Chute libre

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Chute libre

29 avril 2019 – J’ai lu le livre dont on parle beaucoup, Crépuscule de Juan Branco. Tout le monde sait ce dont il s’agit : la description de l’ascension de Macron par un homme (un jeune homme) qui précise bien entendu qu’il appartint à ces réseaux qui firent le boulot, et qui en est sorti par choix moral pour “entrer en dissidence”, pour “lâcher le morceau”, – ce qu’il fait avec minutie. Ici, je ne veux pas parler de l’auteur, de ses diverses révélations (ou “révélations”), des diverses situations décrites, des personnes impliquées, mais seulement de l’impression générale concernant disons une “atmosphère”, que j’ai éprouvée à la lecture de son livre. S’il y a pour moi du vrai dans ce livre, je veux dire du fondamentalement vrai, c’est là que je l’y trouve.

Lui-même, Branco, dans une interview que j’ai visionnée (Thinkerview, le 13 mars 2019), m’est apparu sous un jour favorable : parlant bien, droitement, avec naturel, d’une façon convaincante quant au récit qu’il nous donne. La phrase qui, à son avis, résume aussi bien Crépuscule que son sentiment général sur ces gens qui forment à la fois une partie importante “de nos élites” et les réseaux qui ont fabriqué et mis Macron sur orbite, c’est celle-ci, p.310 : « Ces gens ne sont pas corrompus. Ils sont la corruption. »

La phrase me va parfaitement parce qu’elle est à la fois abrupte puisque sans la moindre échappée possible de l’état de corruption pour les gens qu’elle décrit, à la fois singulière parce qu’elle décrit des gens qui, “étant la corruption” qui est une chose spécifique (partie du Système), en sont encore plus les prisonniers que ceux qui rencontrent épisodiquement la corruption. Cette ambiguïté sonne juste et contribue pour beaucoup à me faire accepter l’hypothèse que Branco dit le vrai.

Quel est le résultat pour mon compte ? C’est-à-dire, qu’est-ce que je retiens de ce livre ? Que la phrase citée est exactement descriptive : nous avons le spectacle d’un énorme tourbillon crisique qui est la corruption elle-même, bien plus qu’une étude des corrompus (et des corrupteurs par conséquent). On retient moins les êtres que la façon d’être de multiples acteurs dont on retient plus ou moins les noms et qu’on a de grandes difficultés à situer les uns par rapport aux autres, on s’imprègne d’un climat bien plus que l’on observe des événements. Tous, d’une certaine façon, ils pourraient être anonymes, tant leurs comportements semblent correspondre à une mécanique dont on croirait bien volontiers (c’est mon cas) qu’elle les dépasse et les manipule. Bien sûr, il y a les ambitieux, les manipulateurs, les énormes fortunes qui les tiennent tous et alimentent tout cela, et puis l’élu, – notre-président, – habile comme un aigrefin et bien mis comme un chauffeur de maître, et au fond absolument insignifiant, qui pourrait aussi bien être Tartempion, Boudu, ou bien encore Bouvard & Pécuchet. Je le répète parce que je l’ai ressenti à chaque page, ils me font bien rire ceux qui rient des Français comme on rit des moutons qui se laissent tondre, parce que dans cette affaire les élites sont bien plus moutonnières et menées à la baguette d’une entité énorme qui se nomme corruption que les citoyens soi-disant moutonniers.

Voilà Notre-République... Encore n’ai-je dit mot des journalistes, les officiels, les ceux de la “presse de référence”, ces gens qui pratiquent “le plus vieux métier du monde” avec un art consommé, avec le don et le dos rond pour être ce qu’ils sont, plus élites-moutonnières que les élites elles-mêmes. Je suis passé avec quelques mots dans ce domaine pour me permettre d’offrir une comparaison : en même temps que je lisais Crépuscule, je lisais L’après-de Gaulle, Notes confidentielles, 1969-1989, de Jean Mauriac, le plus jeune fils de François et grand journaliste à l’AFP à partir de 1944, et accrédité à l’Élysée. Ainsi m’a-t-il été permis de faire une comparaison entre le monde et la vie publique et politique d’alors, dont nous nous plaignions alors, déjà considérablement, et celui d’aujourd’hui, dont nous ne savons même plus si ce monde et si cette vie publique et politique existent encore pour pouvoir nous en plaindre ; et aussi entre les journalistes de ce même temps et ceux de ce temps d’aujourd’hui où l’espèce dite du “journaliste” est réduite à quelques survivants qu’il faut s’employer à ne pas trop laisser parler.

Il y avait à cette époque beaucoup de vie et de vigueur de la part des journalistes, une sorte d’absence de la crainte des vérités, y compris celles qui devaient être dites aux puissants les yeux dans les yeux, une façon de ne pas être trop inféodé qui faisait croire parfois que la liberté pourrait exister, en l’une ou l’autre occasion des rapports sérieux et enrichissants avec des hommes politiques qui étaient capables de tenir des propos cohérents et de faire des confidences instructives. Il ne s’agissait pas de zombies-scribouillards plein de moraline et de bassesse complaisante psalmodiant la bienpensance face aux zombies-ministres pleins de suffisance et de morgue satisfaite tartinées de bienpensance.

Je vais rapporter une scène, un incident, et l’on comprendra ce que je veux dire en parlant de “vie et de vigueur” et d’“absence de la crainte des vérités”. Tout vient du compte-rendu que Jean Mauriac fit du dernier et dramatique conseil des ministres de Georges Pompidou du 27 mars 1974, avant la mort de ce président (le 1er avril).

Mauriac avait donné le 6 avril 1974 ce long compte-rendu venu de témoignages de divers ministres d’un moment d’une tragique intensité, le dernier conseil des ministres du président Pompidou. Jusqu’au bout Pompidou avait voulu cacher sa maladie, qui pourtant s’imposait à tous avec son visage boursouflé, déformé par les prises intenses de cortisone, les efforts terribles qu’il faisait pour dominer sa souffrance et son épuisement en continuant à assurer ce qu’il pouvait de ses fonctions. Les pages 135-139 qui décrivent ce conseil tel que Mauriac le rapporta pour AFP ont tout d’une affreuse tragédie où un homme torturé prend sur lui jusqu’au bout d’être au niveau de la dignité et de la grandeur de sa fonction.

Que se passa-t-il alors ? Chirac (ministre de l’Intérieur de Pompidou à cette époque) entendit à la radio le compte-rendu de Mauriac et, semble-t-il, comprit tout de travers. Il se précipita aussitôt à Europe 1, qui avait diffusé les grandes lignes du reportage de Mauriac, et exigea d’avoir l’antenne pour réagie, – et cela dura trois quarts d’heure. Mauriac ne s’explique que par l’émotion (Chirac avait beaucoup d’affection pour Pompidou), l’absence de mesure de l’esprit, un Chirac agissant comme il fit toujours sans réfléchir à rien, sous l’impulsion de perceptions accueillies sans la moindre appréciation critique. A l’antenne, il dénonça ce journaliste qui aurait peint un homme qui n’avait plus de capacités physiques ni intellectuelles pour assurer sa fonction (« un homme qui n’avait pas toutes ses facultés intactes »), là où Mauriac avait parlé, dans ce moment tragique, de l’« autorité inhabituelle » et de la « détermination remarquable » de cet homme qui était au seuil de la mort. Mauriac rapporta dans ce récit pour AFP ce commentaire d’un ministre : « Mr. Pompidou nous a paru comme tassé en coin, comme tassé dans son fauteuil, en proie à la douleur. Il était l’image même d’un homme physiquement brisé mais d’où l’esprit jaillissait ferme, clair, lucide, intact. »

Tout le monde reconnut la justesse et la fidélité du rapport de Mauriac, qui maintint bien entendu sa version. Chirac, lui, ne voulut rien en démordre. Cela nous valut donc cette scène du 24 octobre 1974 (p.158), avec un Chirac devenu Premier ministre du nouveau président, Giscard d’Estaing. 

« Vive altercation avec Chirac, à l’École militaire, lors de la réception organisée en l’honneur de Pierre Messmer pour sa décoration de grand officier de la Légion d’honneur. Le Premier ministre m’aperçoit et soudain, comme une torpille, fonce vers moi : “Votre papier, monsieur Mauriac, sur le dernier Conseil des ministres de Georges Pompidou, n’est que mensonges !” Je réplique aussitôt : “C’est vous le menteur, monsieur le Premier ministre, vous êtes un menteur !” Nous crions aussi fort l’un que l’autre, au point que plusieurs invités font bientôt cercle autour de nous. “Monsieur Mauriac, ne me faites pas sortir de mes gonds, reprend Chirac. — Sortez-en si vous voulez, lui dis-je. De toute façon, vous n’êtes qu’un menteur !” Le Premier ministre semble vouloir en venir aux mains, quand Olivier Guichard et d’autres invités, ainsi que les gardes du corps, s’interposent, poussant Chirac vers sa voiture qui l’attend toutes portes ouvertes.  En proie à une véritable colère, je me précipite vers le véhicule et crie à travers les vites baissées : “Vous n’êtes qu’un menteur !” tandis que la voiture officielle s’éloigne. » (p.158).

En toute franchise, imagineriez-vous aujourd’hui une telle scène, au milieu de ce théâtre d’ombres-zombies, de robots-mécaniques, empressés à restituer le conformisme de la bienpensance, la révérence devant le pseudo-pouvoir, devant l’enveloppe des non-êtres faisant office de substance de l’être qu’ils ne sont plus, la vigilance pour suivre chaque intervenant au long de ces interminables talk-shows où l’on glisse parfois un ministre inconnu pour qu’on ne déroge pas une seconde aux règles de la susdite bienpensance. La chute est raide et ce n’est pas le citoyen qui est devenu le mouton que La Boétie dénonçait il y a cinq siècles, ce sont les élites qui sont devenues les ombres des ombres de leurs zombies-en-chef, eux-mêmes suivant quelque entité-zombie psalmodiant “en marche !.

Bonne nouvelle.