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280513 décembre 2002 — La scène se passe à Washington, D.C., d'où écrit Timothy Garton Ash, du Guardian, et il publie son article le 12 décembre. De Washington D.C., il nous dit : « Washington at war — In this city, there is no doubt: war is coming, and the Middle East will be remade. » Cet article, dont l'honorabilité et la qualité sont au-dessus de tout soupçon, est un bon exemple, une excellente illustration du phénomène avons désormais coutume de nommer “virtualisme”. Il nous permet d'observer l'espèce d'emboîtement de poupées russes sans rapport entre elles que constituent aujourd'hui la situation du monde. Cet exercice peut paraître complexe mais ce n'est qu'à première vue. Il nous paraîtra enrichissant au bout du compte.
La scène d'abord, — ou encore : que se passe-t-il aujourd'hui à Washington, selon ce qu'en a vu Garton Ash ? Nous prenons un peu de temps et d'espace pour bien nous imprégner de la réalité de la capitale. Nous le faisons en ayant à l'esprit ce que nous donnent les autres sources d'analyse sur la réalité du monde, la réalité de la crise, et notamment l'incertitude grandissante où se trouvent aujourd'hui la diplomatie américaine, la perspective de la guerre, etc. (Nous observons cette situation dans un F&C, en date du 12 décembre.)
« Coming to the hyperpower capital from peace-torn Europe, I find three things. Washington is at war. Washington is going to war. And Washington is starting to think about a peace to end both wars. People in Britain, and the world beyond, need to wake up to all three.
» There is some confusion here between two wars. Sometimes when Washingtonians say ''the war'' they mean the war against terrorism, which they are still living intensely in everyday life. Sometimes they mean the coming war with Iraq. WT and WI, as a friend tags them.
» The most pressing conclusion is that Washington is going to war against Saddam Hussein. Saddam's solemn claim that he has no more weapons of mass destruction is a blow to those who still hoped for a peaceful solution and a gift to those who think toppling him by force of arms is the only path to effective disarmament. My clear impression from talking to people inside and close to the Bush administration is that this war — WI — is now a matter of when and how rather than whether. [...]
» But Washington is [...] not just preparing to prosecute a war (WI) which — however tenuous the alleged connections between Saddam and al-Qaida — it does see as part of the larger ongoing war against terrorism (WT). Amply conscious of being the imperial capital of the most powerful country in the history of the world, it's also beginning to think big about the longer-term path to a peace that is supposed to end these wars. An administration that came into office ideologically opposed to US involvement in so-called ''nation-building'' in foreign parts is now plainly committed to the long haul of so-called ''nation-building'' in post-invasion (or, according to preference, post-liberation) Iraq.
» But that's only for starters. This new, democratic and prosperous Iraq is to be a model and magnet for its neighbours, as west Germany and west Berlin were to their unfree neighbours in the cold war. Vanguard thinkers talk of encouraging a velvet revolution to democratise Iran. Then there's the United States' rich, friendly but oppressive ally, Saudi Arabia, from whose Wahabi Islamist wells — hate wells beside the oil wells — many of the terrorists who attacked the US on 9/11 actually sprang. No one in the administration wants to say this publicly, but there is a clear logic that leads from the democratisation of Iraq to that of Saudi Arabia. If you want to get rid of the Islamist mosquitoes, you must drain the swap. And so people are talking here — not yet publicly, but in the corridors and anterooms of power — about a Wilsonian project for reshaping the whole Middle East, comparable in its ambition only to those for Europe in 1919 and 1949. World-weary Europeans, and people in the region itself, may doubt both the realism of this embryonic project and the United States's capacity to sustain it. We would better spend our time thinking how to complement and improve it. »
Tout de même, Garton Ash se demande si cela (D.C.), qui semble si complètement isolé du reste, représente bien l'Amérique. Ce n'est pas une question sans intérêt. Le voilà donc parti sur les chemins boueux et bouseux du reste de l'Amérique (c'est-à-dire “l'Amérique moins D.C.”). Les quelques notes qu'il nous en rapporte valent mieux, à notre sens, que les quelques lignes qui lui sont consacrées.
« But what strikes me most is how far people in or around the Bush administration do really regard the coming war with Iraq as part of an ongoing war against terrorism — as also was Tuesday's seizure of Scud missiles destined for Yemen. When I say “Washington is at war”, I'm not just using “Washington” as diplomatic shorthand for the US — as in “London insists” or “Paris objects”. I mean Washington, this currently freezing, handsome but driven one-topic city on the Potomac and more specifically, its Republican elites.
» In the American agricultural heartlands of Kansas and Missouri last weekend, I asked farmers, students, schoolchildren and Friday night casino-goers whether they felt they were at war. Their answers ranged from a hesitant “not really” to “well, sort of”. Here, in the nation's capital, from people close to the Bush administration, the answer is a resounding “yes”, with a look that says “what a strange thing to ask”. »
Ce contraste entre D.C. et le reste du pays est un point constamment observé par les visiteurs en Amérique. Nous citons comme indication, volontairement, un article qui paraît un peu éloigné du sujet traité ici, qui est un article sur les relations entre les USA et l'Allemagne, publié le 20 novembre dans l'International Herald tribune. Dans « U.S. and Germany still estranged », John Vinocur termine en citant un de ses interlocuteurs allemands favoris : « Karsten Voigt, the Foreign Ministry's coordinator for German-American relations, who ventured to Indianapolis and Philadelphia last week in a reconnaissance mission to the world beyond the Beltway, found that in Washington “on all practical levels, things are going fine. In the countryside,“ as he called it, Voigt met ”people who felt as ambivalent” as they might in Germany on the course to take in relation to Iraq. » Inutile de préciser, — nous sommes entre gens équilibrés et responsables — que Voigt juge que les choses « are going fine » à Washington parce que, à Washington, comme nous l'explique Garton Ash de son côté, tout le monde est sûr que nous allons partir en guerre, que c'est déjà fait, et que, ma foi, c'est formidable.
... Mais nous ne parlons pas de l'existence de plusieurs perceptions de la réalité (cela s'est déjà vu) mais de l'existence de plusieurs réalités. En effet, le deuxième point important de ces étranges développements est qu'après avoir constaté cette situation étrange où une ville entière (D.C.) et le centre de pouvoir qu'elle abrite vivent dans une bulle de virtualisme et affirment une réalité dont le reste du monde (y compris l'Amérique sans D.C.) n'a pas la moindre perception, Garton Ash conclut que l'important est désormais pour nous tous de devenir tous des citoyens de D.C.
Après la description des rêveries à la Perle et le reste, après avoir implicitement montré l'aspect grotesque de ce délire de re-manufacture du monde alors que rien n'a bougé depuis 14 mois, que les choses vont de mal en pis là où on a tenté quelque chose d'effectivement re-manufacturier (Afghanistan), notre auteur n'y va pas par quatre chemins : puisque Washington délire là-dessus, il est temps de prendre ce délire pour du comptant et de nous y mettre à notre tour (« ...World-weary Europeans, and people in the region itself, may doubt both the realism of this embryonic project and the United States's capacity to sustain it. We would better spend our time thinking how to complement and improve it. »). Il nous avertit dans ce sens, sans ambages, montrant ce curieux sens britannique du nihilisme qui fait comprendre exactement les choses et leurs travers, et recommande d'y sacrifier sans rien tenter pour les changer, les dénoncer, etc : « So whatever the analytical truth, and however remote this is from the reality of war as one saw it in Bosnia or Kosovo, Washington feels itself to be at war. That's a municipal fact of world importance. »
La conclusion ne fait pas un pli : devant ce « municipal fact of world importance. », il est temps de s'incliner. Puisque D.C. se sent en guerre, eh bien tout le monde est en guerre. (Puisqu'il pleut sur la Maison-Blanche, eh bien le monde doit bruisser du bruit des imperméables qu'on enfile ; et puisque GW a roté, voilà 6 milliards d'Alka Seltzer en train de pétiller dans des verres.) Transcrivons en termes provocants : puisqu'un asile d'aliéné baptisé D.C. dit que nous sommes en guerre, eh bien nous sommes en guerre. La situation est désormais si extrême qu'on ne parle même plus de l'establishment US, qu'il s'agit bien de D.C. contre le reste, et des centres de puissance tels que New York/Wall Street ou Hollywood et le cinéma sont, eux aussi, situés de plus en plus éloignés de la virtualité washingtonienne. (Seule la presse semble la plus proche de la vision virtualiste de D.C., certainement parce qu'elle en dépend pour nombre de facteurs qui la constituent.)
Observez bien ces signes : ils marquent assez justement la marche des choses. Dans notre époque, ces questions de distances de perception, voire de ruptures de perception, jouent désormais un bien plus grand rôle que les questions classiques de la réalité des relations internationales (stratégie, géopolitique, etc). Cette part prépondérante ne cessera de grandir, face à une réalité qui ne cesse de se retirer et de s'effacer peu à peu. La phrase définitive de Garton Ash, qui a le mérite de clore avec autorité un éditorial, — « this war — WI — is now a matter of when and how rather than whether », — nous l'avons entendue et lue vingt fois, trente fois, depuis qu'il est question de l'attaque contre l'Irak, et toujours à propos de cette attaque. Elle ne recouvre plus rien d'une réalité qui n'existe plus en tant qu'unicité, une réalité qui s'est fractionnée en des “réalités” concurrentes. La guerre peut éclater demain, un peu comme on fait tomber un pot de confiture. Le monde l'affrontera en étant dans le cas incroyable d'être désuni sur la réalité, c'est-à-dire en percevant des réalités différentes (ce qui est bien autre chose que le fait de perceptions différentes de la réalité). C'est une situation générale qui ne se compare à rien de ce qui a été vécu historiquement.