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2193Disons qu’il y a, aujourd’hui, grosso modo trois “fronts” principaux qui ont des connivences à la fois avec la bouilloire syrienne (Syrie-II depuis le 30 septembre, début de l’intervention russe), l’attaque 11/13 du 13 novembre et la destruction du Su-24, c’est-à-dire avec les trois évènements les plus récents du “tourbillon crisique” qui va et vient au gré de l'intensité changeante des diverses crises en éruption selon leurs phases paroxystiques successives. (Par le mot “front”, nous entendons plus une situation de tension qu’une ligne de bataille, encore moins “ligne de bataille” sur le terrain des opérations militaires. Certains de ces cas se réfèrent néanmoins à des situations militaires opérationnelles.) Ces trois “fronts” ont la diversité et le charme du mélange des genres, permettant à chacun d’exposer avec autorité ses analyses et ses prévisions qui embrassent absolument tout le spectre de toutes les catastrophes possibles. Plus que jamais, nous nous méfierons grandement des analyses et des prévisions. La description se suffit à elle-même.
• Le premier front est celui de l’attitude russe, essentiellement après la destruction du Su-24 le 24 novembre, par des F-16 turcs. Finalement, elle est d’une dureté extrême, dans laquelle Poutine est directement engagé, avec une espèce de rage froide qu’on lui a rarement vue ; l’homme garde tout son calme, toute sa maîtrise de soi, paradoxalement tout son sang-froid alors que son sang bouillonne. Malgré les sinuosités de plus en plus marquées de l’attitude d’Erdogan, il est à craindre, pour la Turquie et surtout pour le président turc, que la Russie n’oubliera pas l’incident de sitôt. En passant, ce constat renvoie à la question que nous posions, de savoir si la Russie n’avait pas “changé de paradigme”, mais curieusement question posée (le 23 novembre) avant l’incident du Su-24, et cet incident venant comme une confirmation a posteriori du choix qui était présenté comme une hypothèse. Il n’est pas assuré qu’Erdogan, que nous tenions pourtant en si haute estime il y a cinq ans, n’ait pas inventé une nouvelle façon d’être catastrophique dans la stratégie, pour avoir réussi à provoquer l’insulte suprême chez Poutine : devant la main tendue, une des nombreuses mains tendues d’Erdogan depuis le Su-24 (“Rencontrons-nous en marge du sommet sur le climat à Paris”), le refus sec et brutal (“pas de rencontre avant des excuses publiques et internationales”).
Du point de vue opérationnel, il s’avère que la pression militaire russe sur la frontière turque, signalée dès après la destruction du Su-24, puis considérée comme ralentie avec l’annonce de l’abandon de tout vol turc au-dessus de la Syrie, est considérée au contraire par des sources israéliennes comme se poursuivant. DEBKAFiles écrit le 26 novembre qu’il s’agit d’une véritable “guerre” que les Russes livrent contre tout ce qui est d’origine turque en Syrie ; le 28 novembre, le même site analyse la situation avec l’arrivée des S-400 et l’activation de mesures de guerre électronique, jugeant que tout se passe comme si la Syrie était devenue une no-fly-zone sous contrôle exclusif de la Russie.
« The deployment of the highly advanced Russian S-400 anti-air missiles at the Khmeimin base, Russia’s military enclave in Syria near Latakia, combined with Russia electronic jamming and other electronic warfare equipment, has effectively transformed most of Syria into a no-fly zone under Russian control.
» Moscow deployed the missiles last Wednesday, Nov. 25, the day after Turkish warplanes downed a Russian Su-24. Since then, the US and Turkey have suspended their air strikes over Syria, including bombardments of Islamic State targets. The attacks on ISIS in Iraq continue without interruption. Turkey is now extra-careful to avoid flights anywhere near the Syrian border. Both the US and Turkey are obviously wary of risking their planes being shot down by the S-400, so long as Russian-Turkish tensions run high over the Su-24 incident.
» Friday, a US-led coalition spokesperson denied that the absence of anti-IS coalition air strikes had anything to do with the S-400 deployment in Syria. He said “The fluctuation or absence of strikes in Syria reflects the ebb and flow of battle.” However, DEBKAfile’s military sources confirm that neither the US, Turkey or Israel have any real experience in contending with the Russian S-400, which uses multiple missile variants to shoot down stealth aircraft, UAVs, cruise missiles and sub-strategic ballistic missiles. Its operational range for aerodynamic targets is about 250 km and for ballistic targets 60 km. The S-400 can engage up to 36 targets simultaneously. Their range covers at least three-quarters of Syrian territory, a huge part of Turkey, all of Lebanon, Cyprus and half of Israel.
» Since the downing of their warplane, the Russians have put in place additionally new electronic warfare multifunctional systems both airborne and on the ground to disrupt Turkish flights and forces, Lt. Gen. Evgeny Buzhinksy revealed Friday. Turkey has countered by installing the KORAL electronic jamming system along its southern border with Syria. An electronic battlefield has spread over northern Syria and southern Turkey, with the Russian and Turks endeavoring to jam each other’s radar and disrupt their missiles. In this, the Russians have the advantage... »
• L’évolution de la politique générale en Syrie est extrêmement confuse, à l’image de la situation opérationnelle où opèrent, selon certains spécialistes, jusqu’à plus de cent groupes irréguliers qui combattent les forces du régime et se combattent entre eux. L’actuelle évolution concerne d’abord la position de la France vis-à-vis de la Russie, la Russie ayant une position politique constante complètement en coordination avec son activité opérationnelle autant qu’avec ses intérêts de sécurité nationale, comme on a vu plus haut. La position de la France doit nécessairement évoluer à cause de l’attaque du 13 novembre, qui a concentré son importance considérable (due à l’action du système de la communication) sur l’identité des attaquants plus que sur celle des victimes, au contraire de l’épisode Je-suis-Charlie de janvier 2015. De ce fait, la lutte contre Daesh et le terrorisme islamiste est devenu un enjeu de politique intérieure, un enjeu électoral, et de ce fait importe particulièrement au président Hollande, “homme sans conviction” en plus d’être président-poire. Par conséquent, le problème français est celui d’un rapprochement de la Russie, et indirectement un “adoucissement” de la fatwa anti-Assad (“Assad-Must-Go”), et les choses vont dans ce sens selon une rhétorique spécifique aux personnages impliquées, c’est-à-dire très embrouillée et très compliquée. L’amélioration de la politique française vers un retour à une grande tradition nationale est donc possible sinon probable et elle ne devra strictement rien à une quelconque qualité de ceux qui l’exécutent.
Les USA d’Obama sont l’autre acteur important hors la Russie. On pourrait croire que leur position pourrait être mieux comprise par une réponse à la question de l’implication éventuelle des USA dans la destruction du Su-24. Il n’est en rien selon nous : question irrelevent. La seule question intéressante serait celle-ci : comment les USA, devenus une gorgone aux mille tentacules, chacune évoluant à sa guise (y compris des fractions s’affrontant au sein de la CIA), auraient-ils pu parvenir à ne pas être impliqués dans une affaire de cette sorte ? C’est dire si cette hypothèse de l’implication ne règle rien. La position des USA continue à être dominée par les querelles internes des centres de pouvoir à Washington (presque autant de clans que de groupes terroristes sur le terrain en Russie), avec le résultat parfaitement accompli dans la “politique“ de BHO : politique d’immobilisme complet, avec des variations de communication, des soutiens dans toutes les directions et un impératif : pas d’engagement terrestre structurel, une action aérienne réduite au “minimum syndical”. (Cas de l’“hyperimpuissance”.) L'un des aspects les plus surprenants dans la position US, cela dénotant une réelle décadence de leur système/du Système, est que la perspective d’une alliance franco-russe n’a guère déclenché d’action sérieuse de riposte comme à l'habitude des USA dans cette sorte de circonstance, avec le phagocytage de l’idée (les USA faisant une pression maximale pour participer à cette formule d’alliance avec l’implicite condition sine qua non de la diriger, ce qui reviendrait à la saboter de l’intérieur).
Laissons les autres acteurs de côté, y compris le Qatar et l’Arabie extrêmement discrets depuis l’intervention russe et encore plus la destruction du Su-24 puisqu’avec le sentiment assez craintif d’avoir devant eux une force militaire dont il y a tout à craindre. Israël joue plus que jamais un double jeu, anti-Assad mais aussi de bonne intelligence avec les Russes (ambiguïté des rapports Israël-Russie). (On a pu voir cette ambiguïté par rapport aux Russes en action ce week-end, avec l’annonce très apaisée et comme allant-de-soi des Israéliens qu’un avion russe entré par erreur dans l’espace aérien “israélien” [illégalement israélien] du Golan, en avait été informé de façon très civilisé par les contrôleurs israéliens et avait en conséquence aussitôt changé de route pour en sortir. Message destiné aux Turcs, en passant : “Voyez comment il faut procéder avec les Russes, poliment et respectueusement, surtout sans geste inconsidéré, et tout se termine bien.”)
Tout cela montre combien l’énorme pseudo-“coalition” du type-AMG (“Assad-Must-Go”), sous la pseudo-égide du bloc BAO, se trouve aujourd’hui confrontée à la vérité-de-situation que la Russie a révélée en mettant à nu les situations subverties de tous les acteurs-BAO. Il s’agit, sans surprise ni exclamation déplacée, d’une crise très sérieuse du bloc-BAO, alimentée par ailleurs par la crise des “réfugiés-migrants” et la hantise de nouveaux attentats, tout cela au cœur des narrative des directions-Système des pays-BAO, et par conséquent enjeu électoral capital qui constitue la préoccupation écrasante de tous les grands esprits du domaine.
• Le facteur le plus exotique, c’est le troisième front, les frasques extraordinaires de la tribu Erdogan, aggravées par la tournure évidemment autoritariste que prend le régime. On parle de l’emprisonnement de journalistes, qui fait une soudaine fort mauvaise presse en Europe à Erdogan, jusqu’ici triomphant maître-chanteur couvert de €milliards allemands et UE par une Merkel affolée par la crise des “réfugiés-migrants” remarquablement et cyniquement opérationnalisée par le même Erdogan.
L’un des effets les plus remarquables de l’affaire du Su-24, c’est la mise à jour officielle, y compris dans la presse-Système, de l’incroyable degré de corruption et d’implication dans les réseaux Daesh & Cie de la susdite tribu, avec le fiston-Erdogan mais aussi la fille du président, Sümeyye, qui dirige un hôpital à Sanliurfa (Sud-est de la Turquie) soignant les djihadistes blessés. La corruption générale de la famille Erdogan est suivie de près et formidablement documentée par le site ZeroHedge.com (voir le 28 novembre, dernier et plantureux rapport en date). Cette exposition publique et internationale d’une pratique certes très répandue sinon universelle, mais absolument considérable et difficilement supportable du point de la communication dans le cas Erdogan, devient un énorme fait stratégique de communication qui constitue désormais un embarras et un handicap considérable pour la Turquie. Ce pays est ainsi complètement sur la défensive alors que le rôle qui lui est dévolu dans l’ensemble BAO/Grand-Désordre est fondamentalement offensif et constamment dénonciateur du régime Assad. Dans cette nouvelle position, il passe brutalement d’un statut d’atout privilégié du Système à celui de handicap de plus en plus encombrant.
Ainsi la situation devient-elle très pesante pour le régime Erdogan, qui multiplie ces derniers jours les gestes de bonne volonté vers une Russie inflexible sans succès notable, cela contribuant encore à sa perte de prestige. Certains commencent alors à évoquer l’hypothèse de l’armée, jusqu’alors mise au pas par les purges de ses généraux de la décennie précédente. L’armée est de plus en plus irritée et inquiète selon deux facteurs : l’orientation ouvertement islamiste-extrémiste d’Erdogan, qui est un déni radical de l’héritage kémaliste ; les risques de la politique actuelle d’un commencement de démembrement de la Turquie si l’option kurde débouche sur une possibilité bien réelle de partition. (Les Kurdes ont le vent en poupe, contrairement à Erdogan, avec le soutien au moins de communication de la coalition-BAO ou ce qu’il en reste, et certainement plus opérationnel de la France dans son actuelle position ; et le soutien de plus en plus affirmée de la Russie qui, selon DEBKAFiles, aurait été jusqu’à envoyer des unités de ses forces spéciales Spetsnaz pour aider à l’encadrement des forces kurdes, notamment contre les rebelles syriens commandités par les Turcs, sinon les forces turques elles-mêmes.)
• Que conclure de l’évocation de ces trois “fronts”, qui ne sont bien sûr qu’un des aspects du Grand-Désordre en cours ? Certains continuent à plaider l’évocation d’une aggravation continue de la situation jusqu’ une situation d’affrontement ouvert, – en d’autres termes la Troisième Guerre Mondiale. C’est un argument récurrent constamment tenu au feu de la dialectique, qui a repris bien entendu toute sa vigueur. L’un des derniers en date à l’utiliser est Robert Baer, un ancien officier de la CIA devenu dissident de l’Agence mais sans jamais rompre constamment avec elle, comme l’ont montré certaines de ses prises de position depuis qu’il l’a quittée. Interviewée par CNN, Baer argumente à propos de cet enchaînement fatal :
« Bob Baer, a former CIA operative, believes the situation in the Middle East is out of control and shaping up to look like the beginning of World War III. “This mosaic in the Middle East of conflict is getting out of control,” Baer told CNN. “It’s not just Russia and Turkey, it’s Iran and Saudi Arabia. It is expanding rather than contracting, and nobody has a strategic plan.” Baer said Vladimir Putin is likely to react to the Turkish shoot down of a Russian warplane.
» Baer said we should expect Putin to respond to provocations by Turkey. “I wouldn’t put it past him. He’s not going to back down,” he said. “That’s the way he framed this conflict,” Baer said. “The chances of this escalating from here without deconfliction of any sort are pretty good.” »
Nous sommes fidèles à notre analyse, – sans en être prisonnier mais simplement en appréciant les évènements selon le point de vue de leur déroulement chaotique qui alterne les poussées crisiques furieuses qui peuvent faire croire à une issue dramatique, et les effets déstructurants qui brisent cette dynamique en désagrégeant ce qu’elle peut avoir de puissance constitutive de la mise en place des parties en présence pour un grand affrontement. Au contraire même, ce qui nous frappe c’est la poursuite de la passivité US, signe de la lassitude et de l’effondrement de la puissance, devant ce qui constitue la mise en place d’une formidable position stratégique de la Russie. L’affaire du Su-24 n’a fat que renforcer cela, et si les USA y ont participé d’une manière ou l’autre comme c’est probable par impossibilité de faire autrement, leur aveuglement et leur impuissance assumée sont encore plus remarquable. L’idée énoncée par DEBKAFile de la Syrie devenue décisivement no-fly-zone russe est de plus en plus acceptée, y compris par des sources russes de grande diffusion médiatique, ce qui montre que l’idée stratégique est en train de prendre la forme d’une politique officielle. Et à cela, personne ne trouve à redire, y compris la Maison-Blanche et le Pentagone.
Mais nous persistons plus que jamais à ne pas voir dans ce fait de l’affirmation russe un facteur de stabilisation générale. Au contraire, il s’agit de la poursuite de l’élimination de l’ancienne prépondérance US, sans pour autant que les Russes abandonnent leur politique qui est le refus de reprendre à leur compte le rôle de Global Cop (voir Loukianov). Nous avons déjà considéré ce succès actuel de la politique russe, due bien évidemment aux qualités du président Poutine et de sa direction, mais aussi, et en très bonne part, à l’extrême médiocrité des autres. Notre point de vue reste que la situation n’est nullement celle du surgissement d’une nouvelle puissance, encore moins d’une hégémonie, mais de l’établissement au plus qu’il est possible d’une référence de stabilité dans l’accélération irrésistible du Grand-Désordre. Plus que jamais vaut, pour nous, l’hypothèse que nous énoncions le 19 novembre :
« Peut-être même l’homme [Poutine] navigue-t-il à vue, nullement par ignorance mais par expérience (il a vécu la dissolution-expresss de l'URSS), se contentant d’appréhender au mieux les spasmes de ses “partenaires” et de protéger à mesure les intérêts de la Russie, tout en n’espérant pas trop dans la manufacture de plans importants à long terme, de Grand Dessein ou de Grand Jeu. Ce serait sans doute l’hypothèse la plus intéressante finalement, intégrant deux aspects en général reconnus de sa personnalité, qui sont une vision froidement réaliste des choses et une prudence constante dans l’action, y compris dans les actions les plus décidées et les plus rapides ; et, surtout, impliquant que Poutine ne serait pas loin d’admettre que le système général du monde, – bref, le Système, dont lui-même fait nécessairement “partie-en-partie”, – n’est pas vraiment réformable et qu’il faut donc attendre des bouleversements majeurs en acceptant l’idée qu’on n’en soit ni l’initiateur ni le maître. »
Mis en ligne le 30 novembre 2015 à 06H55
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