CENTCOM ou la narrative en série

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CENTCOM ou la narrative en série

On dira ce qu’on voudra du sénateur McCain, et nous ne nous en privons rarement, il reste qu’il s’agit d’un sénateur, avec toute la pompe qui va avec, conscient jusqu’à la caricature du prestige formel que le Système lui alloue ; qui plus est, président de la très-puissante Commission des Forces Armées, donc sénateur effectivement très-puissant, quel que soit son état mental et l’hystérie belliciste qui forme l’essentiel de sa psychologie. Mais là, pour l’instant, c’est le sénateur prestigieux et dans toute sa solennité qui parle, et ce qu’il dit concerne la cuisine intérieure du Système ; par conséquent, McCain devient pour nous d’un intérêt objectif évident... Et alors, il déclare au puissant général Austin (et à sa conseillère Mme Warwith) qu’il entend témoigner et répondre à ses questions :

« Général Austin, madame Warwith, je dois le dire, je suis membre de cette commission depuis près de trente ans et je n’ai jamais entendu un  témoignage comme celui-ci, jamais... » (« General Austin, Ms. Warmith, I must say, I've been a member of this committee for nearly 30 years, and I have never heard testimony like this, never. »)

Ce qui est en cause, c’est le fonctionnement de CENTCOM, notamment par rapport aux estimations que ce puissant commandement a donné depuis un an sur les fortunes et les infortunes de la lutte contre Daesh. On a eu des échos de la chose sur ce site, aussi bien le 12 septembre concernant les pressions subies par les analystes de la DIA travaillant pour CENTCOM, que le 18 septembre, dans le Journal dde.crisis, d’une façon plus marginale, concernant cette fois un aspect spécifique du témoignage du général Austin. Ici, nous nous intéressons à l’entièreté de ce témoignage, ce qu’il dévoile des pratiques de CENTCOM concernant la communication à propos de la lutte contre Daesh, certainement à partir de consignes indirectes, ou plutôt d’exigences implicites de divers centres du pouvoir civil, voire de groupes plus difficiles à identifier.

Le dossier de la seule audition du général Austin est complété par de nouvelles révélations concernant les méthodes extraordinaires employées pour fausser complètement les évaluations du renseignement, les pressions imposées aux analystes qui ont déposé une plainte officielle auprès du Contrôleur Général du Pentagone pour de telles pratiques. L’enquête ouverte à la suite de cette plainte aurait donné déjà des résultats justifiant largement la plainte. (Ces officiers de la DIA se sont exprimés, notamment  par des fuites obtenues par The Daily Beast, concernant les “pratiques staliniennes” développées à CENTCOM pour obtenir ces rapports faussaires.)

La radio NPR a obtenu ces révélations et Antiwar.com, sous la plume de Jason Ditz, reprend l’entièreté du dossier le 18 septembre. Il permet d’en mesurer les dimensions extraordinaires dans la pratique de la déformation faussaire des évaluations du renseignement destinées aux plus hautes autorités des pouvoirs militaires et civils des USA, – pour faire penser par tous que la lutte contre Daesh est extrêmement efficace et ne cesse de faire des progrès, alors qu’elle est catastrophique et ne donne aucun résultat... Les pratiques détaillées par les sources de NPR sont extrêmement révélatrices et particulièrement dévastatrices : la nécessité de “bonnes nouvelles” dans la bataille contre Daesh faisait qu’une information donnant une indication dans ce sens était acceptée sans aucune vérification d’aucune sorte, ni même nécessité d’identifier la source, s’il y en avait une, ni de vérifier sa fiabilité ; une information donnant une indication dans le sens d’une mauvaise situation de la bataille contre Daesh devait être recoupée par trois sinon quatre sources identifiées et appréciées comme fiables, ce qui relève de l’exploit quasi-impossible. Un exemple donné est celui de troupes irakiennes en pleine déroute, et décrites par tous les organes de presse comme telles tant il s’agissait d’une évidence opérationnelle, qui étaient décrites dans les rapports CENTCOM/DIA comme changeant de position de combat pour aller renforcer d’autres forces...

« As the Pentagon’s Inspectors General continue to investigate reports that the Central Command (Centcom) deliberately skewed intelligence reports about the ISIS war to make the situation seem more upbeat, more details continue to emerge from military sources leaking to the press. The latest reports go into great detail about a deliberate bias toward upbeat comments in making their reports, saying that the Centcom Intelligence Directorate made it very clear that bad news was “unwelcome” in their reports, and that anything negative sounding needed a minimum of 3-4 sources to even be considered for inclusion, while positive news didn’t need sourcing at all in most cases.

» “The bad news didn’t just need to be footnoted,” one of the sources noted, “the intelligence data itself had to be attached to the report. It became pretty clear that if you wrote something bad, it was likely to be changed.” They even provided an example of an initial report to Centcom about an ISIS offensive confirming that “Iraqi forces retreated.” After the report bounced around the directorate for awhile, they eventually issued the report with a claim that the Iraqi forces simply “reinforced” other locations further away from combat, when the truth was they’d flat out fled a battle. [...]

» As the ones in charge of the war, Centcom is also in charge of the reports on the matter. Their initial defense in the allegations was that because of this, it was really up to them how to present the reports, but indications are that they made a point to alter any language from other sources inside the military that made it sound like the war was going poorly. This actually explained a lot about the military’s reports on the ISIS war, to the extent they were made public, as they often included extremely negative facts, like a solid year of airstrikes not significantly weakening ISIS, inexplicably followed with a sugarcoated conclusion about how the war was going fine and “progress” was being made.

» While this sort of thing is business as usual for bureaucrats looking to avoid recriminations for their failures, the upbeat reports on the war likely played a significant role in policy-makers deciding not to significantly alter their war strategy, even though the war was getting worse and worse all along. The question could even be asked on whether this Centcom policy was restricted to ISIS, or even particularly unusual with respect to that war, as reports on the US occupation in Afghanistan, throughout the past 14 years, have continuously predicted “progress” that never panned out. »

L ‘affaire est considérable par tout ce qu’elle dévoile des relations entre les services, ministères, agences, etc., à l’intérieur de l’appareil de sécurité nationale US, et de l’aspect faussaire systématique de ces relations. Les esprits forts répondront aussitôt “tout le monde sait bien que ces pratiques sont systématiques...”, ce qui montre bien que les susdits “esprits forts” n’ont rien compris à la vérité de la situation à laquelle nous sommes confrontés. (Par “esprits forts”, – expliquons-nous aussitôt, – nous ne désignons pas nécessairement les “complotistes” puisqu’il est admis que les complots sont pléthores comme le montre par ailleurs le comportement de CENTCOM. Nous désignons ces esprits rationalistes qui tiennent pour acquis la réussite des “complots”, des manœuvres stratégiques faussaires parfaitement coordonnées, des manipulation effectuées de main de maître, – par le Système mais d’abord par les USA qui les fascinent, – pour expliquer et décrire rationnellement une situation inexplicable et indescriptible si l’on ne fait pas appel à une tendance entropique gigantesque de désordre et à l’action de forces extérieures à l’activité humaine qui ne cesse d’accentuer ce désordre.)

Cette affaire de CENTCOM est colossale pace qu’elle démontre, de façon publique, solennelle, selon une procédure qui se fait au sein du Système et par les organises du Système, que la tromperie est systématique entre les divers organismes de direction du Système. Lorsqu’il fait ce qu’il fait, et cela depuis des années comme Ditz en propose  justement l’hypothèse (ce qui vaut pour Daesh vaut pour l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, etc.), CENTCOM trompe tout le monde, à commencer par ses hiérarchies militaires et civiles, et en même temps force d’autres services (la DIA, la CIA en d’autres occasions) à s’engager dans une voie faussaire que, manifestement, ils n’auraient pas empruntée s’ils avaient été laissés à eux-mêmes. Même si CENTCOM a “compris” que les directions militaires et civiles veulent des “bonnes nouvelles”, c’est quand même lui qui organise la fraude. De même, il est très probable que CENTCOM lui-même a été et est victime de telles fraudes de la part d’autres organismes, voire même des unités qu’ils contrôlent. De même encore, la DIA et la CIA, en d’autres occasions, de victimes des pressions extérieures deviennent des faussaires patentés exerçant des pressions sur d’autres pour diverses raisons.

Nul n’est épargné, tous sont coupables, mais ces culpabilités ne sont en rien coordonnées et aucune n’est ni décisive ni complète ; ces culpabilités sont spécifiques à chaque organisme et organisation qui a des intérêts et qui les défend toujours de la même manière, si bien que les uns et les autres ne cessent de se tromper les uns et les autres sans que personne n'assume la responsailité pour tout. Ainsi lorsqu’un porte-parole de la Maison-Blanche dit “la guerre contre Daesh marque des points” et que tout le monde s’esclaffe (“Ils nous racontent n’importe quoi”), “tout le monde” a tort parce que la Maison-Blanche a reçu des rapports de CENTCOM/DIA qui disent que “la guerre contre Daesh marque des points”, – et comme il ne s’agit pas de leur propre montage narrativiste, faits par leurs propres services, ils préfèrent évidemment les prendre pour du comptant puisqe cette évaluation va parfaitement dans le sens de leur politique... Et c’est ainsi que le désordre prolifère, que les erreurs s’ajoutent aux erreurs, que les catastrophes engendrent les catastrophes, – et que les “esprits forts” nous disent qu’“ils ont tout prévu” et que cette accumulation de catastrophes, parfaitement coordonnées, aboutira à la victoire finale, conformément au “plan”qui remonte bien à quelques siècles.

Cette affaire est véritablement colossale, également, non pas parce que le scandale va faire s’écrouler la Grande République, mais parce que ce n’est justement pas un véritable scandale, – tout le monde se tient et tout le monde tient tout le monde par la barbichette, – et qu’il s’agit, de façon fort différente, d’un pas de plus fait dans le sens de la dissolution silencieuse du Système. Il n’est pas très utile d’attendre des enquêtes, des mises en accusation, des mesures disciplinaires, etc., même si elles ont lieu ; elles aboutiront au déplacement de l’un ou l’autre lampiste. Il est préférable de mesurer l’effet qui va s’additionner aux multiples affaires de cette sorte qui ont déjà touché le Système, dans le sens de la dissolution du socle sur lequel le Système est bâti et des structures qu'il a lui-même mises en place pour son compte... C’est un énorme pavé de plus dans la mare boueuse de leur impuissance, de leurs méfiances réciproques, de leur incapacité à saisir la vérité de la situation, de leur embourbement dans l’étrange “désordre immobile”, comme un marais dans lequel on s’enlise inexorablement, que représente la situation du Système dans sa phase actuelle où sa surpuissance alimente directement son autodestruction.

D’une façon plus générale, l’affaire montre à quel degré de paralysie se trouve le pouvoir US aujourd’hui, y compris entre grands commandements militaires, y compris pour l’évaluation des opérations militaires en cours. Tout s’est bureaucratisé, avec l’accent mis sur le carriérisme, le corporatisme, la corruption (psychologique encore plus que vénale), la crainte des responsabilités, avec le Système absolument immergé dans ses concurrences et ses querelles intestines et uniquement préoccupé de cela. Le niveau atteint est enfin de l’ordre du jamais vu, et de loin (« ...and I have never heard testimony like this, never »), ce qui rend compte de l’impuissance où se trouvent les directions diverses de parvenir à vaincre un tant soit peu cette paralysie générale des divers organismes, processus, organisations, services, unités, etc., qui sont nominalement sous leur commandement. Plus que jamais on doit parer rétrospectivement le secrétaire à la défense Rumsfeld du don du visionnaire, lorsqu’il dévoilait le 10 septembre 2001 le nom de l’adversaire qui emporterait les USA et le Système (et, certes, élargissez le concept de “bureaucratie du Pentagone” à l’ensemble des arcanes et des intérêts particuliers internes au Système) : « The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. [...] Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. [...] The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy... »

 

Mis en ligne le 19 septembre 2015 à 10H59