Craquements venus du New Hampshire

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Craquements venus du New Hampshire

En un sens, pas de surprise : les sondages avaient prévu une large victoire de Trump chez les républicains et de Sanders chez les démocrates, et c’est effectivement le cas (plus de 15% d’avance pour le premier, plus de 20% d’avance pour le second, chacun dans son parti respectif). Mais il y a l’habituel phénomène qui est toujours surprenant par son intensité de la différence de substance entre une prévision statistique qui n’est qu’une virtualité et un fait recensé qui devient une vérité-de-situation. Il y a par conséquent avec cette primaire du New Hampshire une dynamique qui se renforce et qui fait sentir ses effets auprès de l’électorat, surtout parce qu’elle est basée sur une dialectique de plus en plus radicale. Il est désormais tout à fait possible que ces primaires US, qui sont absolument sans précédent dans la disposition et les caractéristiques des forces qui s’affrontent, dévient du schéma habituel dans un sens révolutionnaire : un début avec beaucoup d’échos, puis très vite un rangement des favoris, même parfois une compétition entre favoris, mais tout cela sans passion excessive puisque “tout est sous contrôle” (du Système, de l’establishment). Eh bien, il se trouve que, pour l’instant, l’establishment ne contrôle rien du tout, qu’il reculerait plutôt qu’avancer dans cette fonction, qu’il ne parvient même pas à rassembler ses forces du côté républicain sur un candidat. La “compétition” se charge alors d’une tension formidable, non seulement chez les candidats mais dans le public et la suite peut devenir une bataille terrible, une véritable bataille à mort où deux candidats si différents dans leurs personnalités, dans leurs choix idéologiques, dans leurs comportements, etc., que sont Trump et Sanders, se retrouveraient nécessairement dans le même camp qui est celui de l’antiSystème.

On peut s’attacher à plusieurs enseignements qui apparaissent avec le vote du New Hampshire, autour du vote lui-même, et même dans le contexte général qui pourrait à première vue n’avoir pas de rapport avec le vote. On les classera en quatre volets.

• La radicalisation de la compétition électorale. C’est notamment le cas des deux vainqueurs, qui ont radicalisé leurs propos avant le vote, avec même un Trump utilisant des arguments (contre les banques) qui rejoignent ceux de Sanders. Cette radicalisation Trump-Sanders donne le ton désormais, exactement dans le sens qui importe : plus que des réformateurs, voire des pseudo-“révolutionnaires”, plus qu’un populiste de droite et un populiste de gauche, les deux candidats ont développé une rhétorique qui en fait nécessairement des antiSystème et donne évidemment le ton, la vigueur et la puissance de l’affrontement. Les choses vont donc très vite empirer (Sanders après sa victoire, s’adressant à ses supporteurs : « Ils ont tout essayé contre moi sauf les coups-bas les plus sordides et j’ai l’impression que les coups-bas les plus sordides vont très vite arriver. » [« They’ve thrown everything at me except for the kitchen sink and I have a feeling that the kitchen sink is coming soon. »])

C’est une circonstance étrange sinon incompréhensible si l’on n’adopte pas le point de vue Système versus antiSystème, car il est manifeste qu’il y a si peu de choses pour unir Sanders et Trump, – hormis l’essentiel, bien entendu. Il est inutile de s’attarder aux contradictions de cette situation selon une logique d’un autre temps, il est évident que Trump et Sanders ont partie liée dans cette affaire quelles que soient leurs intentions et leurs positions et parce que les événements en ont décidé ainsi. La situation se présente de facto comme si, dans une présidentielle française, existait sérieusement la possibilité que l’on approche d’un deuxième tour opposant Le Pen et Mélenchon : l’intérêt n’est pas de savoir qui l’emporterait dans une telle hypothèse, mais bien le fait que l’establishment serait privé de tout candidat, et ses slogans de démonisation dans un sens ou l’autre s’annulant par le fait ; l’important serait alors de voir comment l’establishment (le Système) pourrait réagir contre les deux candidats considérés comme un seul adversaire (le fait antiSystème) et poser des actes qui, par effets directs et indirects, le déstabiliseraient lui-même (le Système).

• Le deuxième fait important est la très grande faiblesse des positions de l’establishment. Les républicains n’arrivent pas à trouver leur candidats-establishment. Dans l’Iowa, c’était Rubio avec une très bonne troisième place, dans le New Hampshire c’est Kasich qui est en deuxième place, certes loin de Trump (près de 35% des voix), mais néanmoins avec autour de 15% des voix. Rubio, lui, est en-dessous des 10%, en 5ème position, derrière Cruz et Jeb Bush après Kasich. Situation difficile et compliquée : aucun candidat-establishment ne semble s’imposer par sa stature, sa continuité, sa notoriété nationale, etc., comme principal adversaire de Trump (et de Cruz, au reste). Cette parcellisation est un problème supplémentaire pour l’establishment, parce qu’elle conduit à mettre en évidence par contraste la position de Trump. (La situation ainsi décrite est renforcée par le fait de cette victoire du New Hampshire qui a montré que Trump n’est pas un candidat gonflé à la notoriété médiatique, mais qui est capable de retrouver une certaine assise de sa popularité de sondage après une première élection décevante pour lui.)

• Les démocrates, eux, sont plus que jamais placés devant l’option nucléaire qui serait la pulvérisation d’Hillary Clinton. Personne ne s’attarde à trop en parler, pourtant c’est l’événement explosif latent de cette campagne malgré la signification très grande de la très large victoire de Sanders. Ce n’est peut-être pas vraiment un hasard si, au moment où se faisait le vote du New Hampshire, le FBI a confirmé publiquement qu’il menait effectivement une enquête sur Hillary Clinton, – un acte officiel extrêmement rare, sinon inédit, le FBI se contenant de répondre, à des requêtes sur des enquêtes en cours, en général sinon quasi-systématiquement qu’il n’a aucun commentaire à faire...

Washingtion Examiner, le 9 février 2016 : « An FBI official issued a rare acknowledgement of the bureau's investigation into Hillary Clinton's private server use Monday in a letter filed in federal court. Although FBI Director James Comey confirmed the existence of the probe in October of last year, agency officials have repeatedly declined to comment on the nature of the investigation and the direction in which it is headed.

» James Baker, general counsel for the FBI, wrote in a letter filed in a Freedom of Information Act lawsuit that the FBI “has acknowledged generally that it is working on matters related to Secretary Clinton's use of a private email server.” Baker declined to elaborate on the "specific focus, scope or potential targets” of the investigation, arguing the probe could be compromised if he did so. Baker also said "intervening events” have changed the FBI's initial response to the court from September, but noted he was unable to comment further. »

Il s’agit d’un signe intéressant, marquant et confirmant que l’establishment est divisé devant ces événements pour raison de survie éventuelle ; chacun prend ses dispositions dans un climat d’une sorte de panique, avec les précautions nécessaires selon la tournure des événements, tout cela commençant à ressembler à l’une ou l’autre période du même type (le Watergate). On a vu hier comment l’Emailgate pourrait impliquer le président en même temps que Clinton, et dans quelle position délicate se trouve le directeur du FBI James Comey, qui est constitutionnellement indépendant du pouvoir exécutif pour ce qui est de la conduite de ses enquêtes mais opérationnellement dépendant de lui pour les inculpations qui peuvent en résulter. Cette déclaration officielle si inhabituelle est un signe que le FBI, et précisément Comey, prennent leurs précautions vis-à-vis de situations difficiles qui commencent à se dessiner de plus en plus précisément ; c’est aussi un signe probable que l’enquête sur l’Emailgate a effectivement débouché sur des constats qui peuvent effectivement justifier l’inculpation (les inculpations ?). L’issue pour Comey si effectivement il y a matière à inculper et que le ministère de la justice ou la Maison-Blanche refuse l’inculpation, serait la démission comme le suggère Keiler, et cette décision précipiterait et dramatiserait la crise bien entendu

• Un dernier signe du sérieux de la situation, on le trouve dans les déclarations de Michael Bloomberg, le milliardaire servant d’éventuel “ultime recours” ou de roue de secours c’est selon  pour l’establishment si la situation ne se rétablissait pas et que pourrait se préciser la catastrophique option Trump-Sanders. Bloomberg a confirmé avant-hier avec force qu’il songeait sérieusement à une candidature indépendante, – on le comprend, devant l’horrible spectacle qu’offrent les primaires, qui déshonorent absolument la vertueuse démocratie américaniste. On remercie Bloomberg de cette espèce de “je fais don de ma personne [aux États-Unis d’Amérique]”, sorte de sursaut civique qui nous remplit d’émotion. Cela dit, on peut lire le message, même pas entre lignes mais en pleine ligne : on demande à Bloomberg de se préparer à monter en première ligne... Un signe intéressant est que cette déclaration a été faite avant les résultats du New Hampshire, ce qui mesure le degré de panique qui secoue actuellement l’establishment.

Bloomberg se dit que la formule qui a réussi avec Trump peut réussir avec lui, homme fortuné qui n’a besoin d’aucun soutien pour faire campagne, donc hors d’atteinte des accusations de corruption. Cela pourrait paraître bien pensé si l’on a le jugement indulgent, sauf que Bloomberg ne pourrait se présenter autrement qu’en défenseur de l’establishment corrupteur tandis que The Donald est parvenu, par ses étranges et excentriques capacités clownesques, à faire passer le milliardaire qu’il est pour le pourfendeur des milliardaires corrupteurs, – et lui-même y croyant sans nul doute, tant la croyance à sa propre vertu est un remarquable instrument de persuasion.

• Le tableau général que nous offre la situation US s’est en quelques mois, sinon en quelques semaines assombri jusqu’à la possibilité du point de fusion au cœur du Système. Le peu d’intérêt du systèmede la communication pro-Système sinon pour les incidents exotiques que soulèvent ces primaires en général montre que l’on ne saisit pas, ou que l’on ne veut pas chercher à saisir par réflexe d’autruche, doctrine du silence ou simple stupidité, la potentialité d’une crise centrale, d’une sorte de Watergate à la puissance mille. Ce qui importe n’est pas l’élection elle-même, ni même l’hypothèse extrême de l’élection d’un Sanders ou d’un Trump, – 74 ans et 70 ans (en juin) respectivement, le triomphe de la jeunesse par l’antiSystème ! Pour cela, on verra plus tard parce que ce qui importe d’abord, ce sont bien les événements si les primaires continuent sur la pente catastrophique qui est la leur actuellement, avec notamment toutes les manœuvres qui vont être montées contre les candidats antiSystème alors que rôderait, ou bien aurait éclaté un scandale Emailgate où l’actuel président pourrait être touché. Il y a là la possibilité d’une période intense de possible déstabilisation du cœur de la puissance américaniste, pendant que toutes les crises extérieures continuent à croître et à se multiplier.

C’est cette occurrence qu’il faut guetter, et qui justifie de considérer ces primaires comme les plus importantes qui aient jamais eu lieu pour ce qui concerne la stabilité du Système. Il s'agit alors de la potentialité de la manifestation de ce concept événementiel classique quoique rarissime, que les politologues US nomment “a perfect storm”, – quand les conditions et les crises diverses se rassemblent pour atteindre ensemble un paroxysme général. 

 

Mis en ligne le 10 février 2016 à 12H35