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2373Il faut accorder une certaine importance au document interne du département d’État qui vient de faire surface, comme par un si heureux hasard “fuité” dans les pages du Wall Street Journal et du New York Times, émanant d’une cinquantaine (51) de fonctionnaires de ce ministère apparaissant en tant que tels et ès-qualité et réclamant une attaque contre la Syrie, son gouvernement et le régime Assad. C’est, disent ces fonctionnaires selon une impeccable logique dépourvue de tout embarras du type de la vérité-de-situation, la meilleure façon d’affronter Daesh, de l’abattre en établissant bien entendu une démocratie vertueuse dans la pauvre Syrie martyrisée.
Le document, selon RT, a suivi la procédure dite “canal de dissidence” mise en place du temps de la guerre du Vietnam pour faire circuler en interne des prises de position argumentées hostiles à la politique suivie par le ministère. La réaction du secrétaire d’État Kerry, dite à l’agence Reuters au Danemark où il se trouve, est qu’« il s’agit d’une prise de position importante et je respecte très fortement cette sorte de procédure. J’espère avoir l’occasion de rencontrer ces gens lorsque je rentrerai à Washington ». Aucune surprise dans cette affirmation de la part de Kerry dont la position sur la Syrie, comme sur les relations avec la Russie, est depuis deux ans d’une extraordinaire sinuosité, alternant le ton le plus conciliant et le ton le plus hostile selon les circonstances.
Voici quelques extraits de la dépêche RT sur cette affaire... « Bucking current US policy, dozens of State Department officials have reportedly signed an internal document calling for military action and regime change in Syria, claiming it is the only way to defeat Islamic State and end the war. The dissenting document was transmitted internally and signed by about 50 mid- to high-level department officials, according to the Associated Press. The agency said it has since been classified.
» “The moral rationale for taking steps to end the deaths and suffering in Syria, after five years of brutal war, is evident and unquestionable,” the New York Times quoted the document as saying. “The status quo in Syria will continue to present increasingly dire, if not disastrous, humanitarian, diplomatic and terrorism-related challenges.” [...] A section of the document cited by the Times said that American policy has been “overwhelmed by the unrelenting violence in Syria,” while calling for a “judicious use of stand-off and air weapons, which would undergird and drive a more focused and hard-nosed US-led diplomatic process.”
» The Wall Street Journal report said that the document repeatedly called for “targeted air strikes” against the Syrian government in light of the collapse of the ceasefire brokered earlier this year. The memo was filed in the department’s “dissent channel,” which was created during the Vietnam War as a way for employees who had disagreements with State Department policy to register their protest with the secretary of state.
» State Department spokesman John Kirby said the department was reviewing the cable. US Secretary of State John Kerry, who is visiting Denmark, commented that the internal memo from American diplomats is an “important statement” he will be discussing upon arrival back in Washington. [...] Secretary Kerry has hinted at the possibility of the US undertaking a more robust intervention in Syria more than once. While President Obama has openly called for regime change in Syria, current US policy and military funding is directed towards a campaign to defeat Islamic State (IS, formerly ISIS/ISIL). »
Ce document, ainsi que sa diffusion et les commentaires qui l’entourent, ainsi même que la réaction de Kerry, constituent des signes importants pour anticiper quelques prolongements des prochains mois, ou, dans tous les cas, mettre à jour une tactique qui s’élabore et dont le but pourrait être double : 1) d’une part, peser sur l’évolution des élections présidentielles, jusqu’à envisager un outil vers ce qu’on a coutume de nommer une October Surprise qui aurait pour objectif le candidat Trump dans tous les cas de figure ; 2) d’autre part et au cas où l’October Surprise n’aurait pu avoir lieu ou n’aurait pas été nécessaire (essentiellement en cas d’avance décisive de Clinton), préparer une “offensive” immédiate, dès l’élection acquise et l’administration Obama sur le départ, pour un tournant politique immédiat vers un développement guerrier fondamental. Un troisième point, indirect mais non moins important, concerne le destin de Vladimir Poutine, dont la position extrêmement forte est également très menacée par sa droite nationaliste qui s’appuie sur une analyse extrêmement pessimiste de la situation et pousse à l’action immédiate de la part de la Russie contre les forces qui menacent cette puissance selon cette même analyse.
(Toutes ces observations doivent être faites selon l’hypothèse, largement substantivée par l’équilibre des forces actuelles dans la bureaucratie du département d’État, de la radicalisation incessante de ce ministère depuis plusieurs années, – depuis le départ de Powell en 2005, avec une accélération décisive sous la direction d’Hillary Clinton de 2009 à 2013. Le mandat de Kerry n’a nullement renversé la tendance, l’actuel secrétaire d’État ayant une attitude très indécise et adaptable aux interlocuteurs et aux forces qu’il rencontre ; Kerry a maintenu les choses en l’état, permettant à cette radicalisation de se renforcer, comme le montre son refus ou son incapacité de se débarrasser de Victoria Nuland alors qu’il en avait fait la promesse informelle aux Russes, par des canaux également informels : au contraire, il l’a fait passer début 2013 de la position de porte-parole, qui n’est en rien créatrice d’une politique, à celle d’adjointe au secrétaire d’État pour les affaires européennes, qui, elle, est effectivement créatrice d’une politique, – comme on l’a vu en Ukraine... Il va sans dire, mais un petit mieux en le disant, que Nuland, comme Power à l’ONU [qui dépend du département d’État], que Rice au NSC, sont au moins les inspiratrices de cette initiative, que tel ou tel nom [Nuland, Power] apparaisse ou non parmi les signataires. Il va également sans dire, mais un petit mieux... etc., que l’empreinte de Clinton est largement présente dans l’opération, et que le département d’État devrait être son instrument favori, au détriment du Pentagone, pour sa politique extérieure belliciste si elle est élue...)
• Le premier des trois points envisage une opération faite pour peser directement sur l’administration Obama et l’amener à envisager des actions offensives contre le régime Assad dans ses derniers mois au pouvoir. Ce serait une partie extrêmement difficile dans la mesure où Obama a montré sa détermination à ne pas se laisser entraîner dans un engagement sérieux en Syrie, mais on peut envisager un incident gravissime, type false flag comme c’est la coutume, poussant avec une extrême pression à la riposte. Le document serait une excellente préparation à une telle riposte et mettrait Obama, malgré sa détermination, dans une position très embarrassante : son legs serait-il d’avoir évité un engagement en Syrie ou d’avoir laissé faire une “monstruosité d’Assad” de plus sans riposter ? Il faut évidemment noter qu’une telle hypothèse mettrait les USA et la Russie face à face, parce que les Russes, qui sont en Syrie, ne pourraient accepter une telle intervention contre leur allié Assad. L’aspect absolument stupéfiant du document, – dans tous les cas tel que nous le connaissons, – est l’absence de référence à cette possibilité d’un affrontement direct avec la Russie, très présente en Syrie, ce qui implique une volonté délibérée, par l’argument contradictoire de l’omission délibérée, de chercher un affrontement avec la Russie, et donc de retrouver le scénario October Surprise tel qu’on l’a déjà détaillé. Comme on l’a vu dans ce scénario, l’avantage essentiel est d’impliquer le futur président, essentiellement s’il s’agit de Trump puisqu’avec Hillary l’affaire d'une situation conflictuelle avec au bout du compte la Russie est très bien vue, jusqu'à penser avec bien des arguments qu'elle serait elle-même inspiratrice du document.
• La deuxième possibilité, supposant que l’option October Surprise n’a pas fonctionné, est que ce document prépare le terrain à une “offensive” immédiate contre Damas et le gouvernement du président Assad, dès le successeur d’Obama investie. Cette possibilité implique naturellement la victoire d’Hillary Clinton, lui permettant de justifier de lancer aussitôt sa politique belliciste et ainsi de combler ce désir irrépressible de renouveler sa remarquable expérience libyenne avec le zèle humaniste qu’on lui connaît (« We Came, We Saw, He Died »), et l’argument tient d’autant plus si l’on se référe à l’hypothèse que l’initiative du document a été, soit initiée directement ou indirectement, soit approuvée par elle. Dans le cas où Trump est élu, l’enseignement de cette affaire est qu’une de ses tâches prioritaires (de Trump), sinon la tâche urgentissime et prioritaire, quels que soient les évènements, serait une purge massive dans la bureaucratie du département d’État, et la nomination d’une équipe chargée prioritairement de ce nettoyage. On lui souhaite bonne chance car c’est le genre de tâche où un nouveau président peut compromettre toute sa présidence...
(...A moins d’employer la méthode Nixon-le-détesté-à-jamais, qui trouva son Kissinger, le nomma au NSC et ferma la boutique-State Department, confié jusqu’en 1973 à un William Rogers qui apprenait les nouvelles de la politique étrangère des USA par le New York Times. On sait ce qu’il advint... Pour les uns, ce furent les ignominies, le Cambodge dévasté, la guerre du Vietnam terminée dans l’opération Linebacker II [les B-52 sur Hanoï en décembre 1972, avec plus 1.500 morts civils, suivis de la “paix” qu’on sait], les ignominies du couple CIA-Kissinger, avec éventuellement ITT, au Chili, etc. Pour d’autres, ce sont la détente menée avec Brejnev jusqu’à l’accord SALT-I, l’ouverture sur la Chine, les premiers budgets du Pentagone en baisse et l’attaque frontale de Nixon contre le complexe militaro-industriel. [Voir le 28 décembre 2009 : « Nous rappellerons cette phrase étonnante, que nous citons souvent, du metteur en scène Oliver Stone dans son film ‘Nixon’ ; la scène montrant Nixon allant rencontrer, impromptu, avec son chef de cabinet Haldeman et deux gardes du corps, des étudiants contestataires au Mémorial Lincoln, lors d’une soirée en 1971, à Washington D.C. ; un cercle d’étudiants incrédules se formant autour du président, le pressant, l’interpellant, et soudain une jeune fille de 19 ans (l’âge est précisé) lui demandant pourquoi il ne fait pas tout de suite la paix au Vietnam, lui qui est président, qui a tous les pouvoirs et qui affirme vouloir faire la paix ; Nixon répondant par des généralités qui laissent pourtant entendre une expression de sincérité, disant qu’il essaie, que c’est difficile, parlant d’une voix presque oppressée… La jeune fille s’exclame soudain : “Mais on dirait que vous parlez d’une bête que vous n’arrivez pas à dompter!”. Nixon repart, s’installe dans la voiture officielle, reste songeur puis, soudain, à l’intention d’Haldeman : “Bob, c’est incroyable, cette gamine de 19 ans, bon Dieu, elle a tout compris!” »] Conclusion : le Watergate, où l’on sait désormais que les véritables investigateurs, avec Bob Woodward comme “exécuteur des hautes œuvres” passant du Naval Intelligence [SR de l’US Navy] au Washington Post, fut un “coup d’Etatt bureaucratique” monté par le Joint Chiefs of Staff, – l’un des organes de “la bête” dont parle la jeune fille du Memorial Lincoln dans le film de Stone. Selon l’ambassadeur Dobrynine représentant l’URSS à Washington à l’époque [In Confidence, Random House, 1995], s’il n’y avait pas eu le Watergate, la phase gorbatchévienne de 1985-1989 aurait pu avoir lieu entre Brejev et Nixon avec 15 ans d’avance, et dans des conditions infiniment différentes transformant complètement l’après-Guerre froide.)
• En un sens, la parenthèse précédente introduit le troisième point en ajoutant à l’incertitude du pouvoir US, notamment devant les poussées guerrières dont le document dont nous parlons aujourd’hui est le premier signe, l’incertitude du pouvoir russe. Autant Poutine tient une position d’une exceptionnelle popularité en Russie pour le temps présent (disons les semaines actuelles, ou les deux-trois mois qui viennent), autant cette position exceptionnelle est en même temps d’une exceptionnelle vulnérabilité. Sa puissance et sa popularité sont basées sur l’affirmation de la Russie, et de la puissance russe retrouvée pour assurer la sécurité du grand pays. Mais cette sécurité est menacée, comme on le voit chaque jour, et il est logique de penser qu’elle le sera encore plus durant la période électorale US, et encore bien plus cela va sans dire dans la période suivant l’élection si Clinton est élu. La droite nationaliste et ultra-nationalistes, “les Organes” (ces chefs des divers services de sécurité et des forces armées qui assurent l’influence de l’“État profond”, éventuellement version vertueuse), sont prêts à suppléer à ce qu’ils percevraient comme une fermeté insuffisante et trop peu affirmée de Poutine, qui est un centriste, qui a le goût du compromis même s’il a rempli un devoir magnifique de restauration de la puissance russe. L’élection présidentielle US la plus extraordinaire de l’histoire de la grande République se déroule également à Moscou, presque directement du point de vue chronologique ou de façon mimétique disons, avec une égale intensité...
Mis en ligne le 17 juin 2016 à 18H12
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