Croisière à bord de mon missile

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Croisière à bord de mon missile

15 avril 2018 – Quelle belle invention que le “missile de croisière” ! L’expression marie si heureusement une idée presque touristique avec la charge technologique-mythologique du mot “missile”, – anglicisme devenu notre pain quotidien. Je me rappelle le temps de l’apparition de ce “système” pas encore baptisé Tomahawk et l’extase des gens du Pentagone pour cette arme superbe, dont le caractère essentiel est le vol dit de “suivi-de-terrain“ (très basse altitude, effectivement en croisière puisqu’on y voit si bien le paysage, comme si on se trouvait en première classe). C’était en 1978-1979, et même le président Carter s’enthousiasmait à ce propos, – j’imagine qu’il a bien dû changer d’avis depuis. Quarante ans plus tard, le missile de croisière, sans cesse rajeuni et remis au goût du jour, assure la vedette de l’incomparable spectacle de cette nuit du sacré vendredi-13 du mois d’avril 2018. Selon qu’on sente d’où vienne le vent, on aura une présentation hollywoodienne d’une narrative inimaginable d’hybris de caniveau, ou bien l’ampleur du désastre du processus d’effondrement de la postmodernité.

Une sorte d’exercice de “masturbation militaire”, nous explique le site WhatDoesItMeans qui, cette fois, n’a pas eu besoin d’inventer un complot pour décrire la chose... Ainsi Sister-Sorchal présente-t-elle l’attaque de la nuit du vendredi-13, effectivement comme un exercice de “masturbation militaire” ; un spectacle conçu, écrit et réalisé par le Pentagone (le masturbateur-masturbé) avec notamment arrangement plus ou moins bidouillé avec des Russes narquois en échange de toutes les garanties du monde de s’en tenir au minimum de l’attaque de bâtiments déjà abandonnés, pour pouvoir acclamer une opération “précise, écrasante et efficace” selon les mots du porte-parole, le lieutenant-général Kenneth McKenzie Jr., et sauver paraît-il la tête du président Trump encerclé de toutes parts par le DeepState. (C’est une version parmi d’autres.)

En effet à propos du McKenzie Jr., lisez, bouche bée avant d'en rester coi, ce qu’en dit le Telegraph de Londres, hier : « S’adressant aux médias en Virginie, le lieutenant-général Kenneth McKenzie Jr, le directeur du personnel interarmées, a déclaré qu'il choisirait trois mots pour décrire l’attaque : “Précis, écrasante et efficace”. Il a ajouté que la Syrie avait lancé 40 missiles surface-air dans le but d'abattre les missiles alliés, mais que la plupart d'entre eux avaient été tirés après la destruction de la dernière cible syrienne. »

Après quoi, lisez le commentaire à la plume trempée dans le sarcasme méprisant du Saker-US s’appuyant sur le spectacle de ce général nous communiquant la narrative officielle comparé à ce que lui-même (le Saker-US) nous en dit, à ce qui nous a été rapporté si précisément de tant de sources, aussi bien d’un SouthFront.org, d’un Jacques Sapir, d’un Russia Insider, d’un Elijah J. Magnier, que d’une multitude d’autres, – avec ce titre du même Saker-US, « The new US concept of a “perfect” mission: 32 out of 103 », tous objectifs atteints et “mission accomplished” selon le lieutenant-général. Lisez encore une analyse très longue et très serrée du site LesCrisesune analyse impeccable et implacable des documents infantiles type-certificat d’étude (de mon temps), pondue par le renseignement français sur “les preuves” de l’infamie assadiste, toutes dominées par cette affirmation aristotélicienne, ou “aristotélidixistisme” comme on disait au Moyen-Âge finissant, écrasante de logique... “Puisque ce ne peut être qu’Assad, c’est donc qu’il s’agit bien d’Assad” ! Et ainsi faite et acclamée la preuve qui vient d’être déclassifiée de son cocon “Secret-Défense”.

Ecoutez un jeune Français, Pierre Le Corf, parlant le 14 avril de Syrie et disant notamment, avec une émotion étranglée, son dégoût pour son pays venu faire son “bombardement humanitaire” comme un gamin retardé vient faire sa petite commission, ce dégoût qui doit nous être un sentiment partagé. « Heureux comme Dieu en France » disait un dicton allemand qui se voulait selon certains d’une ironie jalouse, du temps où il était justifié d’être jaloux de la gloire et du bonheur de la “Grande Nation” ; essayez d’imaginer par qui Dieu doit être remplacé pour désormais se sentir “heureux en France”.

Il faut dire que la description et le commentaire du spectacle de la nuit de ce vendredi-13 a dépassé en intensité le spectacle lui-même. La différence spatiale entre la narrative officielle et ce que nous avons perçu, nous-autres de l’autre côté du Mur, atteint un nombre si considérable d’années-lumière qu’il semble qu’on doive craindre que l’on se situe dans des Univers différents, vous savez, eux au-delà des 46,5 milliards d’années-lumière réglementaires. La psychologie du panurgisme, le déterminisme-narrativiste font faire de bien étranges choses jusqu’à bouleverser les grandes lois de l’univers.

Le plus épatant dans cette circonstance à la gloire des prétentions de la psychologie-sapiens est que ce n’est certainement pas une fin, que d’autres évènements doivent être en train d’être préparés, qu’il serait tout à fait logique par exemple de voir venir une très-prochaine nouvelle “attaque chimique” dans les règles de l’art, – inédite, inattendue, incroyable, pourtant déjà identifiée et ses auteurs assadistes (who else ?) condamnés avant même d’avoir exécuté leurs forfaits, – par exemple d’ici la fin du printemps. Mais cela n’est pas assuré, – je veux dire par la pseudo-exclusivité de la chose “épatante”. Entretemps, imaginez ce que nous prépare “D.C.-la-folle”, où l’on sait que l’on a considéré pour beaucoup l’attaque de la nuit du vendredi-13 comme une diversion dans une situation intérieure extrêmement compliquée, où les coups dans le dos, les traîtrises, les lynchages de la communication-cruelle, les chausse-trappes, les mines anti-personnels et anti-Donald, les Iagos et les Judas ne manquent pas.

Tout cela aboutit en vérité à une sorte de situation en suspension dans l’espace et dans le temps : “ce n’est certainement pas une fin” dis-je de l’attaque de la nuit du vendredi-13 mais c’est une chose qui paraît comme paralysée dans un complexe espace-temps qui défile, lui, à une vitesse considérable, du type fabuleux et intersidéral. L’événement paraît paralysé une fois accompli, et une fois étalée la folie qui accompagne ses commentaires, parce qu’il n’a rien produit, rien engendré qui puisse orienter la destinée du monde. L’événement de l’attaque de la nuit du vendredi-13 est une fausse-couche de la destinée du monde, et le tonnerre formidable qu’il a pourtant déclenché nous donne la mesure de l’ouragan gigantesque que constitue aujourd’hui cette séquence étrange et extraordinaire de la destinée du monde.

Nous ne revenons pas encore de ce que nous avons vu en fait de folie, d’hallucination et d’autisme dans cet événement, et le constat s’impose que nous n’avons encore rien vu. La chose formidable que nous avons attendu durant 6 ou 7 jours de tension terrible a eu lieu, et pourtant on n’échappe pas une seconde au sentiment qu’à côté du reste qui nous attend, la montagne a accouché d’une souris. Il est certain que nous avons bien de la difficulté à embrasser ce qu’est “la montagne” dans ce cas, c’est-à-dire, si vous voulez, “la montagne” entendue comme l’image de la destinée du monde et du flamboiement cosmique de l’effondrement du Système. Nous sommes dans notre univers de démence, d’hallucination et d’autisme, et pourtant ce n’est encore rien.

Assez curieusement, lorsqu’on s’est convaincu de tout cela en-vrac, naît une sorte de soulagement. Il est en effet impossible que nous puissions en rester là, à considérer ce qui vient de se passer comme quelque chose de conclu et d’achevé. Nous réalisons alors, avec une sorte de soulagement, que nous nous trouvons sur une pente, et que cette pente se révèle de plus en plus forte, et il s’impose alors à nos esprits qu’il s’agit bien de cette chose extraordinaire qu’est l’Effondrement du Système. Après ce qui s’est passé autour de l’attaque de la nuit du vendredi-13, après ce que nous avons vu en fait de duplicité, de connerie mise en verticalité, de tromperie faussaire, de simulacre quasiment d’une spiritualité démente et invertie à nous mettre la tête dans le bouillonnement du Mordor, il apparaît évident que l’on ne peut en rester là, qu’il faut plus, qu’il faut beaucoup plus ; ainsi suis-je incliné à qualifier presqu’avec affection l’Effondrement du Système de “chose extraordinaire” alors que, normalement, sous ma plume aurait dû venir l’expression de “chose terrible”.

Nous “n’avons encore rien vu” mais peut-être est-ce que ce que nous avons vu, et qui était si bas, si indigne, si méprisable, nous conduit-il a contrario dans la perspective “extraordinaire” que j’évoque à des élans qui rendraient à notre espèce un peu de sa dignité perdue. Écrivant cela je m’entends esquisser un sourire, et j’y reconnais aussitôt une belle charge d’ironie. Le destin du monde ne peut être qu’une tragédie, mais il est assez avisé pour prévoir de nous débarrasser de tout ce qu’il peut y avoir de bouffe dans la “tragédie-bouffe” que nous vivons, – tant il est vrai que c’est ce qu’il y a de bouffe dans la tragédie-bouffe qui est insupportable. Donc, levez-vous, extraordinaires tempêtes tant désirées...