces temps ont levée. Le destin de Poutine, avec la Russie, est de tenir, de tenir toujours et encore, jusqu’à ce que le destin en décide à sa guise, – et advienne que pourra (bis repetitat). J’ignore bien pourquoi mais j’ai le sentiment qu’il le sait très bien et que la Russie ne l’ignore pas...