Ce que “D.C.-la-folle” exige des Russes

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Ce que “D.C.-la-folle” exige des Russes

Le ministre des affaires étrangères russe Serguei Lavrov a, dans une interview au quotidien moscovite Kommersant dont les aspects principaux sont repris par Tass, donné ce qui est certainement l’appréciation la plus précise du gouvernement russe sur le président Trump, – un an après. En l’occurrence, on peut en effet apprécier que Lavrov parle bien au nom de la direction russe dans son ensemble, du fait de sa positon de ministre des affaires étrangères, de son poids et de son autorité incontestables, et avec suffisamment d’autonomie et de liberté pour nous éviter les mollesses de langage des porte-paroles. Dans tous les cas, nous prenons les déclarations de Lavrov de cette façon, qui nous paraît une audace et un risque très mineurs.

L’interview, telle qu’elle nous est restituée par Tass, peut être divisée en trois parties : Trump lui-même, ses positions et ses jugements réels vis-à-vis de la Russie ; ce qui l’empêche de développer la politique qu’il devrait normalement vouloir développer ; les possibilités d’évolution et d’éventuel déblocage de l’actuelle antagonisme US à l’encontre de la Russie...

• Concernant Trump, il apparaît que Lavrov lui fait crédit d’une réelle franchise pendant sa campagne électorale sur la nécessité d’améliorer les relations des USA avec la Russie. Cela signifie que, selon les Russes, cette position représentait un axe central des conceptions de Trump et que la politique suivie actuellement, qui ne va nullement dans le sens d’une détente, est une contrainte qui lui est imposée.

« “Quand le président américain Donald Trump m'a reçu à la Maison Blanche, quand il a parlé avec le président russe Vladimir Poutine à Hambourg et plus tard quand ils ont eu des conversations téléphoniques, je n'ai pas entendu des accusations et des mises en cause de sa part, qui contrediraient ses promesses de la campagne électorale seon lesquelles il voulait de meilleures relations avec la Russie”, a déclaré Lavrov. »

• Lavrov décrit tous les obstacles qui empêchent Trump d’appliquer la politique qu’il voudrait faire avec la Russie. Outre le fait que Trump continue à être décidément rejeté avec la plus grande hostilité par l’establishment washingtonien, Lavrov précise que, dans son analyse, un argument non moins important est que cet establishment a besoin d’un bouc-émissaire pour expliquer les défaites successives subies par les USA en matière de politique extérieure. Dans ce cas, le rejet de la Russie dans une position extérieure hostile, représentée comme pays ennemi et agresseur des USA et de leurs intérêts, et bien entendu ennemi d’une réelle puissance, permet d’avancer une explication acceptable à tous ces revers. Cette explication implique que la direction russe fait l’évaluation que les dirigeants de l’establishment washingtonien admettent qu’ils subissent des revers importants en matière de politique extérieure.

« Le ministre russe des Affaires étrangères a déclaré que la position actuelle des États-Unis vis-à-vis de la Russie était le résultat de trois facteurs : la défaite d’Hillary Clinton à l'élection présidentielle, le caractère hors-establishment washingtonien de Donald Trump et la nécessité d'expliquer pourquoi tout ne se passe bien du tout pour les États-Unis sur la scène internationale. Trump est contraint de prendre des décisions antirusses dans de telles conditions, selon Lavrov. “On devrait pouvoir comprendre que dans les conditions où certains projets de loi [antirusses] sont votés, à une majorité des voix de 95%, le président ne réfléchit pas à l'essence du projet de loi, à sa légitimité ou à sa décence, mais simplement au fait que son veto n’aurait aucune chance de passer”, a déclaré Lavrov. »

• La troisième partie de l’intervention de Lavrov est la plus intéressante, et certainement elle peut être considérée comme une nouvelle inédite en ce qu’elle justifie concrètement un certain optimisme russe, – optimisme disons conceptuel plus qu’opérationnel... Il s’agit de l’affirmation qu’il y a des signes selon lesquels la direction américaniste jugerait qu’il serait peut-être préférable de rechercher un rapprochement de la Russie. Lavrov cite “certains membres du Congrès, [...] des milieux politiques [...] et certains diplomates”. Lavrov ne parle pas simplement de conversations, de confidence, etc., mais semble citer des “propositions de négociation” ... Fort bien, mais le problème est que ces “négociations” porteraient sur les concessions que les Russes devraient faire pour permettre qu’on puisse envisager un rapprochement ; il y a beaucoup à dire sur cette mentalité, que Lavrov nomme “mentalité de grande puissance”, – peut-être avec une ironie disons au second degré ? Quant à l’espoir que les relations entre les USA et la Russie s’améliorent ...

« Le haut diplomate russe a déclaré que dans le même temps, les États-Unis en viennent progressivement à comprendre l'inexactitude du cours de leurs relations avec la Russie. “Nous sommes réconfortés par le fait que certains membres du Congrès, des milieux politiques aux Etats-Unis et certains diplomates reconnaissent depuis quelque temps dans leurs conversations officieuses l’anomalie absolue d'une telle situation et la nécessité de l'améliorer”, a-t-il déclaré. Le ministre russe des Affaires étrangères a toutefois ajouté que, même dans de tels cas, des propositions sont faites pour négocier certaines concessions de la Russie avant d'entamer la normalisation des relations. “Ce genre de psychologie conduit définitivement à l'impression que la mentalité de grande puissance que cultivent les États-Unis n’est pas nécessairement un avantage pour eux”, a déclaré Lavrov. »

On s’entendra aisément pour conclure qu’il n’y a rien d’absolument surprenant dans la position russe, même s’il est bon d’avoir confirmation de cette position par une voix aussi autorisée. Ce qui est nouveau, bien entendu, c’est le désir perceptible dans certains milieux de la direction US d’aller vers un rapprochement avec la Russie, et qu’il faut pour cela engager des négociations pour déterminer les concessions que doivent faire les Russes ! Cette précision peut et même doit pour le moins nous couper le souffle, même si l’on est habitué aux fantaisies de la psychologie de l’américanisme, de l’inculpabilité et de l’indéfectibilité. Les USA ne cessent donc de perdre du terrain, ils le reconnaissent eux-mêmes, leur puissance s’affaiblit, et c’est dans cette posture affaiblie qu’ils se jugent fondés d’exiger des concessions russes pour rétablir de bonnes relations dont eux-mêmes (les américanistes) ont semble-t-il besoin.

Cela ne rappelle-t-il pas la stratégie du Nelson postmoderne qui commande les forces navales de l’OTAN, – une variation washingtonienne sur le thème du “plus on est faible, plus on est fort”, où certains verraient une variation de la forme familière du philosophe Ho-Diard (“plus on est con, plus on ose tout”) ? “Nous reculons partout, par conséquent nous exigeons de notre adversaire qui nous fait reculer qu’il fasse des concessions pour que nous rétablissions avec lui les bonnes relations dont nous avons besoin” ? « Ce genre de psychologie », comme dit l’excellent Lavrov, n’a pas fini de nous étonner...

Que veulent donc les dirigeants américanistes, épuisés par leur internement dans “D.C.-la-folle” où ils dansent depuis un an le “tourbillon crisique” à mille temps, que les Russes apportent à Canossa-sur-le-Potomac, dans leur musette et pour preuve de leur bonne foi ? Un retour de la Crimée à l’Ukraine ? L’abandon de leurs deux bases en Syrie et l’annonce de la liquidation d’Assad par leurs Spetsnaz ? La livraison au FBI de Snowden et de Poutine enchaînés ?

Nous sommes réconfortés que les Russes soient eux-mêmes, selon le mot du ministre, “réconfortés” par l’attitude de leurs interlocuteurs (de leurs “partenaires”) pour l’instant toujours anonymes et qui se gardent bien de clameur sur les toits leur “bonne volonté”. Nous espérons simplement que le vieux briscard-Lavrov conserve tout de même une réserve d’humour, black et donc politiquement correct, pour pouvoir insuffler à cette observation la dose de dérision qui importe, –puisque, pour le reste, il semble bien que les Russes soient loin de s’y laisser prendre...  Ils en sont toujours à hocher la tête avec commisération à propos de la psychologie de l’américanisme (« Ce genre de psychologie... », etc.), considérée dans le cadre psychiatrique que le docteur Lavrov avait déjà identifié il y a plus de cinq ans.

Finalement, l’important dans ces confidences de Lavrov est qu’elles confirment directement ce qu’on sait par ailleurs des relations euro-américanistes, et particulièrement de ce que « les Européens perçoivent désormais de la situation du pouvoir de l’américanisme au travers des réunions institutionnelles mais officieuses, entre services, entre commissions, entre task forces, etc., et dont jamais le public n’a le moindre écho ». C’est hier que nous écrivions cela, rendant compte effectivement de la perception que leurs interlocuteurs américanistes ont désormais pris conscience de la crise du pouvoir où ils se trouvent à Washington D.C. : « Les fonctionnaires européens se trouvent devant des interlocuteurs américains gênés, fuyants, inconsistants, non par manœuvres mais par obligation de l'impuissance et de la paralysie. Certains ne parviennent pas à cacher que plus rien ne marche à Washington, que l’on ne sait pas où l’on va ... »

 

Mis en ligne le 22 janvier 2018 à 13H18