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32373 février 2010 — On a vu, hier 2 février 2010, l’événement important survenu à propos du programme JSF. De cette importance-là, nous dirons beaucoup plus, plus loin dans cette analyse, par rapport à la situation du Pentagone, dans le cadre de la prééminence de ce même Pentagone – à notre sens, si les choses peuvent être comparées, bien plus grande que Wall Street – sur la situation politique washingtonienne.
Pour introduire ce raisonnement et ces observations, nous allons partir d’une tentative de définition de la situation de prééminence du Pentagone à Washington, d’abord à l’aide des références que nous avons l’habitude de présenter dans cette sorte de démarche. Il s’agit de deux textes publiés à quelques jours d’intervalle sur l’excellent site TomDispatch.com de Tom Engelhardt, le 19 janvier 2010 et le 1er février 2010.
• Le 19 janvier 2010, il s’agit d’un texte de William Astore, “invité” de Tom Engelhardt, sur des projections de situations où les USA deviendraient un pays complètement militarisé, avec l’élection d’un général en fonction à la présidence en 2016. (Ancien lieutenant-colonel de l’USAF, William J. Astore enseigne l’histoire au Pennsylvania College of Technology.) Astore termine son texte d’anticipation d’une situation militarisée par le simple constat que cette prise de pouvoir par les militaires ne constituera nullement un “coup d’Etat” à l’image de celui qui est décrit, dans sa tentative non réussie, dans le fameux film de John Frankenheimer Sept jours en mai (Seven Days in May), sorti en 1964.
«If our Great Recession continues, if decent jobs remain scarce, if the mainstream media continue to foster fear and hatred, if returning troops are disaffected and their leaders blame politicians for “not being tough enough,” if one or two more terrorist attacks succeed on U.S. soil, wouldn’t this country be well primed for a coup by any other name?
»Don’t expect a “Seven Days in May” scenario. No American Caesar will return to Washington with his legions to decapitate governmental authority. Why not? Because he won’t have to.
»As long as we continue to live in perpetual fear in an increasingly militarized state, we establish the preconditions under which Americans will be nailed to, and crucified on, a cross of iron.»
• Dans son texte du 1er février 2010, Tom Engelhardt (cette fois, il en est l’auteur) commence sa chronique par le rappel du détail qu’à son retour du Pakistan, fin janvier, le secrétaire à la défense Robert Gates se fit projeter dans son avion officiel, justement, Seven Days in May. Lui aussi, Engelhardt, citant d’ailleurs Astore, estime qu’un “coup d’Etat” tel que l’évoque ce film est parfaitement inutile… Il en décrit le climat, au travers des films hollywoodiens de la période 1960-1965, axés sur les possibilités de conflits nucléaires ou de coups d’Etat, avec chaque fois une mise en cause du Pentagone. Il juge cette situation anachronique. Il n’évoque pas, pour aujourd’hui, une prise légale du pouvoir par les militaires, il décrit simplement la façon dont, d’ores et déjà, le Pentagone détient le pouvoir. Le titre de son article est Seven Days in January…
«Think of the week after the secretary of defense flew home, for instance, as Seven Days in January.
»After all, if Gates was blindsided in Pakistan, he already knew that a $626 billion Pentagon budget, including more than $128 billion in war-fighting funds, had passed Congress in December and that his next budget for fiscal year 2011 (soon to be submitted) might well cross the $700 billion mark. He probably also knew that, in the upcoming State of the Union Address, President Obama was going to announce a three-year freeze on discretionary domestic spending starting in 2011, but leave national security expenditures of any sort distinctly unfrozen. He undoubtedly knew as well that, in the week after his return, news would come out that the president was going to ask Congress for $14.2 billion extra, most for 2011, to train and massively bulk up the Afghan security forces, more than doubling the funds already approved by Congress for 2010.
»Or consider that only days after his plane landed, the nonpartisan Congressional Budget Office released its latest “budget Outlook” indicating that the Iraq and Afghan Wars had already cost the American taxpayer more than $1 trillion in congressionally approved dollars, with no end in sight. Just as the non-freeze on defense spending in the State of the Union Address caused next to no mainstream comment, so there would be no significant media response to this (and these costs didn’t even include the massive projected societal price of the two wars, including future care for wounded soldiers and the replacement of worn out or destroyed equipment, which will run so much higher).
»Each of these announcements could be considered another little coup for the Pentagon and the U.S. military to count. Each was part of Pentagon blank-check-ism in Washington. Each represented a national security establishment ascendant in a way that the makers of Seven Days in May might have found hard to grasp.»
C’est une thèse qui nous est familière et que nous ne manquons jamais de mettre à nouveau en évidence, ou de confronter à des faits nouveaux quand ils apparaissent. Il s’agit de l’idée que cette “prééminence” du Pentagone “sur la vie politique washingtonienne” que nous évoquions plus haut représente l’équivalent pour le système de l’américanisme, à la fois d’un “complot permanent” et d’un “coup d’Etat permanent”; si l’on veut, un “complot permanent” réussi en un “coup d’Etat permanent”, lui aussi réussi. Par conséquent, effectivement, les diverses hypothèses classiques, évoquées ici et là à différentes occasions, surtout depuis 9/11, d’une action brutale de la caste militaire au sein du système de l’américanisme (l’hypothèse Sept jours en mai), n’ont guère de sens, comme parfaitement inutiles puisque déjà réalisées. Si, effectivement, une telle tentative avait lieu, il faudrait la prendre comme une mesure d’urgence, voire une mesure désespérée profondément étrangère au fonctionnement du système, voire antagoniste de lui; c’est que tout ce système de permanence du complot et du coup d’Etat réussi serait entré dans sa phase finale d’effondrement et cette tentative l’accélérerait jusqu’à la chute finale. (Mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse pour “la chute finale”. Il y en a d’autres, bien plus probables, qui ne nécessitent pas cette intervention brutale.)
Dans le numéro du 25 janvier 2010 de dde.crisis, nous reprenons complètement cette hypothèse du “complot permanent”, en lui donnant sa dimension historique. Nous plaçons cette situation dans la perspective de l’époque Nixon, dans le cadre du Watergate, en intégrant les révélations faites dans le livre Silent Coup de Len Colodny et de Robert Gettlin, de 1993, sur les conditions qui conduisirent à la démission de Richard Nixon. En effet, cette “prééminence” du Pentagone n’est pas un exercice constant et permanent du pouvoir mais une pression permanente de la puissance du Pentagone, principalement sa bureaucratie et la direction de cette bureaucratie, notamment le Joint Chief of Staff dans le cas nixonien, sur le pouvoir politique. Dans la thèse “complot/coup d’Etat permanents(s)”, c’est le qualificatif “permanent” qui est essentiel. Cela implique une action “comploteuse” permanente et une prise du pouvoir également permanente, chaque jour recommencée si l’on veut. Nous écrivons dans cette édition du 25 janvier 2010 de dde.crisis…
«Le “complot”, les “thèses complotistes”, ce sont des termes d’un emploi courant et des aliments dispensateurs d’une grande énergie pour animer les polémiques de nos temps agités. Il y a eu la polémique de l’attaque du 11 septembre 2001, il y a celle des “climatosceptiques”, parmi les exemples les plus fameux du phénomène. Les temps troubles, incertains et eschatologiques que nous vivons sont propices à ces thèses et à ces hypothèses. Nous croyons, à cet égard, que tout ce chambardement, même s’il est justifié à cette occasion ou à une autre, rate pourtant l’essentiel. Le complot existe bel et bien aujourd’hui, et sans doute n’a-t-il jamais autant proliféré; mais il est essentiellement bureaucratique, silencieux et sans bruit, et ses effets apparents n’ont qu’un rapport très éloigné avec ce qu’il est en réalité, et ils ne disent rien des véritables et puissantes intentions des “comploteurs”. Ce que nous décrivons ici du Watergate en fait l’archétype. Le titre que Colodny-Gettlin ont donné à leur livre décrit à merveille le processus: “le coup d’Etat silencieux”.
»En réalité, la bureaucratie est par nature un complot permanent. La seule protection, contre cela, c’est un pouvoir régalien fort, ce que ne sont en aucune façon les USA. (Les USA sont une “apparence d’ordre”; ils sont fondés sur un processus d’ordre déstructurant, luttant par nature contre tout pouvoir réel et légitime.) La multiplication des centres de pouvoir, de leur influence par la puissance formidable de la communication, renforce évidemment cette situation favorisant les “complots silencieux” de type bureaucratique.
»En ce sens, c’est pourquoi nous parlons du Watergate comme l’archétype (“original qui sert de modèle”) plutôt que comme un stéréotype. Au contraire de Kennedy qui avait affronté la bureaucratie des militaires s’exprimant impudemment et bruyamment et avait réussi à la contenir (crise de Cuba et après mais dans ce cas avec l’issue qu’on sait à Dallas, pleine de violence et de mystères), Nixon, lui, a succombé…»
Nous terminons cette analyse dans dde.crisis avec l’époque actuelle et, bien sûr, avec la position de Barack Obama par rapport au “coup d’Etat permanent”… Mais l’on devrait plutôt écrire, à la lumière de tant de faits et, notamment, des deux textes (Astore et Engelhardt) cités en référence, “coup d’Etat permanent-réussi”. Cela revient à signifier que le Pentagone, ou la bureaucratie du Pentagone, a d’ores et déjà pris le pouvoir. Mais, à nouveau, le terme “pris” est gênant car si elle “a” le pouvoir, sans aucun doute aujourd’hui, la bureaucratie déteste l’exercer à visage découvert – et, en un sens, elle ne sait pas et, donc, elle ne peut pas l’exercer à visage découvert. Ainsi arrive-t-on à une situation paradoxale, à l’image de tant d’autres situations paradoxales d’“extension-contraction”, ou de “puissance-impuissance”, qui caractérisent notre crise de civilisation et la crise de notre politique d’“idéal de puissance”. En réalité, malgré la réussite permanente du coup d’Etat, le “complot permanent” se poursuit comme si le coup d’Etat n’avait pas réussi. La situation devient absurde et l’effet finit par être antagoniste et contre-productif. Peut-être – sans doute, croyons-nous – touchons-nous à ce point de fusion de la crise avec la “crise du JSF”, prise non comme situation spécifique mais comme situation exemplaire et comme détonateur de la crise générale du Pentagone. Cela est d’autant plus probable que la crise bureaucratique ainsi décrite, car c’est bien une crise évidemment, s’accompagne de la crise du technologisme qu’elle a puissamment nourrie et de la crise de la communication dont l’activité est totalement hors de tout contrôle possible désormais. (Certes, c’est décrire par ailleurs l’état de crise générale et de crise eschatologique que nous connaissons pour tout le système et toute notre civilisation.) Ainsi le “coup d’Etat permanent-réussi” mène-t-il à la crise finale des comploteurs qui réussissent en permanence leur coup d’Etat, éternellement et inutilement recommencée, jusqu’à en venir à le recommencer et à le réussir en permanence contre eux-mêmes, conduisant ainsi leur propre destruction.
La bureaucratie est également le théâtre d’une schizophrénie permanente. Cela va bien entendu avec les crises diverses que nous mentionnions immédiatement ci-dessus, autant qu’avec cette mécanique de la permanence du complot et du coup d’Etat – la permanence de la perception, dans un système non-régalien, que le pouvoir est toujours à prendre puisqu’il n’est en substance à personne, en l’absence de toute légitimité.
Le JSF, par son ampleur, par ses ambitions incroyables, par la description virtualiste qui l’a aussitôt nimbé et quasiment transcendé dès l’origine, par la dimension quasiment métaphysique que lui a donné 9/11 en le faisant quasiment renaître (“born-again”) alors qu’il traversait une crise, est devenu un “monde en soi”, un monde clos qui s’est développé en rompant complètement toutes les amarres avec la réalité budgétaire, la réalité planificatrice des forces, la réalité technologique des possibilités opérationnelles, etc. La nébuleuse JPO-LM (JSF Program Office au Pentagone, avec la complicité de Lockheed Martin) s’est détachée du reste pour conduire sa propre “histoire virtualiste”, hors de toute référence avec le réel. L’administration GW Bush, par son abdication complète de toute tentative d’exercer un pouvoir politique suprême sur le reste – politique de “privatisation” absolue réfutant d’une façon totalitaire toute espèce de tentative régalienne d’exercice du pouvoir politique – a permis cela, elle a même entretenu la chose avec une sorte de volupté autodestructrice et suicidaire qui en dit long sur l’état de la pathologie psychologique où se trouve le système.
A côté de cela s’est développée, depuis 9/15 (l’effondrement des banques), une situation de crise également totale des moyens budgétaires du gouvernement politique, du centre fédéral. Cette crise conduit à des blocages budgétaires intangibles et catastrophiques qui affectent principalement le Pentagone, qui est en état de faillite alors qu’il reçoit le budget le plus monstrueux qu’on puisse imagine (autour de $1.000 milliards par ans, sinon plus); dont l’état de faillite se trouve dans la situation également monstrueuse d’être aggravée et accélérée par toute nouvelle subvention en centaines de $milliards qui lui est accordée. Cela est encore accentué par l’hémorragie constante des dépenses de “guerres” totalement improductives, dont le financement, également monstrueux bien entendu, accélère la probabilité d’autant de défaites plus bureaucratiques qu'opérationnelles qu’il y a de guerres. Aujourd’hui, l’infusion de puissance supplémentaire pour les théâtres d’opération (en $milliards mais aussi en équipements et en plans d’hégémonie) accélère d’une façon irrémédiablement mécanique et complètement incontrôlable l’impuissance et la paralysie.
Enfin, pour le JSF lui-même, cette construction absolument baroque, d’un “baroque flamboyant” qui serait imaginé par un fou, aboutit à une impasse opérationnelle complète. Car, au bout du compte, les forces, qui ont besoin de vrais avions sous peine d’effondrement de leur puissance réelle, ont été forcées (surtout l’USAF) de tout miser sur le JSF à cause de l’entêtement d’un Gates misant tout sur le JSF parce qu’il a été complètement manipulé par les relais de la bureaucratie-JSF (notamment, ses adjoints England et Young jusqu’en mars 2009, et le général Davies, dirigeant le JPO jusqu’à la mi-2009). Aujourd’hui, les forces demandent des comptes et commencent à agir dans ce sens, y compris contre le JSF d’une façon ouverte pour l’U.S. Navy. Le JSF, lui, progresse à reculons, en écrevisse, comme une réalisation virtualiste sans réalité soudain plongé dans la réalité – plus il est produit et expérimenté, plus les délais, les problèmes de fonctionnement, les augmentations de coût s’accumulent; plus il progresse plus il recule, plus il est puissant plus il est impuissant... Devant cette situation de crise systémique totale qui génère des “sauve-qui-peut” divers assaisonnés à la sauce du “chacun-pour-soi”, le “complot permanent” est désormais en marche à l’intérieur de la bureaucratie comploteuse, sous la forme du complot de la bureaucratie contre la bureaucratie.
Or, le JSF tient toute l’architecture structurelle du Pentagone pour les une ou deux décennies à venir. Il constitue désormais la menace déjà fort avancée, presque réalisée, d’une double catastrophe: catastrophe budgétaire à l’intérieur du Pentagone, catastrophe opérationnelle pour l’équipement des forces. (Ne parlons pas des partenaires étrangers, qui n’intéressent plus personne, qui sont traités comme des larbins entrés dans leur préavis de licenciement sans qu’ils le sachent – après tout, description juste et en toute justice méritée de leur situation.) Cette menace est d’autant plus vive, pressante, elle est d’autant plus une crise qu’elle touche désormais directement le chef suprême de la bureaucratie, le secrétaire à la défense Gates. Le lampiste Heinz, général du Marine Corps, limogé lundi, était le dernier “fusible” utilisable. Après cela, c’est Gates lui-même qui est mis en cause, dont le sort est désormais lié à celui du JSF… Charmante compagnie, pour l’homme qui avait fait de la réforme du Pentagone “la bataille de sa vie”.
Nous approchons désormais du “point Oméga” de la crise du JSF, désormais directement placée au cœur de la crise du Pentagone, comme une bombe à retardement dont le “clic, clic” accélère. Le binôme “complot permanent”-“coup d’Etat permanent” est devenu un puissant artefact bureaucratique d’effondrement, un binôme également, qui peut être baptisé “crise permanente-effondrement permanent” – et bien entendu entré dans sa phase finale, parce que cette dynamique du déséquilibre est faite littéralement pour conduire la phase finale à son terme. Certains calendriers prospectifs du coming crash du Pentagone doivent être gardés à l’esprit, comme référence utile.