Dans la gueule de Moby Dick

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2045

Dans la gueule de Moby Dick

18 janvier 2010 – Voici deux extraits de deux chroniques très récentes de Loren B. Thompson et de Winslow Wheeler, deux experts du Pentagone rarement d’accord. Ils commentent les dernières nouvelles concernant le sort du budget du Pentagone: $33 milliards de plus pour le budget FY2011, pour le renforcement en Afghanistan (en attendant d’autres factures supplémentaires), pour atteindre un budget nominal de $708 milliards; l’annonce plus ou moins officieuse, mais correspondant certainement à une intention réelle, que le budget augmentera de $20-$30 milliards annuellement, au moins dans les années fiscales FY2012 et FY2013.

• Loren B. Thompson, sur son blog du Lexington Institute, Early Warning, le 13 janvier 2010.

«Tom Donnelly of the American Enterprise Institute has written a long rebuttal to my Monday issue brief, which argued that the Quadrennial Defense Review can never be what conservatives want it to be – a 20 year strategic plan insulated from political and budgetary pressures. I suppose I had this coming, since my brief was written as a critique of a January 4 Heritage Foundation backgrounder on QDR by James Talent and Mackenzie Eaglen. I will let our readers decide whose views are most convincing. I think the track record after conducting four successive quadrennial reviews makes it clear that the exercise cannot ignore fiscal and political conditions. […]

»… At some point we have to draw a line and say – no more spending! When that day comes, domestic and defense programs alike will have to be cut to restore our nation's fiscal foundations. If we can't bring ourselves to do that, then all our military outlays to defeat foreign enemies who seek to destroy us won't matter, because we will destroy ourselves.»

• Winslow Wheeler, sur Antiwar.com, le 16 janvier 2010. On choisit ici la conclusion d’une analyse évidemment très hostile aux nouvelles dépenses.

«…Those levels of Pentagon spending do not include what we pay for foreign aid, arms sales and arms control, Veterans, Homeland Security, the Pentagon’s share of interest on the national debt, and more. To tally up our entire national security budget, we can get very cozy with $1 Trillion.

»Feeling secure? I’m not.

»Feeling President Obama has a handle on things? I don’t.»

Il est assez rare de voir deux experts aussi différents, voire opposés, que Loren B. Thompson et Winslow Wheeler d’accord sur un sujet aussi important que le volume du budget de la défense. Le premier, expert consacré, onctueux, systématiquement en soutien de ses sponsors, dont Lockheed Martin est le principal, favorise tout aussi systématiquement les dépenses de défense, par conséquent les augmentations de ce budget. Le second, chef de file des réformistes, attaque continuellement le Complexe militaro-industriel (CMI), dont l’industrie de la défense bien sûr, et s’oppose à des augmentations budgétaires qui ne font qu’accroître gaspillage et inefficacité. Eh bien, ces deux-là sont d’accord.

Notez leurs mots particulièrement forts – et, dans ce cas, lorsqu’ils sont ajoutés, particulièrement significatifs… Si nous n’arrivons pas à limiter nos dépenses, écrit Loren B., “alors toutes ces dépenses militaires pour défaire les ennemis qui nous menacent n’auront plus guère d’importance, car nous nous serons détruits nous-mêmes”. Wheeler: “Croyez-vous que le président Obama contrôle les choses? Moi pas.” Le premier parle en tant que républicain, conservateur partisan d’un gouvernement qui dépense le moins possible. (Tout est relatif, certes, dans le disneyland américaniste, de la part d’un homme qui est un agent avéré du CMI et qui a encouragé la politique bushiste expansionniste – mais il se trouve que c’est le fondement de son raisonnement – du type “trop c’est trop”.) Le second parle en tant que réformiste, à qui le volume budgétaire importe moins que la façon dont le budget est dépensé, à quoi ce budget répond, etc., jusqu’au constat que la bureaucratie et ses dépenses improductives semblent désormais avoir subjugué le pouvoir politique.

Le cas de ces dépenses militaires qui viennent se rajouter au budget courant et aux budgets à venir est très significatif. Il contredit tous les engagements, dans l’esprit de la chose sans aucun doute, aussi bien d’Obama que de Gates, de conduire une réforme fondamentale du Pentagone, notamment pour commencer en réduisant sérieusement les dépenses, ou en moins en les stabilisant. La chose était perçue dès mars 2009, et in fine, lors de la présentation du budget, en avril 2009, ce budget FY2010 avec une augmentation symboliquement réduite à la seule prise en compte d’une chose nommée “inflation”, pour caractériser le contrôle de la marche très spécifique des dépenses d’achat et de gestion des armements et des forces. Ces bonnes résolutions sont oubliées. L’évaluation donnée par Wheeler (au moins $1.000 milliards pour le Pentagone pour l’année FY2011, dont le budget est présenté au Congrès le mois prochain) se rapproche beaucoup plus de la réalité que les $708 milliards affichés et n’est plus contestée par personne de sérieux. Ce budget du Pentagone s’inscrit dans un budget fédéral surchargé d’un déficit phénoménal, avec une trésorerie fédérale qui croule sous une dette gigantesque. Le tournant est complet par rapport à la tendance signalée ci-dessus, qui sembla tenir la route durant les huit premiers mois de l’année 2009.

Les deux commentateurs de tendances opposées nous donnent les deux clefs principales. Si les USA continuent dans la voie tracée par Obama, le budget fédéral, et l’administration avec, vont sombrer jusqu’à l’état de cessation de paiement – voilà une clef. Mais Obama ne contrôle plus rien et ne peut que céder à des demandes d’augmentation qui s’inscrivent dans la nécessité de politiques qu’il a lui-même ordonnées (Afghanistan, lutte contre le terrorisme, modernisation des forces) – voilà l’autre clef. Gates lui-même, qui a recommandé toutes ces politiques décidées par Obama, n’est pas dans une meilleure position, lui aussi pris au piège d’une logique comptable infernale. On dit que la demande d’Obama que Gates reste au moins jusqu’en janvier 2011, alors qu’il aurait voulu partir en ce début 2010, était assortie d’une pression extrêmement forte à cause de la responsabilité de Gates de poursuivre une politique générale qu’il a lui-même inspirée et qui s’avère de plus en plus difficile à soutenir.

Les deux hommes croyaient dompter “la bête”, Moby Dick. Il semble que Moby Dick soit en train de les dévorer, les entraînant dans une spirale absolument hors de contrôle. (D’où l’importance du jugement de Wheeler: ni Obama, ni Gates ne contrôlent plus rien du déchaînement du Pentagone.)

Le spectre du “coming crash

Dans notre rubrique dedefensa du prochain (25 janvier 2010) dde.crisis, nous explorons à fond l’hypothèse de l’analogie Nixon-BHO appuyée sur l’idée des deux présidents également en position d’affrontement, plus qu’aucun autre président à cet égard, avec le CMI. Notre thèse est qu’avec Nixon a commencé la période à la fois de la crise du CMI, de sa prépondérance énorme en train de devenir presque absolue – ceci explique cela – et du “complot permanent” qu’a mené sa bureaucratie contre le pouvoir politique (les autres présidents intermédiaires ayant plus ou moins évité les effets de ce “complot” que les deux qui nous intéressent pour des raisons circonstancielles – soit à cause d’une tendance stratégique générale, comme dans le cas de Ford, de Carter, de Bush père et de Clinton, soit à cause d’un acquiescement général aux pressions du CMI, comme dans le cas de Reagan et de Bush fils). Bien sûr, le cas de BHO est différent de celui de Nixon.

BHO est engagé dans une course épuisante contre le “complot permanent” de la bureaucratie d’un Pentagone devenu, en plus d’être Moby Dick, un énorme tonneau des Danaïdes. Il a établi une politique réformiste au départ, qu’il est contraint chaque jour de démentir à cause des exigences de Moby Dick pour d’autres politiques qu’il a lui-même adoptées. On ne peut refuser les sommes monstrueuses que réclame et réclamera cette bureaucratie pour une guerre en Afghanistan qu’Obama a décidée d’intensifier. Gates est à peu près dans la même position, en pire, parce que lui-même s’est engagé dans des politiques spécifiques qui alimentent monstrueusement le tonneau des Danaïdes (notamment son soutien au JSF).

Cette position et l’emprisonnement des deux hommes peuvent être fatals. Désormais, ils nourrissent les tares qu’ils étaient censés combattre, pour diverses raisons évidentes, y compris celle d’éviter un effondrement du Pentagone. Plus que jamais, au contraire, cette hypothèse est valable. Il est temps de rappeler les thèses, en vogue à l’automne 2009, sur le “coming crash” du Pentagone, notamment caractérisé et daté par David Morrison, ancien chef de la documentation sur la défense de la commission des forces armées de la Chambre, le 31 octobre 2009. Morrison expliquait ainsi son appréciation, dans cette citation que nous faisions dans notre texte référencé:

«Hard times are coming for the U.S. military, and they'll be made even harder by a dysfunctional budget process in Congress and a Pentagon unable to keep weapon programs under control. That's David Morrison's view of the future. Morrison […] warned that a defense “budget Crunch” is coming. It won't happen in 2009 or 2010, but possibly in 2011 or 2012…

»The crunch will begin when “emergency supplementals” used to fund the wars in Iraq and Afghanistan are dramatically reduced or eliminated, he said. That is likely to happen when U.S. troops begin returning from Iraq in significant numbers. The military services have expanded emergency funding bills to include about 40 percent of the weapons they want to buy. The bills, which topped $189 billion in 2008 and could match that in 2009, include tens of billions of dollars for military hardware, including items like Joint Strike Fighters that aren't being used in the wars.»

Entretemps, d’autres événements sont intervenus, avec l’engagement en Afghanistan et l’évolution de l’administration Obama décrite plus haut. Cet engagement implique des allocations supplémentaires, mais qui sont largement engouffrées dans les frais de fonctionnement et de déploiement. L’observation de Morrison de l’incapacité du Pentagone de poursuivre le financement de ses programmes à partir de 2011 se double de la pression accrue que ces dépenses font peser sur la situation budgétaire et d’endettement générale de l’administration fédérale qui est apparue dans toute son ampleur depuis. De cette façon, le “coming crash” du Pentagone s’inscrit dans une course dont l’autre issue peut être le “coming crash” budgétaire et financier de l’administration US elle-même (ou les deux issues en parallèle, puisque le lien entre elles est évident). C’est rejoindre la crainte émise par Loren B. Thompson.

En prenant l’orientation nouvelle qu’on lui voit, Obama aggrave jusqu’à la rupture possible tous les problèmes nés de la crise financière, en même temps qu’il aggrave le problème du Pentagone, également jusqu’à la rupture possible. Il en est le prisonnier désormais, mais un prisonnier commis par les circonstances à l’étrange entreprise d’accélérer le désastre. Contrairement à Nixon, qui fut la victime du “complot permanent” de la bureaucratie de sécurité nationale, Obama en est devenu le complice. Pendant ce temps, le “complot permanent” a, depuis le Watergate, avec un tournant décisif depuis 9/11 et 9/15, changé d’objectif. Ce n’est plus le pouvoir civil, dont on craint les écarts de politique, qui est l’objectif puisque ce pouvoir politique se contente désormais de capituler (d’une façon passive, type “laisser faire”, sous GW Bush, d’une façon qu’on qualifiera ironiquement de “volontariste” avec Obama); l’objectif de ce système qui fonctionne d’une façon mécaniste est devenu, par la force des choses, la survie de lui-même. Mais cet objectif est contradictoire en lui-même puisque les moyens employés pour la survie sont ceux-là même qui alimentent la crise.

La conclusion est évidente. La démarche nous restitue une dimension suicidaire, qui est finalement très caractéristique d’un système mécaniste; consommateur effréné d’une puissance usurpée (aux dépens de l’équilibre budgétaire et financier général dans ce cas) et conduit pas une tendance effectivement nihiliste très marquée, la démarche engendrant l’“objectif” suicidaire sous une forme automatique. Il est caractéristique que le nouveau président US soit entré dans ce jeu mortel, éventuellement sans vraiment s’en apercevoir et en mesurer le potentiel destructeur. L’hypothèse sophistiquée et originale, ironique sans aucun doute, éventuellement “maistrienne”, c’est celle selon laquelle BHO a choisi, ou est conduit inconsciemment à l’option de l’“American Gorbatchev”, ou encore du “Manchurian President”, fonctionnant par effets indirects. Elle consiste à accélérer la tendance suicidaire du système en l’alimentant par une politique en apparence favorable à ce système.