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2694Il est intéressant de rechercher si l’affaire “Benallagate” avec ses suites (l’affaire DisinfoLab, etc.) répond à un schéma classique des crises politiques ou bien s’il s’agit d’un simple incident du aux conditions exceptionnelles d’une élection, au caractère et à l’ambition de l’élu, aux conditions générales d’un pays spécifique et évidemment en crise (comme toute structure institutionnelle dans la crise générale qu’on traverse aujourd’hui), etc. S’agit-il d’une crise qui a déjà son modèle ou s’agit-il d’une crise “accidentelle” encore difficile à comprendre ? En lisant l’analyse ci-dessous de Jacques Sapir, toujours incliné à chercher une approche institutionnelle, on peut pencher pour la première hypothèse (“une crise qui a déjà son modèle”), et alors on choisit celui du Watergate.
Dans son texte, Sapir reprend les divers éléments connus et les amalgame pour en faire une synthèse, en y ajoutant le dernier en date qui est la création du Centre national de contre-terrorisme (CNCT), définie par lui (Sapir) comme « la décision, assez inouïe, d’Emmanuel Macron de prendre le contrôle de la lutte antiterroriste ». Sapir définit le phénomène de cette façon : « On touche ici à la dimension institutionnelle du problème. Emmanuel Macron cherche à constituer l’appareil de la Présidence en un centre de décision autonome, supérieur au gouvernement de la République. » Et, plus loin, cette notion d’un pouvoir arbitraire mis “en surplomb” du reste : « Emmanuel Macron représente un danger pour la République à travers sa volonté de se constituer comme une force politique “en surplomb” par rapport tant à la société qu’aux institutions. »
Lorsque nous parlons d’un “modèle”, nous ne parlons pas du Watergate tel que l’historiographie officielle et bienpensante définit cette affaire, avec ses habituelles références idéologiques et son point de vue caractérisé par disons “la vertu unique” (plutôt que “pensée unique”), suivant les références habituelles, modernistes, progressistes, pseudo-démocratiques, droitdel’hommistes, etc. Nous parlons du fond de l’affaire, de son essence même, de ce qui fait qu’on a abouti à la partie visible du Watergate se terminant par la démission de Nixon (et nullement sa destitution comme nombre de mémoires défaillantes aiment souvent à le croire).
Nous prenons en compte la version qui est apparue vingt ans plus tard et qui, bien que restée très confidentielle, est largement quoique discrètement acceptée par nombre de protagonistes (dont le vice-président puis Ford, qui succéda à Nixon). Elle est exposée dans le livre The Silent Coup, de 1992, de Len Colodny et Robert Gettlin, (voir notamment notre texte du 25 septembre 2009) : l’enchaînement conduisant au Watergate venant d’une sorte de “coup d’État bureaucratique” conduit par le président du comité des chefs d’état-major, l’amiral Moorer, dont Bob Woodward était un conseiller pour le renseignement avant de passer au Washington Post et de lancer l’enquête sur le Watergate. Le but de Moorer était de torpiller l’action de l’administration Nixon, notamment Kissinger qui avait capté et maîtrisé hors de toute bureaucratie et pour la Maison-Blanche, – en tant que directeur du NSC et conseiller du président pour les affaires de sécurité nationale, – les grandes négociations stratégiques (SALT) avec les Soviétiques.
Si l’on examine l’épisode sous cet angle, on comprend aisément comment Nixon avait organisé une sorte de “cabinet noir” restreint, imposé sa propre politique étrangère avec Kissinger comme exécuteur principal, mis en place ses propres équipes d’intervention (les “plombiers”), etc. C’est là où l’on retrouve un modèle qui correspond assez bien à l’évolution de Macron depuis qu’il est au pouvoir, qui était, de la part de Nixon, une concentration du pouvoir pour contrôler directement sa propre politique, notamment de sécurité nationale. (Mesure de cette concentration des pouvoirs : ce n’est que par la presse, comme tous les citoyens, que le secrétaire d’État Rogers apprit la nouvelle de la prochaine rencontre Mao-Nixon à Pékin en 1972, préparée par des voyages secrets de Kissinger en Chine.)
Bien entendu, il n’est pas question de faire une équivalence de valeur, ni même une équivalence institutionnelle. Le président des USA a, notamment depuis le National Security Act de 1947 organisant son National Security Council (NSC), les pouvoirs constitutionnels d’agir de la sorte, et les motifs de Nixon n’ont rien à voir avec ceux de Macron. Nixon luttait contre une bureaucratie tentaculaire et, d’une façon plus générale, contre ce qu’on nomme aujourd’hui l’“État-profond” (DeepState), pour imposer une politique de sécurité nationale audacieuse qui aurait pu raccourcir de vingt ans la Guerre froide. On ne peut charger Macron de telles ambitions puisque notre président semble se satisfaire largement des vertus postmodernes et des tics sociétaux, en se conformant généralement à la politique d’alignement que favorisent tous les États-profonds concevables et liés au Système, – ce qui en ferait rétrospectivement un anti-Nixon. Ce qui nous importe ici est la similitude des méthodologies.
Ce qui a perdu Nixon, c’est le revers de cette forme de gouvernement, qui ne peut fonctionner avec efficacité, – et il peut être d’une efficacité remarquable, – que si la nécessité du secret en certaines choses ne donne pas à celui qui exerce ce pouvoir le goût du secret en toutes choses. Dans la bataille secrète qui s’était engagée avec l’État profond (la principale source des deux journalistes du Post, – celui qu’on surnommait “Gorge profonde”, – était le n°2 du FBI) et qui comprenait nécessairement des opérations douteuses, Nixon se chargea de responsabilités mortelles, notamment en faisant secrètement enregistrer tous ses entretiens dans son bureau et en omettant de détruire ce qui pouvait le mettre en danger. Cela le mit dans une position publique intenable en l’isolant complètement, et le conduisant jusqu’à sa démission.
Il est effectivement possible que Macron, avec la psychologie qu’on lui connaît et qui semble épouser les “côtés sombres” de la psychologie nixonienne et bien entendu sans le brio des conceptions politiques de ce président des États-Unis, puisse se laisser prendre dans une situation similaire. Le développement exponentiel du système de la communication depuis le Watergate constitue un argument supplémentaire dans ce sens. De toutes les façons, il y a du temps pour cela si l’on suit toujours la même référence : le Watergate a démarré, dans sa partie officielle-bienpensante, en juillet 1972 pour se conclure le 9 août 1974.
La maîtrise d’un tel pouvoir est un exercice délicat, qui doit jouer avec un certain maniement de la franchise publique et une réelle capacité de déléguer qu’avait par exemple un de Gaulle, qui sortit sans être jamais atteint de quelque façon que ce soit de différents scandales et affaires ténébreuses qui eurent lieu sous sa présidence. L’exercice d’un tel pouvoir ne se fait pas comme si l’on était à l’abri dans une forteresse imprenable ; il se fait comme un équilibriste marche sur un fil tendu, avec une attention naturelle pour les priorités des institutions qui tiennent ce fil tendu, et un sens naturel des nuances entre nécessité du secret et exercice mesurée de la franchise.
Les événements montreront de quoi Macron est fait à cet égard. On se permet naturellement de douter qu’il puisse déployer des vertus dont le modèle est depuis longtemps égaré, sinon complètement méprisé et dévalué ; on se permet également, et tout aussi naturellement, de douter qu’il puisse résister aux pressions de sa propre satisfaction de soi qui est aujourd’hui largement répandue dans le personnel dirigeant, en proportion exactement inverse de la médiocrité des politiques que ce personnel est très généralement conduit à suivre sans vraiment s’interroger à ce propos. Qui vivra verra, – plus ou moins bien...
Ci-dessous, sur son compte Facebook à la date du 15 août 2018, le texte de Jacques Sapir.
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L’été 2018 aura été meurtrier pour la réputation d’Emmanuel Macron. La combinaison de deux affaires, par ailleurs liées, l’affaire Benallaet l’affaire DisinfoLab,expose de manière crue non seulement les méthodes de la Présidence de la République et du parti qui est sont principal soutien, La République En Marche (LREM), mais surtout l’atmosphère et l’idéologie qui règnent dans les milieux proches du pouvoir. Au-delà des conséquences judiciaires que ces deux affaires sont susceptibles d’avoir, au-delà des conséquences politiques qu’elles auront très vraisemblablement, se pose désormais la question institutionnelle : est-il possible de laisser « ces gens là » continuer à gouverner ? Et, si aucune méthode ne peut donc les en empêcher, quel en sera le prix pour l’ensemble des français ?
Reprenons depuis le début. L’affaire Benallane se réduit pas aux agissements de ce triste personnage. Il y a eu des à l’évidence des manquements graves d’un point de vue judiciaires, dont mon ami Régis de Castelnau à donné la liste non exhaustive. Cette affaire met gravement en cause le directeur de cabinet de l’Elysée, qui gérait les hommes, mais aussi le Secrétaire général, M. Kohler, par ailleurs mis en cause dans deux procédures disjointes par l’association Anticorpour de multiples conflits d’intérêts et une possible affaire de corruption[2]. Dans toute République autre que Bananière, ces deux hommes auraient dû démissionner. Il est patent qu’il n’en a rien été. Benalla, certes mis en examen, a pu partir pour le Maroc ou, au dernières nouvelles, il coule des jours heureux…
Mais, ce que l’on a appris, est qu’il y avait une véritable cellule autourd’Alexandre Benalla, pour s’occuper de manière privée, et en conflit quasi permanent avec les instances chargées légalement de la faire, de la sécurité du Président. La présence de Benalla et de ses acolytes de l’Elysée au sein des forces polices lors de la manifestation du 1er mai est maintenant bien établie. Il faut alors mettre cela en parallèle avec la décision, assez inouïe, d’Emmanuel Macron de prendre le contrôle de la lutte antiterroriste. En créant cette semaine le Centre national de contre-terrorisme (CNCT), Emmanuel Macron en a transformé le coordinateur du renseignement, Pierre de Bousquet de Florian, en un véritable patron d'une équipe de 19 agents, chargée d'un pilotage stratégique. On touche ici à la dimension institutionnelle du problème. Emmanuel Macron cherche à constituer l’appareil de la Présidence en un centre de décision autonome, supérieur au gouvernement de la République. Cela ne répond ni à la lettre ni à l’esprit de la Constitution, qui organise en réalité un système ou le Président est un garant mais pas un acteur direct. D’ailleurs, l’irresponsabilité du Président en découle. Par ailleurs, le comportement même d’Emmanuel Macron qui est allé se justifier le 24 juillet au soir devant les députés LREM, constitue une seconde entorse au moins aussi grave à sa fonction. Nous avons donc, là, un véritable problème de respect de la Constitution posé par la Président de la République [1].
A l’affaire Benalla est venue s’ajouter l’affaire DisinfoLab. Au départ, il y a la volonté de certains, téléguidés par l’Elysée ou non, de créer un contrefeu à l’affaire Benalla, en prétendant que l’émotion autour de cette dernière aurait été « gonflée » artificiellement par la « sphère russophile » ou de la « russosphère » sur Twitter[8]. Tout cela est parti de la présentation sur le blog ReputatioLab, tenu par M. Nicolas Vanderbiest, d’une première étude. La méthode de cette étude, en particulier pour définir la soi-disant « sphère russophile » est extrêmement discutable [2]. On peut parler d’une reductio ad Putinem utilisée par certains pour tenter d’étouffer l’affaire Benalla. Mais, au fil de la polémique, la vérité s’est faite jour. L’activité de cette « russosphère » n’est absolument pas la cause de l’émotion provoquée par l’affaire Benalla, ainsi que le démontre, lui très scientifiquement, Damien Liccia. Une enquête ultérieure, menée par Olivier Berruyer, et validé – il convient de le noter – par Checknews, démontre que M. Vanderbliest et ses associés, réunis autour d’une drôle de galaxie qui mélange allègrement les genres de l’ONG pseudo-universitaire à l’agence de communication, se sont livrés par ailleurs à un fichage politique illégal. On n’est pas loin de « l’affaire des fiches », ce scandale qui marqua le début du XXème siècle et qui fit tomber le ministère Combes [3]. Or, Monsieur Nicolas Vanderbliest fut l’homme qui a rédigé une bonne part de la très contestée « loi anti Fake news » qui fut rejetée par le Sénat en juillet. La boucle ici se referme. Nous avons donc un militant proche d’Emmanuel Macron faisant un travail (bâclé) pour tenter d’accuser une soi-disant « russosphère » et mettre implicitement sur le dos de Poutine le scandale provoqué par l’affaire Benalla. Ce même militant a clairement enfreint la loi et s’est livré à un fichage politique. La CNIL s’en est émue et s’en est saisie. Signalons que, diffamé par un communiqué de DisinfoLab, Olivier Berruyer a, lui-aussi, porté plainte.
A bien y regarder, les deux affaires Benalla et DisinfoLab sont des allégories du pouvoir macroniste. On peut y voir la vérité de la « start-up Nation », cette combinaison de jeunes incompétents auxquels on confie des pouvoirs discrétionnaires (Benalla) ou que l’on charge des besognes digne d’un cabinet noir (Vanderbliest et DisinfoLab). On y retrouve, sous une forme exacerbée, tout ce qui transpire de ce pouvoir depuis un an. On y retrouve le mépris pour les institutions et pratiques politiques existantes, le mépris pour la population mais aussi ses élus, le sentiment de toute-puissance qui semble avoir saisi Emmanuel Macron depuis son élection, ce qui le conduit lui où les personnes qui le représentent à mentir ou a dissimuler la vérité. S’y ajoutent une vision parfaitement complotiste de la politique (c’est la faute aux russes), et les menaces, plus ou moins voilées, contre l’opposition. Les français sont en train de vivre, avec ces deux affaires, le « dévoilement » de la réalité du pouvoir macroniste.
Mais, après une phase de sidération, les réactions seront très dépendantes des stratégies des diverses forces d’opposition. Emmanuel Macron représente un danger pour la République à travers sa volonté de se constituer comme une force politique « en surplomb » par rapport tant à la société qu’aux institutions. Si les oppositions acceptaient de faire front commun, la réalité du système Macron, ce système qui est en fait profondément minoritaire, ne tarderait pas à être révélée et bientôt paralysée. Car, en dépit de toutes ces affaires et de l’opprobre qui grandit, il faut se souvenir que la force d’Emmanuel Macron repose encore et toujours sur la division de ses opposants.
[1] J’ai abordé cette question dans ma note publiée le 25 juillet sur Facebook, qui a été lue par près de 40 000 personnes.
[2] Je l’ai analysé dans ma note publiée le 7 aout sur Facebook,
[3] Charlot P., « Péguy contre Jaurès : l'affaire des « fiches » et la « délation aux droits de l'homme » », Revue française d'histoire des idées politiques, no 17,1er semestre 2003, p. 73-91. Les « fiches » en question concernaient les idées politiques et religieuses des officiers supérieurs, et étaient rédigées par le Grand Orient de France pour transmission au Ministère de la Guerre.
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