De la Grande Guerre

La grâce de l'histoire

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De la Grande Guerre

«On sait que la Grande Guerre est un des évènements fondamentaux de notre thèse métahistorique du “déchaînement de la Matière”» écrivons-nous dans le F&C de ce 9 août 2012. Pour compléter ce texte et le documenter dans sa partie où il définit cette importance que nous accordons à la Grande Guerre et l’appréciation que nous en donnions, nous publions ci-dessous divers extraits du livre Les âmes de Verdun et de notre projet La grâce de l’Histoire sur cette question. (Les extraits de La grâce de l’Histoire peuvent être retrouvés le 25 janvier 2012 pour la Première Partie, De Verdun à Iéna, et, pour la Troisième Partie, 1919-1933, du rêve américain à l’American Dream, le 16 mai 2010.)

On trouve ainsi diverses facettes de notre perception de la Grande Guerre, de ses causes, de sa substance même. On comprend aisément que tous ces textes s’appuient fondamentalement sur l’idée que la Grande Guerre constitue un affrontement titanesque entre les forces déstructurantes et les forces stucturantes. De cette façon, ce conflit est d’une actualité brûlante, d’une actualité qui doit être considérée d’un point de vue métahistorique et non pas historique. Notre “actualité”, en effet, est celle de ce que nous jugeons être la phase finale de cet “affrontement titanesque”...

Les différents extraits sont présentés sans souci de l’ordre chronologique qu’ils ont dans les textes originaux, puisqu’ils n’ont pas pour fonction de rendre compte de ces textes originaux. Ils servent effectivement de documentation, hors du cadre de ces textes originaux. (Cette compilation sera placée dans la rubrique La grâce de l’Histoire pour la facilité de la chose, bien qu’elle contienne des extraits des Âmes de Verdun. Le sujet traité et le sens de cette documentation renvoient en effet esentiellement à notre projet La grâce de l’Histoire.)

 

dedefensa.org (PhG)

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Extraits des Âmes de Verdun

Extrait-I (Sixième Partie)

Oui, pourquoi la Grande Guerre a-t-elle eu lieu ? Continuer à rôder sur les lieux du crime après l’évocation du climat français revient nécessairement à se tourner vers l’Allemagne. Nous restons fidèles à notre méthode, écartant les explications rationnelles recuites aux idéologies coriaces de nos illusions modernistes, nous attachant aux grands révélateurs des tragédies humaines que sont la psychologie et la culture, pour continuer à explorer le “climat” d’une époque comme l’on parle de l’environnement qui enferme certaines âmes et forge les volontés. Il nous semble que cet extrait d’une lettre d’un Allemand à un Allemand, de Rathenau retour d’Angleterre après une visite de plusieurs capitales européennes, adressée au prince von Bülow, sonne comme une description “climatique” qui est comme une réponse à Jules Isaac :

«Il y a un autre facteur important, auquel en Allemagne nous ne prêtons pas toujours attention : c'est l'impression que fait l'Allemagne vue du dehors ; on jette le regard sur cette chaudière européenne (c'est moi qui souligne [écrit von Bulow, en commentaire de la lettre de Rathenau]), on y voit, entourée de nations qui ne bougent plus, un peuple toujours au travail et capable d'une énorme expansion physique ; huit cent mille Allemands de plus chaque année ; à chaque lustre, un accroissement presque égal à la population des pays scandinaves ou de la Suisse ; et l'on se demande combien de temps la France, où se fait le vide, pourra résister à la pression atmosphérique de cette population.»

Certes, l’Allemagne est posée comme une énorme dynamo au centre de l’Europe, une énorme bête mécanique qui scande, halète, mugit, produit et grandit, et forcit, et gronde comme le feu d’une chaudière géante, et chante sa puissance… Le phénomène est allemand parce que l’Allemagne en rend compte à merveille, avec tout son poids, mais il n’est pas spécifiquement allemand. Un de nos auteurs favoris pour la description du phénomène est l’universitaire canadien d’origine lettonne, Modris Eksteins. Dans son Sacre du Printemps, qu’il sous-titre La Grande Guerre et la naissance de la modernité, Eksteins décrit effectivement cette Allemagne impériale, si souvent dépeinte comme lourdaude et inextricablement réactionnaire, comme l’exact contraire de cette image d’Epinal. Eksteins fait une place minimale, sinon inexistante à la France, – bien que sa Préface fasse une référence symbolique immédiate, comme un signe à notre propos dont lui-même n’aurait guère eu la conscience, à la bataille de Verdun, à l’Ossuaire et à ses morts. Mais c’est tout pour l’essentiel... Pour l’essentiel en effet, celui de Modris Eksteins, la guerre oppose l’Allemagne et l’Angleterre. C’est la description qu’il fait de l’Allemagne qui nous intéresse, tout en tenant à distance le fondement du propos (Allemagne contre Angleterre), pour y revenir à son heure.

Dans l’espace de temps historique qui sépare la guerre de 1870-71 et la Grande Guerre, voici que l’Europe est emportée par le rythme de la puissance, de l'évolution rythmée vers la puissance comme une gigantesque pulsation, d'un Empire qui va passer en moins de quarante ans de 42,5 (1875) à 65 millions d'habitants (1913), qui va transformer sa population rurale encore paisible en une population urbaine tendue vers un avenir aussi grand qu’un continent, qui va développer tous les grands domaines de la puissance industrielle qui s'impose, qui va épouser l'âge du fer et de l'acier. L'ère de l'expansion allemande de la période, et l’aire que s'aménage ainsi cet Empire, sont en tous points comparables à la montée de la puissance américaine du Gilded Age, presque en parallèle, comme un double. Ce n'est pas un hasard. Comme en Amérique, il naît une nervosité allemande qui va devenir fièvre, ce sera une “fièvre intense” comme on dit alors de l’Amérique, qui est cette sensation du mouvement nécessaire, du mouvement créateur, et, d'autre part, dans la pratique des situations géopolitiques, de la flucht nach vorne (“fuite en avant”). L'Allemagne est moderniste et postmoderne selon notre définition ; en même temps qu'elle accomplit sa modernité, quasiment au nom de l'Europe et placée au cœur de l'Europe, elle est déjà demain, dans le temps postmoderne ; à la fois aujourd'hui et demain, dans le même temps devrais-je dire, et, finalement, faisant son choix et — qui en douterait — abandonnant le passé, comme les Américains eux-mêmes font, selon les symptômes de la névrose identifiés par le docteur Beard. (Le docteur Beard, psychiatre, identifie le premier la névrose en 1879. Il la caractérise aussitôt comme une perte de références et il la qualifie simplement et évidemment de “mal américain” parce que ce mal est d’abord spécifique à l’Amérique : «Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée.» Le docteur Beard est, volontairement ou non, psychologue à la façon de Nietzsche qui se qualifiait lui-même de “psychologue” plutôt que de philosophe, de “médecin de l’âme”, tenant que le philosophe devant l’époque moderniste, doit se comporter comme Hippocrate au chevet de son malade.)

Là-dessus, l'art, la culture, la création moderniste ne peuvent que se déchaîner, dans un Berlin qui ressemble à une ville américaine (Rathenau l'appelle “Chicago sur Spree”). Les deux pan-expansionnismes – le pangermanisme et le pan-américanisme que l’histoire arrangeante définira de façon bien différente, selon les nécessités des conformismes de l’époque – ont des correspondances qui vont par-delà les mers. C'est le rythme, la “vie intense”, la force dynamique du modernisme, et puis voici la culture, et pas n'importe laquelle, la culture audacieuse, créatrice, avant-gardiste et déstructurante, – surtout cela, avec sa “vertu déstructurante” ; cette culture caractérisée par la “vertu déstructurante”, qui est à la fois lourde, effrayante et contraignante comme un rouleau-compresseur et, en même temps, qui est une subtile chimie qui va accomplir la fusion nécessaire du matérialisme et de la spiritualité en un emportement postmoderniste. C'est plus que jamais flucht nach vorne. C'est la fusion extraordinaire entre la puissance colossale de la modernité industrielle, la Technik qu'affectionnent les Allemands (comme, bientôt, les Américains vénèrent la technologie, c'est la même chose et le parallélisme se poursuit), et de l'autre côté la spiritualité de l'élan de l'Empire, de l'élan naturellement pangermaniste. Nietzsche ricane de cette contradiction bien allemande, la marche forcée à la spiritualité et le développement très matériel de la puissance de la Technik, et il ne doute pas que la victime sera l'esprit (Geist). Comment ne pas croire que l'on va vers un choc, une rupture, une catharsis, — et que cela sera la guerre parce que la guerre fait l'affaire, et même, encore plus, qu'il n'y a que la guerre qui fasse l'affaire ? Même les témoins du temps, sans rechercher une explication conceptuelle d'un événement qui n'est pas encore accompli, rendent compte d'une impression qui en est proche simplement en constatant l'évidence quotidienne qui se développe sous leurs yeux (la “chaudière européenne” de Rathenau).

Eksteins nous montre la fièvre qui s'empare de Berlin et de l'Allemagne, et surtout cette fièvre créatrice, presque artistique. Pour l'Allemagne, cette guerre est la poursuite et l'apogée de l'élan qui a précédé et qui la conduit à ce terme ; la guerre n'est pas attendue pour défendre quelque chose, une culture, une conception de la civilisation (on énoncera ces billevesées plus tard, dans le cours du conflit, contraint par la propagande) ; la guerre est en elle-même fusion de la culture, accouchement d'une nouvelle civilisation, parce qu'elle est mouvement, force, élan.

«Pour l'Allemagne, la guerre est donc “eine innere Notwendigkeit”, une nécessité spirituelle, poursuit Modris. C'est une quête d'authenticité, de vérité, d'accomplissement de soi, de ces valeurs évoquées par l'avant-garde avant le conflit, et un combat contre tout ce à quoi celle-ci s'est attaquée, c'est-à-dire le matérialisme, l'hypocrisie et la tyrannie. [...] La guerre devient synonyme d'émancipation et de liberté, “Befreiungs” ou “Freiheitskampf”. Pour Carl Zuckmayer, c'est “une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises”. Franz Schauwecker la considère comme "des vacances de la vie”. [...] Pour [Emil] Ludwig comme pour bien d'autres, le monde s'est transformé du jour au lendemain. “La guerre l'a rendu beau”, dira plus tard Ernst Glaeser, dans son roman Jahrgang 1902. L'instant faustien auquel Wagner, Diaghilev et tant d'autres artistes modernes cherchent à accéder par leurs œuvres, est donné à tout un peuple. “Cette guerre est un plaisir esthétique sans égal”, dit l'un des personnages de Glaeser.» Ainsi Eksteins termine-t-il ce chapitre de son livre sur l'entrée en guerre de l'Allemagne. En entrant dans la guerre, suggère-t-il, l’Allemagne met en scène son sacre du printemps, à l'image de l'œuvre de Stravinsky créée l'année précédente (à Berlin, pas à Paris), qui semblait, tant par la musique que par la danse avec Nijinski, devoir révolutionner l'art, transmuter le monde en quelque chose de complètement nouveau, réussir cette transmutation, retrouver la sauvagerie originelle de l'être et la transformer en une création d'une haute civilisation comme jamais vue dans l’Histoire. Pour l'Allemagne née “par le fer et par le sang” de Otto von Bismarck, août 1914 est une apogée, une création absolument extraordinaire de l'avenir, une création postmoderniste ; l'Allemagne en août 1914, c'est la nation moderne qui crée l'avenir et devient postmoderne, qui devient son propre lendemain en même temps qu'elle est son aujourd'hui, l'Allemagne de la dimension progressiste puis moderniste qui a accompagné, à l'extérieur d'elle-même, sa réputation tout au long du processus de son affirmation nationale et impériale qui mène de 1848-1862 à 1914. Le moment semble se concentrer en cet instant où la réalité, soudain transfigurée, rencontre le rêve et se réalise en lui, et bien sûr fait du rêve la nouvelle réalité.

Et l'on songe, à lire ces remarques et à méditer ces réflexions, que c'est comme par hasard que l'Allemagne ait, sur son chemin, trouvé la France. Les deux nations montaient au front, dans ces journées torrides d'août 14, mais elles n'étaient pas du même univers. La guerre qui en résulta fut, comme on s'en serait douté, une guerre terrible.

 

Extrait-II (Troisième Partie)

Tout cela est bel et bon mais en quoi le propos concerne-t-il la Grande Guerre et notre Verdun au bout du compte ? En ceci que se complète notre schéma de la psychologie politique et historique d’une France à l’histoire compliquée mais constituée en une force stabilisatrice dans l’Histoire, une force structurante. Cette force tient alors une place fondamentale dans la Grande Guerre comme elle se découvre désormais, – la Grande Guerre, non pas désordre complet et insensé mais théâtre cruel et sanglant de l’attaque du désordre déstructurant contre l’ordre structurant. Dans cette interprétation, c’est la France, vieille nation historique et protectrice de l’harmonie et de l’équilibre, qui subit l’attaque des forces déstructurantes qui se sont installées au cœur de l’Europe (la «chaudière européenne» qu’est devenue l’Allemagne), et Verdun en est la scène privilégiée. Dans ce cadre, comme notre interprétation elle-même le sollicite, les nations subsistent mais leur affrontement passe au second plan et l’on doit retenir principalement qu’il s’agit de cet affrontement entre forces structurantes et forces déstructurantes qui va au cœur de l’appréciation historique, quand l’Histoire se fait miroir de l’enjeu d’une civilisation qui a atteint les limites du monde et les interrogations ultimes. Notre observation constante sur le rôle joué par la “modernité” sous la forme de sa production des plus hautes technologies de guerre prend ici toute son ampleur («[l]a bataille de Verdun est caractérisée par un gigantesque déluge de feu dû à l’artillerie, qui représente alors le summum de la modernité dans la technologie guerrière…»). Le soldat français de Verdun, qui a organisé et proclamé sa résistance dès la première heure, dès les premiers obus, est celui qui a résisté en premier au déluge de la ferraille moderniste, en s’appuyant sur la référence historique de la France, sur son instinct national transformé en un instinct de civilisation, ce que la France décrite par Curtius et Sieburg permet effectivement. Le soldat allemand, un moment abusé et grisé par l’illusion de la victoire dont ses chefs eux-mêmes ne savaient par quel bout la prendre tant ils étaient aveuglés, eux, par l’illusion de la puissance, rejoindra bientôt son adversaire français en représentant la partie sombre de la réaction humaine, l’amertume, la tristesse et l’abandon, devant l’usage de la ferraille moderniste contre l’homme. (Lui aussi, le soldat allemand, subit la tyrannie destructrice de la mitraille de fer et de feu.)

Les autres interprétations retrouvent alors leur vraie place, qui est secondaire. La globalisation du début du XXème siècle, jugée comme le plat principal de la période, la concurrence entre l’Allemagne et l’Angleterre, cerise sur le gâteau de l’interprétation anglo-saxonne, n’est plus qu’un en-cas que l’on réchauffe périodiquement pour réaligner l’interprétation historique selon les exigences du temps. Notre conflit entre forces structurantes et forces déstructurantes détermine au contraire une place essentielle de la Grande Guerre dans la continuité historique de l’ère moderne, depuis la XVIIIème siècle ; le règne de la machine et “le choix du feu” autour de 1800 selon Alain Gras (le choix de la thermodynamique comme force fondamentale de la technique) ; notre entrée dans l’ère de l’anthropocène, du terme utilisé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour désigner l’ère géologique nouvelle (également autour de 1800) marquant l’irruption de l’activité humaine comme “force géophysique planétaire”, conduisant à la crise climatique qui embrase notre temps historique. Verdun trône au sommet de cet épisode de la Grande Guerre, comme l’affrontement fondamental entre ces deux forces, et la seule occurrence dans l’histoire moderne où la preuve a été faite que les forces structurantes pouvaient résister à l’ouragan de feu de la déstructuration.

Ainsi l’Histoire rejoint-elle à visage découvert le cheminement catastrophique de la modernité, pour lui donner une dimension morale et une dimension héroïque. Les âmes de Verdun ont accompli leur devoir et Alan Seeger était au rendez-vous. «Mère, voici vos fils…»

 

 

Extraits de La grâce de l’Histoire

Extraits – Premier Livre, Première Partie (De Iéna à Verdun)

La Grande Guerre a éclaté parce que la réalité géographique, ethnologique et psychologique de l’Europe était précipitée dans le déséquilibre, parce que la dynamique déterminée par ses composants et exprimée dans sa politique et son économie était devenue insupportable. L’Europe était entraînée dans une dynamique de déstructuration. (“Déstructuration”, qui est l’opération précisée et détaillée d’une “déconstruction” menée dans les parties essentielles, est un mot qu’on retrouvera souvent dans ces pages.) Le phénomène de l’immédiat avant-guerre jusqu’à la Grande Guerre pourrait solliciter l’analogie de la catastrophe tellurique ; il ressemble à ce phénomène de la croûte terrestre qui se craquelle, se fend et éclate enfin sous la pression des forces du feu déchaînées par le cœur en fusion du monde. Les guerres européennes, entre 1815 et 1914, ont des causes humaines et terrestres, référencées, compréhensibles même si elles sont condamnables, exprimées par diverses plumes même si elles ne sont pas à mettre entre toutes les mains. La Grande Guerre – comme peut-être 1870, qui l’annonce – diffère de tout cela. Découvrant la rareté de ces “sources”, comme ils disent, des causes de la guerre, les historiographes assermentés se trouvent emportés dans le scepticisme soupçonneux ; lorsqu’ils rencontrent la suggestion, qui sied parfaitement aux exigences du système, que cette guerre n’a aucun sens, les voilà qui exultent ; l’explication et eux, on ne se quitte plus. Pour mon compte, c’est à l’inverse que je vais aussitôt ; sans cause conjoncturelle décisive, convaincante, exclusive, cette guerre est évidemment compréhensible par une immense cause structurelle ; l’immensité de la catastrophe en répond.

De quelle explication s’agit-il ? La Grande Guerre de 1914-1918, jusqu’à son terme, en 1919 (les Traités), achève un cycle marqué par la montée d’une puissance industrielle et technologique, au point où les composants du phénomène forcés par les pressions paroxystiques de cette situation ne peuvent plus se côtoyer ni, bientôt, se supporter. Les observations les plus remarquables sur cette sorte de “mystère historique” qu’est la cause du déclenchement de la Grande Guerre, ce soi-disant “mystère historique” justifiant après tout pour les historiographes que la guerre soit interprétée comme n’ayant aucun sens, m’ont paru toujours être de l’ordre du psychologique. Cet ordre seul rend compte de la marche inéluctable, et malheureusement justifiée par la puissance même du processus, vers la guerre. L’argument est d’une puissance irrésistible.

«En 1933, l'excellent Jules Isaac (des fameux livres scolaires Malet et Isaac) consacra une étude détaillée aux origines de la guerre. Il écrivit, parce que l'historien était aussi témoin, et même acteur, et que, retour de la guerre, il devait cela à son ami Albert Malet, tombé en Artois en 1915. “Quand le nuage creva en 1914, quel était le sentiment dominant parmi nous [en France] ? La soif de revanche, le désir longtemps contenu de reprendre l'Alsace-Lorraine ? Tout simplement, hélas, l'impatience d'en finir, l'acceptation de la guerre (quelle naïveté et quels remords !) pour avoir la paix. L'historien qui étudie les origines de la guerre ne peut négliger ce côté psychologique du problème. S'il l'examine de près, objectivement, il doit reconnaître que, depuis 1905 (à tort ou à raison), on a pu croire en France que le sabre de Guillaume II était une épée de Damoclès.”»

Il semble alors qu’il y a une force historique qui s’apparente à la fatalité dans la venue du conflit, un sentiment à mesure éprouvé pour la venue du conflit, et d’ailleurs cette fatalité accueillie comme telle, souvent avec résignation (en France), souvent avec enthousiasme (en Allemagne). La psychologie, que nous avons sollicitée pour nous présenter une appréciation de l’inéluctabilité du conflit, ne fait, en cette occurrence, que rendre compte de la pression fondamentale de cette force historique, dont elle est complètement habitée. Le mouvement, l’élan terrible et irrésistible se nourrit aux courants les plus fondamentaux de l’Histoire. Pour bien le mesurer et embrasser sa substance, notre description doit se référer à ces mêmes forces. Notre remontée dans l’Histoire suivra donc une géographie des événements qui nous est particulière, qui cherche à prendre en compte l’essentiel en le dégageant des scories de l’accessoire qui font les choux maigres des historiographes de tous les temps, particulièrement des nôtres, plongés dans la tâche noblement rétribuée de justifier les médiocrités du présent par l’interprétation sollicitée des accidents du passé. (Cela est également nommé, – c’est une deuxième définition : “devoir de mémoire”.)

[…]

En vérité, la Grande Guerre a un seul visage, qui la définit tout entière, et c’est celui de Verdun. Les autres morts, les autres victimes et les autres héros savent bien qu’en parlant de Verdun, personne ne leur ôte rien de ce qui leur est dû, et moi-même n’ai pas le moindre doute ni ne me charge du moindre remords à ce propos. Trouvez-lui à ce visage, si cela vous sied, dans les orbites vidées d’un crâne fracassé et les gémissements de la chair martyrisée, les signes des théories qui vous enivrent aujourd’hui, saisissez ainsi l’occasion de votre leçon de morale, de votre catéchisme, et proclamez enfin, comme ils font si souvent devant les champs apaisés de la bataille, que tout cela “n’a pas de sens” ; vous n’êtes pas de mon parti ni de mon état d’âme, et il s’avère par conséquent que je parle d’un Verdun que vous ne connaissez pas et que vous ne rencontrerez jamais. Pour moi, Verdun hurle la Grande Guerre, et la terrible bataille donne tout son sens à cette guerre. Sorti de la visite des champs de la bataille, vous n’en doutez plus une seconde : tout cela, toute cette horrible tuerie qui vous glace les os, – tout cela a un sens, et il s’agit d’un sens terrible et bouleversant, le néant de l’entropie vu au fond des yeux, et bienheureusement arrêté un instant. Il n’est alors pas temps de se défausser du jugement tragique une fois que l’émotion sublime vous l’a suggéré ; lorsque vous avez ressenti cela dans votre chair, c’est-à-dire dans votre âme, il faut n’avoir de cesse de l’expliquer à ceux qui vous accordent leur attention.

Lorsque Paul Valéry, accueillant le maréchal Pétain à l’Académie Française en 1931, dit dans son discours de rigueur cette phrase fameuse qui enlumine tous les musées consacrés à la chose : «Verdun, c’est une guerre toute entière insérée dans la Grande Guerre», il a raison, mais je crois qu’il ne va pas au bout de cette pensée. Verdun, la bataille, est si complètement insérée au cœur de la Grande Guerre et si complètement autonome pourtant, si spécifique, ses dimensions, son déchirement, sa grandeur tragique, son sens enfin, sont si éclatants qu’ils finissent par contenir et absorber le reste, et alors Verdun est la Grande Guerre. Comme la guerre elle-même, comme nous avons commencé à la définir, Verdun est une bataille “révolutionnaire”, où, miracle parfait, les structures de résistance à la révolution qui avance en écrasant tout et en réduisant l’univers à l’entropie (pourrait-on inventer le néologisme d’“anthropie” ?) font face victorieusement ; la “révolution”, certes, lorsque nous parlons de la ferraille hurlante, de ces millions d’obus allemands qui, dès les premières heures, devaient, en réduisant à néant les structures du monde, tout emporter jusqu’à l’entropie réalisée, jusqu’à l’oubli définitif dans la nuit des temps et dans le fond des abysses de l’univers du monde ordonné qui avait existé auparavant. Il se trouve, nous l’avons déjà écrit et devons le répéter sans cesse, qu’à cet instant l’Allemand c’est la modernité et le progrès, – et voilà que cela doit laisser à penser, – à propos de la modernité et du progrès, bien plus que de l’Allemand…

Je considère les acteurs de “la plus grande bataille de tous les temps”, donc de la Grande Guerre per se, déloqués de leurs défroques arrangeantes, débarrassés des étiquettes qui conviennent aux réductions des esprits policiers, quittes des andragogues qui formatent dans le bon sens nos esprits dispersés, qui veillent à la discipline dans les rangs ; je ne m’intéresse guère aux nationalités, encore moins à leurs soi-disant “nationalismes” qui rencontrent les préoccupations des bistrots chics ; je prends les acteurs comme des êtres soudain sublimés pour figurer dans une bataille paroxystique de l’affrontement ultime à l’intérieur d’une civilisation qui a chu et qui a pris l’espèce entière dans ses rets. A cette lumière se mesure la grandeur de cette bataille, et il se justifie qu’on la prenne pour la Grande Guerre elle-même, la Grande Guerre “tout entière” rassemblée dans cet événement sublime et eschatologique, et sublime parce qu’eschatologique. Il se passe qu’à Verdun on se compte, sur l’autel d’une crise qui doit nous apparaître comme inouïe, qui passe sans aucun doute tout ce qui a pu être pensé, et même imaginé en matière d’explications convenues. Que m’importe s’ils ne rendent compte de rien de cela, ces acteurs ; l’homme n’est pas sur terre pour nous instruire de la raison qu’il a d’être sur terre, mais pour vivre cela intensément, et même s’il s’agit de mourir, mourir alors. Il y a dans ce destin, une fois qu’il s’impose à nous et qu’il s’avère inéluctable, quelque chose de grandiose et il y a l’essentiel de cette tragédie qui justifie que l’histoire soit autre chose que le récit consentant des apparences passées, entretenues pour pouvoir servir nos desseins présents.

En proposant que la Grande Guerre soit contenue, définie, concentrée dans Verdun seul, on ne la “réduit” pas malgré l’apparence quantitative, on l’élève à l’appréciation qualitative qui convient. Verdun en soi résume comme le ferait une épure le jugement que Guglielmo Ferrero portait au printemps 1917, alors que Verdun venait de s’achever, sur l’affrontement entre “idéal de perfection” et “idéal de puissance” ; et il parle, au fond, comme si tout était dit, comme si, effectivement, Verdun avait suffi pour exprimer toute la tragédie et toute la signification profonde de toute cette guerre ; et il nous signifie qu’il importe déjà d’en tirer la leçon et de comprendre que rien n’est fini, qu’au contraire elle, cette bataille devenue cette guerre, ouvre le paroxysme de la grande crise de la civilisation qui vient jusqu’à nous…

«L’idéal de perfection est un legs du passé et se compose d’éléments différents, dont les plus importants sont la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. L’autre idéal est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine. […]

»C’est pour cette raison surtout que la guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée. Cette immense catastrophe a montré au monde qu’il n’est pas possible de vouloir en même temps une augmentation illimitée de puissance et un progrès moral continuel ; que tôt ou tard le moment arrive où il faut choisir entre la justice, la charité, la loyauté, et la force, la richesse, le succès.»

[…]

On nous instruit de la Grande Guerre, au long des jours ternes et effrayants de notre temps oppressant, en termes savants sans aucun doute, avec tant de détails, de précisions, de données irréfutables et scientifiques, mais enfin, au bout du compte, comme on compose une image d’Epinal ; la complexité de la composition n’empêche pas la naïveté, et éventuellement la duplicité si l’on insiste pour baptiser “science historique” cette naïveté. L’image obtenue s’arrange bien pour nous confirmer le catéchisme qui nous sert de description de notre temps présent, de ses certitudes et de ses prétentions ; oui, c’est effectivement le cas ; la Grande Guerre comme nos historiographes scientifiques et vertueux la voient pour nous, et comme nous la voyions par conséquent avant de nous reprendre, correspond exactement à ce qui est nécessaire pour que nos grands choix présents de conception du monde, je dirais même nos grands choix de perception du monde comme si la perception était une chose que l’on choisit, se trouvent parfaitement confirmés. Le passé arrangé à cette sauce nous enferme dans une prison de l’esprit, condamnés à connaître du temps présent ce qu’on nous autorise aujourd’hui à en savoir ; et nous voilà conduits à choisir entre la liquidation spirituelle de l’opprobre et de la censure accusatrice si nous émettons quelque doute, et le camp de rééducation de l’idéologie régnante pour le reste. Leur interprétation de ce passé-là enferme notre interprétation du temps présent comme jamais aucune foi ni aucune idéologie ne le firent auparavant. Insurrection et résistance contre cela sont les choses à faire, et rien d’autre. (Moi-même, qui écris cela, qui m’insurge et résiste, qui doute parfois, également. C’est pour cette cause aussi que ce livre est écrit, pour dire que qu’insurrection et résistance sont aujourd’hui du domaine vital, et que le doute n’est là que pour témoigner de la faiblesse et de l’incertitude humaines, de la difficulté qu’il y a parfois à maintenir cette résolution pourtant si nécessaire.)

La Grande Guerre est un événement inéluctable et inévitable. Son embrasement ouvre la crise de l’Age du feu. «[L]a guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée… », écrit Ferrero. La Grande Guerre a fait éclater le monde civilisé, qui était de plus en plus écrasé, compressé horriblement, dans le cadre de la machine du progrès et de la technologie qui installe son empire. La globalisation était en place avant la Grande Guerre ; ses épigones nombreux ne cessent de nous le rappeler pour en suggérer la pérennité presque comme si c’était la nature du monde, après avoir pris la précaution d’affirmer péremptoirement, comme en passant et comme si la chose allait de soi, que la Grande Guerre ne fut qu’un accident absurde et obscène qui n’aurait pas dû avoir lieu, dont cette même globalisation se lave les mains. «C’était une époque où les capitaux circulaient librement, comme les personnes et les biens, écrit le professeur américain Fromkin de l’université de Boston, comme s’il redécouvrait le paradis perdu. Une remarquable étude actuellement en cours, sur le monde de l’an 2000, nous apprend que la mondialisation [c’est une faute d’interprétation fondamentale encore plus que de traduction : nous dirions “globalisation”] était plus généralisée avant 1914 qu’elle ne l’est de nos jours.» Le bonheur au plus près, dirait-on en termes de marine à voile et de lampe à huile.

Las, on ne sépare pas, sinon pour céder à l’arbitraire de la théorie, deux dynamiques globales aussi imbriquées l’une dans l’autre, aussi mère et fille, et sœurs jumelles. En même temps que la globalisation et dans son cadre, dans sa dynamique et conformément à sa dynamique, se développait une brutale expansion, disons même une explosion de la modernité, comme une métastase touchant tous les domaines de l’activité et de la pensée humaine. L’esprit progresse au rythme de ce qu’il croit créer. La globalisation est bien le schéma déstructurant du temps de paix de l’âge du choix du feu, qui se décrit mieux par le besoin de rupture déstructurante que par toutes les descriptions poétiques faites à propos de la concorde universelle. Les grandes inventions de la deuxième moitié du XIXème siècle, jusqu’au tournant du XXème, – le développement du chemin de fer, du bateau à vapeur, de l’automobile, bientôt de l’avion, de l’électricité, etc., – ponctuent le progrès du tintamarre extraordinaire et bouleversant de l’explosion technologique qui les accompagne. Les jeunes puissances industrielles donnent ainsi, par les outils qu’elles se créent elles-mêmes au service de leur dynamique déstructurante, un sens terrible à l’“idéal de puissance” que mentionne Ferrero, – et l’on parle ici, le lecteur s’en doute, des Etats-Unis et de l’Allemagne, bien plus que des autres. L’idéale et idyllique globalisation était en place et les conditions de l’explosion de la Grande Guerre se développaient naturellement, comme on l’a vu, dans ce premier cas avec la “chaudière” allemande au centre de l’Europe avant d’en venir à d’autres occurrences. La Grande Guerre est également l’enfant incontestable de la globalisation, en ceci que ce processus déstructurant par essence ne cesse d’accumuler les tensions encore dissimulées qu’il suscite, exactement comme l’on bande un arc, comme l’on accumule l’énergie contenue dans la torsion d’un filin encore retenu dans un cadre contraint ; enfin le cadre cède et la rupture survient, comme un torrent, comme un barrage soudain brisé. La Grande Guerre est cette rupture, première crise paroxystique de la globalisation enfantée par le choix du feu. On comprend évidemment qu’elle est pour nous, dans notre temps de crise, l’événement du passé qui est le plus directement lié à nous, qui nous précède et nous annonce, qui est déjà nous et notre crise.

Les hommes de grand esprit qui vécurent cela, de Ferrero à Valéry, comprirent aussitôt l’événement de la Grande Guerre dans ce sens. La génération qu’ils annoncent, de 1919 à 1933, le comprend également dans ce sens et se lance dans l’examen des causes et des racines de la chose. Les clercs et les cafards, eux, se sont empressés depuis de tenter de réduire ce même événement aux catastrophes qui suivirent, en l’en faisant dépendre étroitement, en lui déniant tout sens sinon celui que, rétrospectivement, selon la rengaine de leur XXème siècle exécuté à partir de leur partition bien connue, on pourrait lui donner ; ce “sens autorisé” de la Grande Guerre est réduit à l’alternative – la boucherie honteuse qui porte la marque infamante des nationalismes ou l’absurde boucherie qui n’a pas de sens. Laissons clercs et cafards à leurs luxueux séminaires et poursuivons.

 

Extrait – Premier Livre, Troisième Partie (1910-1933…)

La Grande Guerre, donc, elle non plus, ne se définit ni ne se comprend par des idées. On connaît la musique, qui résonne dans la rengaine de la dictature intellectuelle et universitaire qui accable notre destin ; quelques mots et expressions toutes faites, à la lettre près, “le déchaînement des nationalismes”, “une tuerie incompréhensible”, l’un ou l’autre, et d’autres encore, toujours le standard du jugement de série, comme la pensée figée de l’élève zélé d’une réflexion assermentée, la geste conformiste décrite pompeusement comme une geste héroïque ; l’affaire est entendue, la Grande Guerre réduite à l’étiquette, reflet et transcription laborieuse de cette pâle dictature de nos rédactions et de nos chaires ; l’étiquette aussi changeante que les énervements de cette dictature, et sa sensibilité aux caprices de la rose des vents, qui va et qui vient, qui ira et qui viendra encore… Laissons tout cela aux pensées courtes et passons aux choses sérieuses.

La Grande Guerre ne se définit ni ne se comprend par des idées parce qu’elle est d’abord matière, et matière en fureur. C’est une “guerre révolutionnaire” au sens que suggère Guglielmo Ferrero quand il analyse la campagne d’Italie de Bonaparte. (Nous y avons fait une allusion rapide.) L’analyse de Ferrero est que la guerre de Bonaparte, d’ailleurs menée par le général avec la plus grande prudence hiérarchique, en suivant attentivement les instructions du Directoire, est un événement qui, par sa brutalité et son irrespect des “coutumes” policées de la guerre du XVIIIème siècle, brise les structures politiques et sociales, en même temps que les psychologies qui les soutiennent, et rend les unes et les autres, par le fait matériel de la rupture brutale, de la désintégration qui s’ensuit, extrêmement vulnérables aux pressions de la force, qui expriment justement aussitôt une incitation terroriste et impérative aux arrangements révolutionnaires. Ce ne sont pas les idées qui fomentent les révolutions mais la destruction des structures existantes par la brutalité de la guerre qui rend possible, sinon facile, sinon évidente comme un tourbillon fou aspire dans le vide qu’il crée tout ce qu’il happe dans sa dynamique, la pénétration des idées révolutionnaires sous la forme du diktat du désordre bien plus encore que du conquérant ; c’est la puissance mécanique qui compte et crée l’illusion de l’ordre (qu’on le nomme “révolutionnaire”, “soviétique”, plus tard “libéral”, qu’importe les étiquettes qui sont justement ces idées entrées par effraction…) ; c’est la puissance des armes et du maniement de ces armes, la façon dont on réduit l’adversaire en détruisant physiquement les structures qu’il a fabriquées, et non la soi-disant “puissance” des idées ; c’est l’inverse de l’harmonie et donc de l’ordre.

Nous précisons davantage cette définition et, en cela, nous semblons aller un peu plus loin que Ferrero, ce qui s’explique aisément pour lui qui n’a pas mesuré sur la perspective toute la puissance brisante de la technologie. Cette “guerre révolutionnaire”-là (celle de 1914-1918) l’est per se, indépendamment des idées, y compris à son origine et dans ses intentions. La chronologie qui place sa naissance pendant la Révolution, au service de la Révolution, rend difficile de distinguer cet aspect mais celui-ci nous apparaît évident sur le terme, et, bien sûr, avec l’exemple éclairant de la Grande Guerre qui est le contraire d’une “guerre révolutionnaire” lors de son déclenchement – qui le devient, justement, dans son cours, parce qu’elle brise tout, installe le désordre, laisse le champ libre à l’expansion frauduleuse des idées, qui semblerait comme une explosion vertueuse des idées et qui l’est d’une vertu faussaire, celle à laquelle nous commençons à être accoutumés ; “l’explosion des idées”, certes, et l’on pourrait mieux désigner la chose, alors, comme une maladie contagieuse et foudroyante, sans prendre garde en aucun cas à son contenu ni entretenir quelque jugement sur ce contenu, sans parti-pris si vous voulez ; “l’explosion des idées” comme une pandémie des idées répandue sans préparation, mécaniquement, sur un territoire soudain rendu propice par la calamité des destructions matérielles de la guerre qui brise et saccage tout et que nul n’a vu venir. (En 1914, Lénine n’a plus aucun espoir d’imposer ses idées ; c’est chose faite, trois ans plus tard.) Il y a une réelle substance de la “guerre révolutionnaire”, qui repose dans la matière même et dans la dynamique qui lui est imposée par l’explosion de la guerre, avec les effets sur les structures en place, naturelles et physique, sociales, politiques et psychologiques. Cela n’inclut en rien l’idée, au départ, et l’idée “révolutionnaire” n’est plus qu’habileté d’opportuniste ou dans le meilleur des cas un prétexte.

Certes, à ce point, on pourrait nous faire grand reproche de faire si piètre cas de ces choses, ces “idées” qui, selon le sens commun, et le sens commun le plus élevé, ont “soulevé le monde”, ont “bouleversé le monde”, etc. – les Lumières, les idées révolutionnaires et tout le reste… Ce n’est pas la substance, la valeur, voire la force des idées que nous mettons en cause. Ce sont des réalités qui existent, qui subsistent et qui subsisteront, qui ont une fécondité, qui ont engendré bien d’autres pensées, ont nourri et enrichi l’esprit et l’ont fait progresser. Que dire de plus pour marquer la révérence et le respect que nous faisons à leur égard ? Notre propos ne porte pas sur leur substance et leur grandeur éventuelle mais bien sur la place qu’elles occupent, et, par conséquent, leur influence, dans le récit que nous offrons d’événements qui ont été, jusqu’ici, au contraire, quasi exclusivement interprétés au seul profit de la puissance des idées. Notre propos est que cette période que nous décrivons, qui est vraiment, pour ce cas bien particulier du récit, le début d’une nouvelle “civilisation” lorsqu’on la prend à son origine de la “guerre révolutionnaire” de l’extrême fin du XVIIIème siècle, voit l’affirmation soudaine de la domination brutale de la matière, et ici la matière brisante et déstructurante des armes ; la force même de la réalité conduit ces idées, fussent-elles si pleines de brio, à occuper une position d’asservissement, de second ordre, d’abaissement jusqu’à ne compter pour rien, littéralement pour rien, dans l’instant qui compte, celui où tout se rompt et se brise sous la force déstructurante et irrésistible de la ferraille des armes.

Nous en concluons évidemment que ce qu’il y a de révolutionnaire dans “la guerre révolutionnaire”, c’est la méthode et nullement l’esprit, la dynamique et nullement la pensée ; la tension de rupture imposée à la psychologie et nullement la spéculation développée par l’esprit. Nous proposons l’idée qu’une “guerre révolutionnaire”, tout en gardant cette définition au départ, devrait être plus justement décrite, si l’on veut aller au détail de la machinerie et de ses effets, comme une “guerre déstructurante”. (Cela ne suppose pas du tout une volonté préalable de déstructuration ; avant les trotskystes, les anarchistes et certains de leurs héritiers néoconservateurs qui utilisèrent l’idée de creative destruction, la plupart des révolutions fondaient leur crédo sur l’ambition d’une structuration parfaite. On est passé de l’idée structurante à son application dans le monde réel, c’est-à-dire dans les choses et le chef des hommes, application par le biais de la violence qui brise à chaque fois davantage l’essentiel des structures, – au rythme du progrès, serions-nous tentés de dire, – l’idéale structuration impliquant d’abord l’inévitable déstructuration, seule réalité tangible du processus avant de juger du reste, – s’il y a un reste à juger. C’est bien dans ce domaine de la gestion des méthodes, des avancements et du camouflage de la destruction des structures qu’il est laissé quelque place à l’idée pour s’exprimer, essentiellement pour nous faire prendre la déstructuration, ou creative destruction, comme le stade ultime avant le stade de l’idéale structuration.)

Ainsi libère-t-on complètement l’événement de l’enchaînement trompeur à une idéologie, à une époque, à une chapelle et à des intérêts. Le constat peut alors convenir parfaitement pour les “guerres révolutionnaires” du XXème siècle. Le fracas et la puissance brisante de l’armement moderne dominent tout, déterminent l’essentiel, imposent la stratégie et justifient la tactique. Bien entendu, il faut garder l’idée que le complet refus des lois de la guerre qu’on observe dans ces conflits (comme Ferrero l’observait pour les guerres de la Révolution par rapport aux guerres du XVIIIème siècle), ces lois souvent qualifiées de “bourgeoises” pour l’occasion et pour s’en arranger à bon compte, renforce le caractère révolutionnaire et déstructurant de la guerre. A partir de cet état de fait du caractère établi hors des normes et des lois, les idées pourront être introduites en faisant croire qu’elles sont les causes de la pression révolutionnaire alors qu’elles n’ont fait qu’échapper à leurs instigateurs, indifférents au caractère systématiquement totalitaire et abstrait de la plupart des doctrines qu’ils ont édifiées ; créant en cela une situation psychologique où il devient, déjà en 1792, difficile de savoir de laquelle – de la réalité ou du propos sur la réalité – sont issus le vrai et la représentation du vrai ; cette situation, elle-même déjà révolutionnaire, ne peut que briser les structures avant tout autre acte, au rythme où s’accroît l’emprise paradoxale de la puissance-progrès, reléguant les idées pourtant au faîte de leur apothéose au rang de comparses approximatifs qui ne feront que profiter des portes violemment ouvertes par la puissance déstructurante de la force déchaînée pour s’installer comme en terrain conquis – mais détruit... Même ce refus des lois de la guerre, notamment dans les moments décisifs comme au moment d’une déclaration de guerre qui n’est pas faite du tout ou pas faite en temps utile, est souvent dicté par le souci de profiter à l’extrême de tous les “avantages” de l’usage des armements modernes, de leurs effets de fracas et de rupture. Là aussi, la furieuse matière de l’armement règne et inspire le respect, ou plutôt l’irrespect de la loi.

Notre véritable intérêt ici est d’appliquer la formule à la Grande Guerre, pour en faire en réalité la guerre la plus révolutionnaire, et par conséquent la plus déstructurante, que l’on ait vue et connue. Nous justifions ce jugement par l’appréciation que la Grande Guerre est le conflit majeur qui apporta, relativement à ce qui précède, le plus de bouleversement dans la brutalité de la guerre. La Grande Guerre est “en réalité la guerre la plus révolutionnaire […] que l’on ait vue et connue”, comme nous écrivons plus haut, parce qu’elle est, relativement au cadre où elle survient, à la situation structurelle qui caractérise le temps historique qui la fait naître, la guerre la plus déstructurante qu’on ait vue et connue et qu’on puisse imaginer. Nous parlons alors d’événements physiques, de la brutalité de la ferraille et du feu, des obus s’abattant par nuées orageuses et furieuses, de la terre saccagée et martyrisée, des forêts pulvérisées, des maisons incendiées ; nous parlons des hommes massacrés, démembrés, répandus dans leur sang et dans la boue, de leur psychologie soumise au pilonnage du bruit et du choc, soumise à leur propre peur, à leur panique, à leur angoisse. Tout cela doit être conçu dans un domaine marqué par la rapidité de l’orage de feu, par l’inéluctabilité de l’“orage d’acier”. On ne sait d’où cela vient ni à quel instant mais on sait que cela peut venir à chaque instant et de n’importe où. Nous ne voyons pas qu’on puisse décrire une situation plus révolutionnaire, plus radicale, qui annihile l’esprit et emprisonne la perception, tyrannise le sentiment et enchaîne la pensée ; nous ne voyons pas qu’on puisse trouver une dynamique plus déstructurante.

Par rapport à ce qui précéda chronologiquement, la Grande Guerre, répondant ainsi au concept de “guerre totale” considéré dans ce cas du point de vue psychologique et historique, impose tout cela comme une contrainte contre laquelle nulle révolte n’est possible. Plus aucune partie du territoire ou de l’espace impliqués ne semble pouvoir lui être interdite, par son action subie directement ou indirectement. Elle enserre, emprisonne, verrouille l’être ; elle répand cette force en une dynamique épouvantable qui détruit et déstructure la psychologie collective d’une époque ; elle est déstructurante comme jamais aucun événement guerrier ne fut avant elle, ni après elle puisqu’à partir d’elle on était averti que la guerre était devenue cet événement universel dont nul n’échappait intact – et qu’entre-temps, d’ailleurs, par sa violence même, l’essentiel avait été acquis, la déstructuration révolutionnaire menée décisivement. La violence même de l’événement, sa longueur, sa persistance, son enfermement dans un processus de destruction aveugle, conduisent effectivement à une déstructuration révolutionnaire presque achevée, jusqu’au nihilisme même, une déstructuration pour laquelle aucune alternative n’a été conçue, aucune suite n’est prévue, comme si la déstructuration devenait l’événement même de la guerre, dépassant la guerre. (Ce dernier point – peut-on concevoir, enfin, une définition qui fasse d’une guerre un événement plus important que celui qui est défini par les divers caractères et conséquences de cette guerre, en envisageant des effets métahistoriques qui la précèdent, la dépassent et la transcendent? L’événement de cette puissance déstructurante déchaînée à ce carrefour central de l’Histoire ne fait-il pas décisivement de la Grande Guerre, outre ses terribles caractères propres, la plus importante de toutes?)

Mais est-ce la guerre elle-même, conçue comme un concept abstrait et comme l’objet arrangeant de nos dénonciations idéologiques, qui provoqua cela? Est-ce même cette guerre-là, conçue de façon plus précise, c’est-à-dire la politique, les idéologies, les mœurs et la société caractérisant l’événement? La question mérite sans aucun doute d’être posée, et l’on comprend déjà que c’est pour proposer une réponse négative.

Nous devons revenir à l’idée suggérée par Ferrero et que nous avons adoptée et développée ; ce qui fait la différence et la spécificité de la chose, et dans la Grande Guerre c’est l’évidence, ce sont les moyens, c’est-à-dire la mécanique, la technologie, – c’est-à-dire le progrès. Prenez Verdun et ôtez aux hommes la disposition du canon, qu’avez-vous alors ? Une escarmouche sans conséquence, un affrontement de siège qui laisse quelques centaines de morts, un ou deux milliers au plus, et, très vite, en trois ou quatre jours, les Allemands ayant mesuré la position inexpugnable des forts français, quittant la place et abandonnant leurs projets. Non, d’ailleurs, ôtez le canon et vous n’avez pas de bataille ; les Allemands n’en auraient jamais eu l’idée puisque l’idée leur est soufflée par le canon lui-même. Ce fait de la puissance de la technologie et des moyens que lui donne le progrès emprisonne, explique, oriente, rythme la Grande Guerre ; c’est à cause de lui qu’on part en guerre pour une guerre de trois mois et qu’on y reste quatre ans ; c’est à cause de lui que le soldat porte en août 1914 des pantalons garance, qu’il faudra vite teindre dans la couleur de la terre dévastée et saccagée. Tout cela est curieusement porté au débit des hommes qui partirent à la guerre, comme s’il leur était reproché de n’être pas assez barbares, pas assez assassins et cruels, pas assez prédateurs et nihilistes de n’avoir pas prévu la tuerie insupportable que susciterait le progrès des armes, – pas assez progressistes en ce sens, puisque c’est le progrès qui leur donne les moyens d’être barbares, assassins, cruels, prédateurs et nihilistes, jusqu’à les y pousser, – non, jusqu’à les y obliger en vérité puisqu’il s’avère que “tout cela” c’est le progrès même.

Nous en concluons que nos clercs ont fait une erreur remarquable dans l’arrangement du procès, si le reste est bon. Leur procès fait à la Grande Guerre est le bon sauf qu’il ne concerne pas la guerre elle-même mais le progrès. Nous voulons bien entendu exprimer dans ce jugement, le nôtre cette fois, qu’il nous paraît déloyal et fort intéressé, dans le cas de la guerre et de celle-ci en particulier, de cantonner le progrès, lorsque même on en parle, dans la position d’un comparse accessoire ou d’une sorte de fatalité vaguement évoquée et qu’il faut bien accepter, tandis que la responsabilité va à ceux qui en font usage, qui sont en général classés dans des catégories idéologiques infâmes (nationalistes, réactionnaires) ; au contraire, notre propos est que la responsabilité va à la puissance du progrès, à ce deus ex machina nécessairement supérieur qui, par son activité et par les pressions qu’il exerce, impose les règles de la guerre tout en favorisant les tensions qui conduisent à la guerre. En vérité, la matière, la ferraille, le feu nous dictent notre conduite, ignorant avec superbe, sinon mépris, notre volonté soudain affolée ; l’on voit bien que si certains avaient voulu, à l’été 1914, fédérer leur opposition à la machinerie tonitruante de la guerre en progrès (les appels désespérés de Romain Rolland à sa propre famille politique), ils ne l’auraient pu ; de même, selon ce semblable et impitoyable entraînement irrésistible, est-il impossible aujourd’hui d’arrêter le progrès et sa terrifiante dynamique technologique ; nous sommes forcés jusqu’au terme de cet enchaînement déstructurant avant d’escompter un quelconque salut eschatologique. Il faut aller à ce jugement de la ferraille qui dicte notre conduite et digérer jusqu’à la lie, au risque de la nausée, la complaisance intéressée des partisans du progrès, qui voient le canon, en effet, comme une fatalité du monde hors de notre contrôle, et l’“orage d’acier” comme un orage tout court dépendant des lois supérieures de la météorologie. (Dans ce cas, observons-le, la thèse générale de l’homme maître du monde est précipitamment jetée par-dessus bord, et l’on en revient à la bonne vieille tradition de l’Architecte de l’Univers, soupçonné alors d’être malveillant ou peu responsable dans ses créations, et nous imposant sa loi, que dis-je, sa tyrannie.) Au contraire, nous en sommes responsables, le progrès est notre enfant, il est né de nous, il nous représente et il est nous-mêmes. Nous avons fabriqué le canon et nous sommes les démiurges de l’“orage d’acier”, et le progrès est la source de l’un et de l’autre.

Les clercs, ou le parti des intellectuels à partir de l’affaire Dreyfus, ne se sont aperçus de rien, notamment parce que la matière, – la ferraille et le reste, – manque de noblesse et parle peu à l’esprit. Ils ont continué à pérorer et à juger avec l’outil de la morale, et rien que cela, et ne mesurant que la vertu des intentions et la culpabilité des conceptions dans les résultats de la guerre. Ils ne se sont certainement pas attardés au champ ouvert à la réflexion par cette hypothèse du raffinement nécessaire de la définition de la “guerre révolutionnaire” en “guerre déstructurante”, où la technologie de l’armement et le progrès mécanique comptent pour l’essentiel, et les idées et les théories pour l’accessoire. Epousant avec le zèle d’un jeune marié l’idée de la Révolution (sans préciser) et ses faux masques idéologiques, ils ont fait des idéologies et des idées qu’elles suggèrent le moteur du Mal qui conduit aux massacres du XXème siècle quand c’est la technologie qui est la clef de l’essentiel. Ils n’ont pas observé, sans doute la tête ailleurs, et pour cause, tout occupés à jouer les Saint-Just dans les dîners en ville, que les deux Révolutions parallèles (la française, l’idéologique, et l’anglaise, celle du Choix du feu) nous font entrer dans l’époque du système déstructurant, où la matière est l’essentiel et où la matière essentielle est la technologie, – et l’idéologie, le faux masque posé là-dessus pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Ils s’exercent avec délice à des jugements excessifs ou à des justifications scabreuses, selon que l’utilisateur de l’armement hérite d’une étiquette morale méprisable ou d’une aura morale toute teintée de vertu. Pire encore, les effets terribles obtenus par la technologie couvrent d’un manteau d’infamie, qui engendre les mythes et bouleverse la civilisation, des actes qui auraient, dans d’autres circonstances où les armes et les systèmes n’auraient pas cette capacité d’effets de substance multipliée de la technologie, l’aspect beaucoup plus anodin des malheurs et vilenies courantes des activités humaines. On retrouve dans notre époque postmoderne, elle-même complètement renversée dans la mesure morale des malheurs du monde, cette même proposition faussaire qui conduit les jugements à des impasses et force à des verdicts hystériques au nom de l’idéologie, parce que les progrès du système ont évolué de telle façon que l’essentiel de la puissance s’est réfugié du côté de l’idéologie dominante ; il en résulte que ceux que cette idéologie désigne comme ses adversaires, qui n’ont pas les moyens de la mise en scène qu’on monte à leur propos, sont couverts du manteau de l’opprobre absolu des références diaboliques passées sans qu’ils ne disposent de moyens sérieux de confirmer ces jugements par les massacres qui vont avec et justifient effectivement opprobres et références diaboliques. Comment faire, même si on le fait, d’un Milosevic un Hitler et d’une création médiatique décrite comme un mouvement islamiste soi-disant universel un nouveau fascisme conduisant à un constat d’hystérie exprimé dans des jugements schizophréniques puisque ni l’un ni l’autre ne sont capables, si même ils le voulaient, d’approcher l’équivalent concevable des massacres et horreurs diverses décrits par nous, selon notre mythologie, qui justifièrent in illo tempore les condamnations des références citées, et leur identification elle-même ; ni l’un ni l’autre ne disposent des technologies qui permettent cela et, en vérité, même si leurs intentions sont détestables, ce qui reste d’ailleurs du domaine de l’hypothèse, ils n’ont rien de comparable qui leur permettrait de confirmer ce qu’on leur reproche. Notre époque hérite de l’enfermement où la fureur de la ferraille et du feu du progrès investissant la Grande Guerre et transformant le phénomène de la guerre en guerre déstructurante ultime a mis notre civilisation ; nous en goûtons les fruits amers, enfin revenus aux constats essentiels après l’horrible parenthèse (1933-1989) consacrée aux illusions de l’idéologie et de la puissance des idées.