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3282Le texte ci-dessous est la Deuxième Partie de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire, dont la publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun».) [Ce texte est accessible dans son entièreté. Une version en pdf est accessible seulement aux personnes ayant souscrit à l'achat de La Grâce de l'Histoire. Après avoir réalisé les formalités de souscription, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]
Nous sommes parvenus au terme de l’aventure allemande, avec la France comme compagne à la fois provocante et forcée, puis la France rétive et enfin révoltée contre ce joug que lui imposait une histoire trompeuse, la France de Iéna à Verdun, du vertige révolutionnaire à l’identification de l’enjeu entre “idéal de perfection” et “idéal de puissance”. Avant d’aborder la période (1919-1933) que nous avons choisie comme pivot de notre récit, comme référence et signalement de la crise et pour mieux la situer, mesurer son espace et apprécier sa nécessité, avant d’aborder cette période où la France joue à nouveau un rôle essentiel, il importe d’introduire l’acteur qui nous manque et qui y joue, à son tour, un rôle également essentiel. (Bien entendu, la France sera, à nouveau, pour se répéter, très largement présente.)
Il s’agit de l’Amérique, c’est-à-dire l’Amérique avec la France ; car nous ne comprendrons jamais mieux l’Amérique qu’en l’adjoignant à la France. Les deux destins se confondent à l’origine de notre récit, mieux encore, ils se façonnent l’un à l’autre, comme l’on se frotte et comme l’on se mélange. Ce constat ne relève ni d’une exaltation pro-américaniste, ni d’une coquetterie trop intellectuelle mais d’une occurrence historique manifeste. A cet instant de l’Histoire, les deux pays, l’un et l’autre en train de se faire ou en train de se défaire selon la circonstance qui l’emporte, lisent chacun dans l’autre ce que chacun croit être son propre destin historique.
Ecartons d’emblée les contestations expertes, avec les faits, les détails et les écrits, toutes ces choses dont on fait, de notre temps, un usage complètement péremptoire en veillant à ce que la morale dans la version qui convient, très arrangée au goût du jour, verrouille le tout sans le moindre partage. La lourdeur du procédé en fait justice, et la vertu de l’objectivité appuyée sur la morale et brandie comme une épée qu’on vous plante dans le dos tranche le débat pour mon compte. Sa menace même est un indice assez fort que votre démarche ne manque pas, elle, de vertu. Par conséquent, cette démarche, dans ces pages, est étrangère et serait volontiers hostile à l’historiographie du temps courant et à la reconstruction qu’elle implique, d’autant plus que la reconstruction se fait à l’avantage de l’historiographie, comme l’Histoire réduite en une histoire réduite à ses détails et à ses abats ; l’“histoire” à ce compte n’est qu’un outil permettant de se construire un passé qui justifie son présent et impose l’avenir qui lui convient, et l’on reconnaît notre époque. Laissons cela et occupons-nous de nos horizons ; pour dire aussitôt, à propos de la France et de l’Amérique, que nous voulons saisir, embrasser, humer et ressentir, et comprendre enfin ce que deviennent en cet instant ces deux pays, sans s’arrêter à ce qui disperse l’attention et sans agréer à rien qui trahisse l’intuition ; mais ces deux pays-là tels qu’ils sont, mus par une mécanique supérieure, une dynamique hors de leur maîtrise, qui nous donneront à mieux embrasser les nécessités de leurs comportements. Nous ne nous intéressons pas non plus, je veux dire d’une façon spécifique et intentionnelle, comme pour en tirer une leçon ou pour en tirer argument, à leur soi-disant proximité du jugement, ou de ce qu’ils (mes ennemis, les historiographes) nomment des “valeurs”, autant vantées par les publicistes qu’elles sont ignorées par les gens d’esprit ; nous ne parlons, en fait, ni d’amours proclamées ni d’épousailles acclamées. Nous parlons de l’Histoire comme de quelque chose qui nous domine, cette immense aventure dont notre tâche est d’identifier les traces.
Alors, nous saisissons la France et l’Amérique à leur point de convergence irrésistible, en 1774-1776. Dans ce laps de temps, un roi nouveau, Louis XVI, est donné à la France ; une entreprise de réforme est tentée, acclamée et conduite à l’échec, en France ; une proclamation est faite, en Amérique, celle de l’indépendance, et aussitôt répercutée ; une mode est lancée, avec le “bonhomme Franklin” pour vecteur, qui enflamme les salons à Paris. Dès cette convergence prestement transformée en connivence, sans que personne ne s’engage encore, qu’importe, les deux destins sont scellés. L’un conduit à la Grande Révolution Française, l’autre à la Révolution Américaine, – non moins grande, je conseille d’ores et déjà de n’en point douter. Ces diverses entreprises ont, pour l’heure et sans engager le reste en aucune façon, deux intérêts en commun : se bercer de mots élevés et pleins de valeurs morales pour mieux croire à leur propre transmutation, se débarrasser du fardeau anglais.
Louis XVI, jeune souverain qui succède à une fin de règne crépusculaire, qui enchante ses sujets, qui est une figure jeune et pleine d’espérance, ne peut qu’embrasser la religion de la réforme – nous parlons bien sûr de la réforme politique, car c’est bien cela le sujet dont résonnent les salons. D’ailleurs, la France, comme en toute occasion où résonne le discours politique, la France est bonne à être réformée ; d’ailleurs, encore, il est vrai que la situation n’est pas bonne – une bonne réforme ne serait pas de trop... Ainsi le réformiste est-il appelé par le Roi, dès 1774, dans le chef et sous le visage de monsieur Turgot, que d’aucuns tiennent comme un génie de l’économie politique et de l’économie moderne ; un inspirateur d’Adam Smith, ce Turgot, baron de l’Aulne prêt à soulever des montagnes. Tous les réformistes du Royaume applaudissent à cette décision hardie ; il s’agit des salons et de ce que l’on nommera “les intellectuels”, de ce que l’on commence à nommer “l’opinion publique”, de la noblesse évidemment réformiste dans sa majorité, sinon franc-maçonne, du clergé aux idées avancées, qui ne craint pas de se mettre en question, de la bourgeoisie qui croit son heure venue. Tout ce beau monde frétille et frissonne, persuadé qu’enfin la lumière générale va, sur le royaume, confirmer l’empire des Lumières.
L’emportement est de courte durée. Il apparaît que la réforme de monsieur Turgot, comme toute chose du même nom, implique que les privilégiés céderont un peu, voire beaucoup de leurs privilèges. Le “beau monde” frétille moins et juge les frissons prématurés. Le goût de la réforme le cède à l’avant-goût préoccupant des intérêts menacés, l’ironie et le libelle remplacent les murmures approbateurs et annoncent la rancœur et le raidissement. Monsieur Turgot, qui, en plus, n’est guère diplomate, qui est dédaignant et cassant, qui se heurte à autant de mauvaises volontés qu’il heurte de vanités retranchées, doit bien vite mesurer son échec ; aussi vite que cela, il rend son tablier. En vérité, le “beau monde” préfère aller applaudir le spirituel monsieur de Beaumarchais et ainsi, effrontément, applaudir les lendemains qui chantent entre les lignes de la tirade de Figaro ; on préfère toujours s’en promettre pour le lendemain que s’exécuter le jour même. Pour autant, et parce qu’on a ses humeurs autant que sa dignité, on garde de l’aventure, dans le chef du “beau monde”, l’arrière-goût amer de l’expérience ratée ; que cela soit de sa propre faute ne fait que renforcer l’amertume, à la mesure de la dissimulation mise en place pour maquiller cette faute des couleurs d’un destin contraire. La France se prépare à entrer dans la modernité en expérimentant ce qui fait le trait principal de cette modernité, qui est l’irresponsabilité. Le cas n’est pas du tout, et pas tant, un jugement sur la réforme qui n’eut pas lieu, qu’un jugement sur le comportement qui fit échouer la réforme.
Par ailleurs, il était temps, – enfin, si ce n’est un signe du ciel qu’est-ce qui en est un ? Turgot part le 13 mai 1776 ; moins de deux mois plus tard, le 4 juillet, est dite, proclamée et affichée la Déclaration d’Indépendance. Une préoccupation chasse l’autre, une illusion succède à une ambition, toujours la chose considérée du point de vue français. Turgot s’opposait, pour des raisons comptables et budgétaires, à certains vagues projets de soutien des insurgents américains, dans lequel soutien le grand ministre des affaires extérieures Vergennes voit déjà une occasion de prendre une revanche sur l’Angleterre et de l’abaisser. Sitôt passé l’épisode Turgot, les salons se prennent d’amour fou pour les insurgents, et pour le plus exquisément naturel d’entre eux, le “bonhomme Franklin”. Ils continuent d’applaudir à tout rompre monsieur de Beaumarchais qui fait commerce des armes avec ces mêmes insurgents, et se fait leur actif et zélé promoteur.
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D’abord, il importe de comprendre le sentiment de la politique française, qui doit être considéré comme une chose au sens où Emile Durkheim parlait des faits sociaux comme de choses ; de le comprendre aussi comme s’il s’agissait d’un esprit, d’une conception même, comme s’il s’agissait d’une personne enfin, à propos de l’Angleterre. Ce sentiment est à l’image de celui de Charles Gravier de Vergennes, comte et grand ministre de la France ; homme mesuré, raisonnable, entretenu d’une vision structurée des relations internationales, et, dans tout cela, un sentiment de passion intercalé ; Vergennes, écrit Gilles Perrault (1), « hait l’Angleterre comme il aime sa femme : absolument ». Cette haine n’est pas l’empire de la passion qui obscurcit l’esprit, mais l’effet du jugement de la raison concentré dans un besoin d’action, et de la raison scandalisée par l’objet de son observation. Vergennes juge cette nation, l’Angleterre, comme « inquiète et avide, plus jalouse de la prospérité de ses voisins que de son propre bonheur, puissamment armée et prête à frapper au moment où il lui conviendra de menacer ».
Vergennes “hait” l’Angleterre assez par désir de revanche et esprit de vengeance, après l’humiliation française du Traité de Paris (1763) consacrant la victoire anglaise dans la Guerre de Sept Ans. Il la “hait” au-delà, de façon plus élevée, cette passion complétant l’autre et la justifiant en un sens, parce qu’il la considère comme la perturbatrice des relations policées et équilibrées qui doivent gouverner la situation européenne. Vergennes reproche à l’Angleterre de ne pas respecter le pacte de la bonne entente et de l’équilibre loyal des puissances européennes, cet arrangement entre gentilshommes qui fait la bonne fortune de la civilisation européenne. La jugeant arrogante et imbue d’elle-même, il voit l’Angleterre prompte à user de sa puissance et à dissimuler cet usage derrière le rideau hypocrite de la vertu du Droit. On comprend à quel degré dans ce jugement la possibilité d’un soutien des insurgents d’outre-Atlantique devient, selon cette vision-là, une aubaine qui est presque une obligation de gentilhomme. On ajoute à ce jugement de politique extérieure si conforme à la tradition française du domaine, de la recherche de l’équilibre, de la pacification des antagonismes, de l’arrangement des ambitions avec la mesure de la légitimité, un jugement plus surprenant par sa “modernité” ; on le dirait en avance sur le courant des réalités politiques et proche, assez étrangement si l’on juge les différences de conception des protagonistes, de l’esprit des salons et des philosophes. Déjà présent chez Louis XV finissant, chez Louis XVI et chez Turgot, enfin retrouvé chez Vergennes comme on le voit, ce jugement conclut que le temps est venu d’émanciper les colonies. A la différence de la conception classique – celle de l’allié espagnol dans l’affaire américaine, qui veut affaiblir l’Angleterre sans trop donner aux insurgents, pour appuyer ses prétentions sur le Portugal sans donner de mauvaises idées à ses propres colonies – la France n’est pas indifférente au principe du droit des peuples malgré le danger de renforcer une doctrine qui met indirectement en péril le principe de l’autorité absolue et de droit divin de la monarchie. Il s’agit moins, dans cette occurrence, du soutien à une idée révolutionnaire que du souci, toujours remarquable, de l’équilibre des relations internationales, impossible à bien tenir s’il existe des situations de contrainte.
Mais voici l’essentiel pour notre propos : cette double approche de la crise de la colonie américaine de l’Angleterre va, par simple projection des arguments, honorer les futurs Etats-Unis, dans cette période d’une charnière où se forment les jugement généraux et où se s’influencent les psychologies collectives, de la double vertu d’acteur stabilisant des relations internationales et de combattant héroïque de la vertu moderne du droit des peuples. La cause américaine acquiert une puissante légitimité, à Paris bien entendu où se font et se défont les modes et les causes, avec la rencontre rarissime du jugement des philosophes et des salons, et de l’autorité restaurée pour cette cause de la politique royale. Avant même d’exister, les Etats-Unis sont honorables, essentiels et vertueux dans la perception du monde des élites françaises. C’est un point de départ, mais d’une force telle, d’une importance si affirmée, qu’il esquisse à traits déjà presque pleins la perception française de l’Amérique, c’est-à-dire l’idée que la France se fait impérativement de l’Amérique.
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Le terrain est ainsi fécondé pour les grands bouleversements de la psychologie. D’un côté, vous viendrait aussitôt à l’esprit que cette remarque conduit à l’observation qu’un tel bouleversement psychologique suggère l’idée que la course est lancée vers la grande Révolution ; l’époque est propice, l’esprit y est prompt… Nous en avons déjà parlé, de la Révolution, et elle, si importante pour notre propos d’alors, n’est pour ce propos précisément que d’un intérêt accessoire. Gardons-la pourtant en réserve, car nous y reviendrons, en connexion avec cette autre course dont nous voulons parler, également enfantée par ce bouleversement psychologique, qui n’en est pas moins révolutionnaire. Il s’agit de ce rapport psychologique, de sa course et de ses entrelacs, entre France et Amérique ; ce rapport psychologique complexe qui accompagne l’Histoire et, dans certains aspects essentiels, l’éclaire d’une lumière inattendue, l’interprète bien plus fermement et bien plus largement que les “grands événements” habituels qu’on a coutume de décortiquer selon les visions convenues – ce rapport psychologique qui, dans certaines occurrences et selon un certain sens qui nous concerne absolument, se hisse à la grandeur de l’Histoire et y contribue décisivement.
Nous nous proposons, dans cette voie, de considérer le rapport psychologique franco-américain, avec son extension franco-américaniste, dans une sorte de spécificité établie pour l’occasion ; il s’agit de bien plus que d’une occasion, si l’on s’en tenait au sens étroit du mot ; l’occasion, ici, crée la substance, et nous permet de cheminer vers une situation qui prendra sa place aux côtés de la Grande Guerre et de son issue comme nous l’avons interprétée, et de la poursuivre, pour la substantifier, durant la période des années 1919-1933 qui nous importe centralement, avant d’en terminer en venant jusqu’à nous, où nos diverses préoccupations se trouveront enfin rassemblées. Cette ambition nous conduit effectivement à percevoir ces relations franco-américaines comme un tout, comme une spécificité, comme une chose animée de l’Histoire, une créature typique – cette volonté créatrice se justifiant par le rôle effectivement joué par cette relation, d’une façon souterraine, dissimulée mais si puissante, pour nous faire entendre sans interférences fâcheuses notre propre histoire. Jusqu’ici, en général, ce sont les interférences qui ont séduit et presqu’exclusivement occupé les universitaires besogneux qui reconstituent à leur façon ce puzzle transatlantique.
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D’une façon générale et brièvement observée, mais observée en profondeur, selon une perception simple et qui ne serait pas simpliste, la société française où nous l’avons laissée, avec l’échec de Turgot, est dans une situation singulière, à la fois de plénitude achevée et de pourrissement commencé, comme un fruit juteux mais déjà trop mûr qui commence à s’amollir avec la matière morte. (Par “société française” qui désigne la partie active et influente, celle qui intrigue et imprime sa marque, celle qui chérit ces rapports naissant avec l’Amérique qui nous occupent, nous entendons “les élites”, ou encore disons “la classe intellectualiste”. Cette précision ne nous procure nulle joie particulière, sans aucun doute. Notre joie, la gaya scienza, se trouve plus dans la démarche de découvrir notre réalité, que dans le contenu de cette réalité. On s’en serait douté mais je m’emploie à dissiper les doutes.)
La société française est celle du XVIIIème siècle vers son terme. Les “Lumières” brillent maintenant de tous leurs feux, elles sont devenues naturelles, évidentes, elles sont, comme on dit, “intégrées” jusque dans la psyché du domaine ; la société française est alors, incontestablement et pleinement, celle des Lumières. Cette société française était aussi brillante, futile, bel esprit, avide de mode et des jours qui passent sans laisser de trace, plutôt du côté de l’écume des jours, décadente, exquisément et profondément dépravée comme l’on joue aux tarots, pour le mystère et la grandeur de la chose, inspirée par les doctrines ésotériques, naviguant entre une spiritualité faisandée et un libre esprit proclamé comme l’on s’émancipe de chaînes imaginaires, attentive enfin plus que tout à son image dans son miroir… Cette société soutenait, plus ou moins vaguement, ce Turgot et sa réforme, parce qu’on ne peut faire différemment qu’être réformiste, à peu près comme l’on se poudre et comme l’on s’apprête devant son miroir. En même temps, ce Turgot l’horripilait, notamment de lui demander des sacrifices. Elle fit en sorte, cette société, de contribuer grandement à son élimination mais, en même temps qu’elle le faisait, en éprouvant une grande frustration de l’échec de la réforme ; j’insiste sur ce point, – frustration, nullement culpabilité ni remords plus tard, car ne se sentant en aucun cas impliquée dans le procès qu’on pourrait faire de l’échec de Turgot. Comme par nature et renforcée par la pratique, cette société-là, je l’ai dit, est experte dans l’art de l’irresponsabilité. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est le risque d’être identifiée comme liquidatrice du réformisme représenté par Turgot, le soupçon qui pourrait naître à cet égard (non pour la valeur de la réforme mais parce qu’il est question de “réforme”, qui est du côté de l’insurpassable vertu et, désormais, de la modernité naissante, et qu’on ne peut pas ne pas être du côté de la vertu). Elle souffre de ce soupçon possible, comme d’une contradiction affreuse, d’une frustration, le mot est dit et redit ; elle ne craint rien plus que la mauvaise réputation, l’inconséquence qu’on lui ferait porter comme on fait porter le chapeau, la futilité qu’on lui découvrirait, en lui découvrant le vrai d’elle-même, le reproche alors en forme d’acte d’accusation, de n’avoir pas montré la force d’une fermeté de caractère qui eût poussé à sacrifier ses intérêts à la vertu générale de la réforme. Lorsqu’une frustration d’une telle force est ressentie, nous dit le psychanalyste, il faut en transférer le fardeau ; à la frustration répond le transfert. Ce sera la cause des insurgents.
Il y a transfert de la vertu française, ou de la vertu parisienne pourrions-nous préciser si nous nous laissions aller au goût de la polémique, par les épousailles enthousiastes de la cause américaine. Ainsi sauve-t-on la vertu de la vertu, en l’extrayant des griffes épouvantables des incertitudes des situations intérieures où le vertueux a ses intérêts engagés, pour la remettre dans des mains jugées pures, à sept mille kilomètres de distance ; effectivement, au regard des lucarnes parisiennes, les insurgents avaient une pureté édénique, celle de la naissance d’un monde nouveau, une sorte de Paul & Virginie ayant retrouvé leur paradis perdu dans le grand pays en formation du Nouveau Monde. Il naquit un sentiment d’une grande force mais souterrain, jamais explicité, jamais substantivé comme il aurait dû l’être, une émotion pure conservée dans les labyrinthes de la psychologie comme précieux témoignage et source pure de ce transfert ; par le fait, ce transfert acquérant une fonction générique dans l’inconscient collectif de l’intellectualisme français. On pourrait baptiser ce phénomène de l’expression de “seconde découverte de l’Amérique” pour la classe sociale et intellectuelle impliquée, cette fois une découverte complètement intériorisée, impliquant une construction intérieure de l’objet considéré, une architecture doctrinale qui n’allait plus nous quitter ; elle imprégnait à mesure la psychologie, cette découverte, comme pour assurer les fondations de l’architecture ainsi installée ; elle figurait aussitôt ce qui s’imposerait comme une référence pour la situation française elle-même ; elle transformait enfin en une référence objective, hors de toute attaque et de toute critique, cette idéologie moderniste, de la modernité désormais débarrassée de toute hésitation, si essentielle à cette classe de l’intellectualisme français.
(Il ne s’agit pas d’aussitôt s’installer à son établi d’universitaire pour s’attacher à une étude précise et détaillée, sinon affectueuse, du pro-américanisme ainsi découvert dans la société française, aussitôt contestée par une autre étude qui vous démontrerait impeccablement le contraire. Ce sont des querelles de salons et des querelles de clochers ; juste quelques grains de poussière pour occuper le vent qui passe. Nous parlons d’un sentiment, d’une émotion bien plus profonde, bien plus vaste, qui embrasse le Nouveau Monde pour en faire le dépositaire, la sacralisation de la modernité ; s’y adjoint en effet une épistémologie du “Nouveau Monde parallèle” au vrai, sans rapport avec le réel. Ouverture de cette symphonie nommée American Dream. On n’a pas fini d’en parler dans ces pages.)
De cette façon, les relations franco-américaines sont, pour la psychologie française, d’abord une affaire intérieure française. Dans l’excellente référence qu’est l’étude de René Rémond sur la présence de l’Amérique dans l’opinion française de 1815 à 1852 (2), ce n’est pas la question de cette présence qui est posée, mais les formes diverses qu’elle prend tant cette présence est partout évidente ; et abondent les expressions qui rendent compte du “climat” à cet égard : « En outre, cette histoire [de l’Amérique] a été étroitement associée à celle de la France, elle forme presque un chapitre annexe de notre histoire nationale. […] …par lui [Lafayette], l’histoire américaine est présente au cœur de la vie politique française. […] Du fait de sa liaison étroite avec notre propre histoire, la connaissance de l’histoire américaine en subit les contrecoups et est sujette aux fluctuations des relations franco-américaines. Ainsi quelques épisodes de la guerre d’Indépendance sont aussi connus que s’ils faisaient partie des fastes nationaux mais le nom du président Madison est pratiquement inconnu. » Il s’agit effectivement moins de connaissance, de justesse de jugement, de mesure équilibrée, que d’une proximité proche de l’intimité entre les deux pays, comme s’ils venaient d’un tronc commun, comme s’il s’agissait d’une intimité qui est presque une identité. Il ne faut pas entendre ce jugement au seul sens politique, y compris par rapport à la situation politique française, et même il faut plutôt se garder de l’écouter trop dans ce sens ; il faut tenter de l’apprécier comme un phénomène psychologique. Les Français perçoivent effectivement l’Amérique, lorsqu’ils s’en occupent plus ou moins précisément, comme une matière avec quelque chose de fondamentalement français, et ce “quelque chose” occupe beaucoup de l’esprit et influe fortement sur le jugement ; il ne garantit ni la justesse ni la mesure du second mais témoigne de la proximité extrême du premier.
…Pour le reste, et ceci qui sera très vite perçu comme quelque chose d’essentiel dans mon propos, qui en sera plus loin le centre, pour le reste confirmons aussitôt ce que nous avons suggéré plus haut (“Ouverture de cette symphonie nommée American Dream”). Il s’agit d’un Moment psychologique fondamental pour la France, d’un Moment fondamental pour la psychologie française, qui aura ses effets à l’occasion de la Révolution, mais également pour sortir de la Révolution, qui va imprimer sa forte marque dans l’évolution de la perception française de la modernité ; la France, dans une intuition qu’on peut qualifier de visionnaire autant qu’annonciatrice de tant de calamités, perçoit parfaitement que l’Amérique qui va naître et que la modernité qui en fait autant ne font qu’une. En même temps, ce Moment psychologique autant que cette intuition visionnaire apparaissent comme des témoins et des acteurs de la levée du grand courant historique qui va prendre son élan à la jointure des deux siècles et que plus rien n’arrêtera jusqu’à nous. Il ne doit faire nul doute que dans cet incident psychologique, psychanalytique, cet accident essentiel du transfert de la frustration française vers l’Amérique d’une réforme inachevée, comme une “symphonie inachevée” qu’on transmettrait dans le but qu’elle soit effectivement achevée, il ne doit faire nul doute qu’on trouve les premières racines, les plus honorables sans aucun doute, les plus profondes également, de l’American Dream…
Comme on le perçoit à ce point du récit, on reconnaît qu’il y a une forme d’authenticité dans la démarche, une tentative que l’on comprend, qui est à la mesure humaine, malgré les multiples accidents de l’inconséquence française de ce temps si incertain ; il y a à la fois de l’ingénuité et comme une sorte de pureté, renouvelées en dépit de tout et surgies, malgré tant d’accidents déplorables et de chicaneries indignes qui caractérisent cette société française type “fin de régime”. De même, et comme un double sombre apparu sans prévenir, observons aussitôt qu’il s’agit bien de ce même American Dream dont il faut dire déjà qu’il va nous ravager sans pitié et qu’il commence sa marche pour nous conduire vers notre crépuscule, qui est celui des illusions de la modernité dont nous goûtons les fruits amers deux siècles plus tard, cet American Dream qui nous fascine comme une clarté éblouissante cachant le reste, ces ombres affreuses de trous noirs sans fond et sans fin. Quoi qu’il en soit des vertus originelles de l’American Dream des Français, qui ne sera pas avare d’émulation dans le reste du vieux monde, quoi qu’il en soit des belles intentions sans la moindre simulation, quoi qu’il en soit des beaux esprits et des belles dames à l’esprit bien fait, nous tenons le début de la tromperie et c’est une distorsion fatale de la psychologie, avec l’étrange pouvoir de se transmettre, par influence et suggestion, génériquement certes, mais presque comme génétiquement. Cela deviendra plus tard mais assez vite, il faut bien le mesurer, comme une sorte de réflexe de Pavlov avant Pavlov lui-même, une sorte de penchant du cœur et du sentiment aussitôt habillé par l’esprit, en faveur de l’Amérique devenue une part de nous-mêmes. Certains nomment cela du pro-américanisme mais dit-on qu’on est du parti de celle qu’on croit être sa fille parce qu’on la favorise sans chercher à mesurer ses vertus, qu’on la choisit sans rien décider à cet égard ?
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Peut-être y avait-il, dans cette illusion fondamentale qui s’exprimait de façon différente selon les partis, dans cette étrange union nationale qui allait des philosophes ricaneurs et de l’auteur si brillant du Figaro à un Vergennes sérieux comme un pape et aimant sa femme comme son Roi, dans cette union subreptice, souterraine, qui caractérisait le regard français sur les insurgents de l’Amérique prenant en charge la réforme devenue idéale que la France n’avait su faire – peut-être y avait-il une espérance partagée, ultime, désespérée, à la fois inconsciente, instinctive et prémonitoire, pour éviter le terrible choc de la Grande Révolution ? Si la réforme qui ne se fait pas sur les bords de la Seine se fait sur les rives du Potomac, et que c’est la même, et que c’est, rive pour rive, un cours semblable, peut-être la terrible perspective sera-t-elle écartée ?
Placide, ou bien est-ce un peu de ce cynisme tranquille qui, je pense, caractérise les beaux esprits du temps moderniste à son aube radieuse, le Prince de Ligne se tourne vers nous et nous interroge : « N’est-ce pas curieux de voir le ministre le moins gai qu’il y eût jamais en France employer un farceur ? » Il parle de l’incertain couple que forment Vergennes et Beaumarchais. Là-dessus, comme il sied à l’esprit français, l’historiographe met les choses au point : « [L]a justice impose de saluer la révélation d’un homme émergeant des égouts pour se hisser au niveau de l’Histoire. » (L’on parle de Beaumarchais.) L’auteur-comploteur se fait marchand de canons pour la cause des insurgents. Il “transfère”, si l’on veut bien accepter de charger le mot déjà utilisé de sa diversité de signification, la puissance (le canon) comme l’acte manqué du vieux continent vers le Nouveau Monde. Il est à l’exemple de la société française, Beaumarchais, futile et spirituel, et “militant” comme l’on dit, presque “droit-de-l’hommiste” par avance, et enfin exalté par ses propres discours ; entendant ce qu’il a magnifiquement écrit dans la tirade de Figaro, soudain interdit, puis s’interrogeant aussitôt, ravi en un sens : “Et si c’était vrai, et en train de se réaliser en Amérique ?” Ainsi le transfert achevé, et découverte aussi vite faite que tout cela n’est pas tombé dans l’escarcelle d’un ingrat, que l’Amérique va nous rendre au centuple, par le rêve qu’elle dispensera, l’investissement de l’utopie que nous avons mise en elle. Il faut savoir, comme l’écrit Perrault avec la pompe qui sied, que ce qui se passe là-bas, « ce n’est pas une discorde de taxe sur le thé et la mélasse, […] mais la grande et éternelle querelle de l’humanité en quête de liberté ». L’Amérique et le complexe parisien valent bien un pot de mélasse, si ce n’est une messe.
En réalité, que fait et que pense l’Amérique ? Pour qu’il y ait ces relations qui vont jusqu’à la complicité comme celles qu’on tente de décrire, il faut être deux, et nous n’avons parlé que de l’un des deux, et même lorsque nous parlions d’Amérique nous parlions de la perception française de l’Amérique. La perception française est que la réforme infaisable sur les bords de la Seine se fait sur les bords du Potomac, comme par délégation d’utopie si l’on veut – et nul ne s’étonne si, en traversant l’Atlantique, la réforme devient Révolution. Il se trouve que c’est le cas, du moins dans la construction d’abord psychologique que les Founding Fathers s’emploient à édifier.
Au départ, admettons-le, la querelle est plutôt basse, avec cette affaire de taxes, de thé et de mélasse. Elle aurait pu, elle aurait dû se conclure selon l’esprit de la chose, en bons marchands et selon l’esprit du marchand. Il y avait la place pour cela, et l’on dira qu’on cherche en vain, dans la situation générale des colonies, les conditions “objectives”, comme ils disent, de la Révolution. Certes, il y a des esprits exaltés, cela d’ailleurs dès l’origine puisque les premiers colons étaient de zélés religieux fuyant les oppressions britannique et autres pour mieux établir la leur sur des territoires vierges. (Les Natives font partie de la virginité de la chose, ce qui permettra qu’en les éliminant, virginité pour virginité, tout se sera passé comme si rien ne s’était passé.) Il y a aussi des avocats, qui savent parler, qui ont une approche rigoureuse de la loi, qui vous démontent la vertu nécessaire en autant d’engagements législatifs et la remontent en autant de démonstrations irrésistibles. Pour autant, revenons-y, tout cela se marie aisément avec un incontestable esprit de marchand qui imprègne les colonies laborieuses, qui domine le tout, qui donne son vrai rythme aux colonies. Puisqu’il est question de taxes, de thé et de mélasse, l’esprit du commerce aurait dû triompher.
Les Anglais se montrèrent brutaux et peu adroits, à l’image de leur façon de voir cette époque qui ne les inclinait guère au compromis ; entre le Traité de Paris de 1763 et jusqu’avant l’aventure désastreuse de la révolte des colonies, l’Angleterre put croire qu’elle avait réduit le monde et que les coloniaux, eux, n’avaient qu’à obtempérer ; on les traita comme tels… La ferveur révolutionnaire des insurgents, exposée dans l’appréciation qui fut donnée de la bataille de l’indépendance, n’était naturellement ni un fondement de la chose, ni une cause exclusive, comme prétendent être les révolutions ; elle fut d’abord un moyen, qu’on transforma en cause et qu’on présenta alors comme le fondement qu’elle n’était pas. Le goût de la rhétorique, la mise en évidence des plus radicaux grâce à l’habileté du publiciste, notamment par les procédés britanniques, le caractère unificateur dans la lutte de cette sorte de doctrine, voilà qui justifiait qu’on usât du mode révolutionnaire comme d’un hymne rassembleur des esprits et briseur des hésitations.
Si elle fit bon usage du mot durant la Guerre d’Indépendance, qu’ils nomment en effet “American Revolution” pour l’occasion, la Révolution fit long feu. La chose est connue et largement référencée. Cédons la plume, pour nous couvrir des attributs de la vertu, à un digne critique du Monde, publiant en mai 1993, résumant la thèse du radicalisme américaniste, depuis longtemps classique, qui sert de feuille de vigne et de coquetterie idéologique à l’activisme mercantile de la Grande République ; cela se fait au travers d’une référence à l’ouvrage de Gordon S. Wood (The Radicalism of the American Revolution), paru à l’époque : « Ce livre repose sur l’affirmation répétée selon laquelle la révolution américaine fut aussi absolue, dans son essence, que celles de 1789 et de 1917. […] Las, [elle] prit rapidement un autre cours. Dès 1787, rappelle Gordon S. Wood, James Madison, dans un article fameux du “Fédéraliste”, juge inévitable l’affrontement dans une société, fût-elle républicaine, entre “intérêts capitalistes” opposés. […] Au crépuscule de son existence, en 1825, Jefferson ne pouvait que se lamenter : “Tout, tout est mort.” Sous-entendu : de la société dont lui et d’autres avaient rêvé. »
On comprend bien tout cela, – mais on s’interroge, néanmoins : qu’est-ce que cette “essence”-là, l’essence absolutiste de cette révolution, qui n’arrive même pas à se manifester, qui est tout de suite bafouée, maquillée, ridiculisée ? D’autres ont la plume encore plus vive, qui laissent de côté ces emphases de la Révolution perdue avant d’exister, qui vont droit au but de l’“American Revolution” ; notre ami Jacques Barzun, dont nous avons déjà parlé, que nous avons déjà cité, qui écrit comme résumé de la chose, qu’il prend soin de nommer, lui, “War of Independence”, ce qui n’est pas rien par rapport aux convenances du système, – dans son superbe From Dawn to Decadence — 500 Years of Western Cultural Life, qu’il publie en 1999 :
« If anything, the aim of the american War of Independance was reactionary : “back to the good old days!” Taxpayers, assemblymen, traders, and householders wanted a return to the conditions before the latter-day English policies. The appeal was to the immemorial rights of Englishmen: self-governments through representatives and taxation granted by local assemblies, not set arbitrarily by the king. No new Idea entailing a shift in forms of power — the marks of revolutions — was proclaimed. The 28 offenses that King George was accused of had long been familiar in England. The language of the Declaration is that of a protest against abuses of power, not of proposals for recasting the government on new principles. »
Interrogeons-nous : est-ce vraiment supportable ? Peut-on accepter qu’une si belle narrative, celle de l’American Revolution, celle de « la grande et éternelle querelle de l’humanité en quête de liberté » soit ainsi réduite à une démarche si piteuse, bien qu’on n’hésite pas une seconde à en comprendre l’intérêt ? Les Français, eux, n’acceptèrent jamais cela, sinon en se révoltant contre les usurpateurs, en les excluant de leur American Dream. Comme nous l’avons observé plus haut, la “question américaine” devint, aussitôt qu’elle fut implicitement posée, une affaire « présente au cœur de la vie politique française ». D’une certaine façon, suivant en cela la complication et la complexité que nous ne cessons de découvrir pour nos lecteurs, cette vision française agit comme si elle avait été l’inspiratrice de l’interprétation que les dirigeants et inspirateurs de l’américanisme, en Amérique même, s’employèrent aussitôt à développer, comme s’il y avait eu, là aussi, transfert poursuivant le précédent, le justifiant, le grandissant et l’enluminant. Comme il y a une vision française de l’Amérique qui est transformatrice de la réalité américaine, il y a une présentation américaniste de l’Amérique qui assure la même mission, dans le même sens, comme s’il y avait des consignes communes. Sans doute est-ce à partir de là qu’on peut commencer à céder à la coquetterie, au travers ou au goût de la précision, pour employer à telle ou telle occasion, puis de plus en plus souvent, lorsqu’il s’agit d’affaires la concernant, l’Amérique, le qualificatif d’“américaniste” de préférence à “américain”. Il est vrai qu’en même temps que la “Révolution américaine” découvre son vrai visage, un montage gigantesque est entrepris, comme avec naturel dirions-nous, comme si c’était la nature de la chose de s’habiller d’une apparence prétendant à la substance, pour dissimuler la vraie substance. L’Amérique avait les moyens pour cela, parce qu’elle n’était pas née de l’Histoire mais de la volonté humaine, qu’elle s’appuyait donc, plus que sur les évidences et les traditions de l’Histoire, sur une certaine forme de “communication” annonçant notre postmodernité et assumant de transmettre et de diffuser l’interprétation qu’il importait qu’on eût, à mesure des situations et de l’évolution, de ce formidable artefact anhistorique. Je désignerais bien volontiers l’Amérique, s’il s’agit d’“empire”, comme l’“empire de la communication”, tant tout et la moindre chose d’elle-même dépendent de la perception que l’on se presse soi-même d’avoir d’elle, et tant il importe aussitôt de communiquer cette perception pour que, par cet échange éminemment démocratique, cet empire vous apparaisse comme une image fabriquée, conformément à l’image qu’il importe d’en avoir. Avec la communication, et par sa magie en vérité, le conformisme est consubstantiel à l’Amérique et même davantage, il est la condition de la pérennité de la “Révolution” américaine et de sa vertu.
Il s’en déduit que, dès cette origine, à côté de ceux qui entretenaient la démarche audacieuse et bientôt suspecte de garder les yeux ouverts et l’esprit en éveil, ceux qui faillaient à leur devoir conformiste d’autocensure (il n’est point de censure dans le pays de la liberté), à côté des Jefferson sur leur lit de mort, il existe une narrative de l’Amérique. La chose ne cessera jamais. Elle constitue un phénomène d’une telle puissance, d’une telle constance, d’un tel hermétisme, qu’on doit envisager l’hypothèse qu’elle a pesé et qu’elle continue à peser sur les psychologies, sans qu’il soit nécessaire, ni possible peut-être, d’en avoir la conscience, jusqu’à presser ces psychologies, les modeler, les modifier constamment pour les tenir dans les impératifs de la série et les enfermer dans l’exclusivité du standard. D’une façon très concrète, un Américain est plus ou moins, avec les nuances qu’impliquent la rétivité de telle ou telle psychologie, la résistance que permet, voire suggère telle ou telle situation, un être à part du reste.
Nous proposons cela comme une règle extraordinaire, à laquelle la diversité humaine permettra par bonheur de dégager bien des exceptions ; reste que le standard de la série est fixé. Cela se traduit par des jugements de fond du mode impératif : l’Amérique est “exceptionnelle”, elle est la “nation indispensable”, elle est révolutionnaire dans son essence même, qui la différencie du reste bien évidemment. Ce diktat est d’une telle intensité qu’il bouscule toutes les logiques et rend suspects autant le bon sens et l’esprit critique ; l’on n’hésitera pas une seconde, aujourd’hui, si l’on veut être moderne, à épouser les pires archaïsmes américains. Cette narrative n’aura de cesse, dans quelque circonstance que ce soit, y compris les pires moments qui confrontent l’Amérique avec son propre destin qui ressemble parfois à son propre néant, de se réaffirmer et d’être réaffirmée, comme un objet sans cesse recyclé en lui-même, comme un phénix de la communication. L’Amérique redevient toujours bonne, juste et pure, comme tel président nous confie qu’il est croyant born-again ; patience, il suffit d’attendre le chapitre suivant.
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Comme on a bien pris garde de le préciser, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, pour renforcer le sens du récit et pour rendre hommage à la diversité humaine, il y a, dans ce formidable arrangement qu’est l’Amérique lorsqu’elle s’organise en un système de l’américanisme, et face à lui, des psychologies retorses, des esprits batailleurs, des âmes désenchantées. On les désignera moins comme des opposants, qu’ils ne peuvent prétendre être un instant dans un tel système si efficacement verrouillé, que comme des “dissidents”. Ils sont rétifs aux consignes, ils regardent la narrative américaniste avec un mépris considérable, ils s’enivrent ou essaient les paradis artificiels. Ils repoussent avec hargne et lucidité la constante entreprise d’investissement du système, ses habiletés de boutiquier, ses maîtrises de la manipulation de l’information jusqu’à transformer la basse propagande à laquelle ils sacrifieraient s’il le fallait, dans d’autres circonstances, en un ustensile inédit qui finit par acquérir aux yeux de son créateur lui-même la vertu qu’il prétend décrire (cela serait la définition du “virtualisme”). Nous ne disons pas qu’ils proposent quelque chose, ces “dissidents”, qu’ils mûrissent quelque dessein politique remarquable, ni qu’ils complotent, ni qu’ils manigancent. Ils n’ont aucun avenir, en un sens, parce qu’ils font leur gloire de n’en point avoir, persuadés qu’en cédant à cette vanité terrestre ils seraient “récupérés” par les règles du jeu. Ces “dissidents” se recrutent chez les artistes notamment, avec le mot pris dans son sens le plus large ; ou bien disons la chose autrement, disons que c’est l’âme de l’artiste qui, en Amérique, nécessite, pour se faire, un esprit de “dissident”. La littérature américaine, qui est une branche exceptionnellement vivace du domaine, est le miroir, le bras puissant, la sève et la force mêmes de cette dissidence ; elle est sa définition même, si elle n’en est pas la limite.
A mesure de son développement dans le cours du pays dans cette dynamique d’expansion qui semble révéler son vrai visage dans la modernité bientôt industrielle, la dissidence américaine se cherche et, finalement, trouve en France son port d’attache et sa référence culturelle ou socioculturelle, car la “culture” semble y être une chose qui vit et se vit comme s’il s’agissait de la nature même de la chose. Mais il s’agit de la France, justement, et, en France, Paris encore plus précisément. La magie française est, à l’image renversée mais correspondante de la magie américaniste pour les Français, une constante de l’imaginaire de la dissidence de l’américanisme, à ce point où l’on pourrait parler d’un effet de miroir, ou de mimétisme peut-être. Si les deux choses ne s’équivalent pas, nous devons les observer selon une perspective similaire, pour dégager leurs vertus et leurs caractères réciproques, et comprendre, notamment du côté de l’américanisme, les mécanismes qui les animent.
Cette dissidence n’est pas pour autant détachée des événements de la Grande République ; même si elle ne prétend pas jouer le moindre rôle politique institutionnel, elle subit évidemment les effets des événements politiques dans la Grande République. La dissidence américaniste en France, à Paris, cela à partir d’une présence américaine constante depuis l’origine, a pignon sur rue d’une façon significative à partir du tournant du XXème siècle, comme devenue une institution ; l’on pourrait la croire institutionnellement inaugurée avec l’installation d’Edith Wharton, au 59 de la rue de l’Université, en 1907 (elle reste en France jusqu’à sa mort, en 1937). Les “générations” se succèdent, que ce soit la Lost Generation ou celle du maccarthysme, ou encore celle des écrivains et musiciens noirs, qu’importe ; la dissidence américaine devient, jusque dans l’œuvre même de l’artiste, du Paris est une fête d’Hemingway aux Jours tranquilles à Clichy d’Henry Miller, un écho de la quotidienneté de cette ville qui est bien plus qu’une installation urbaine, qui est aussi bien une âme qu’un protagoniste puissant du récit que nous faisons. Le tableau ne serait pas complet si, à la littérature qu’on a déjà nommée, qui trouve en France le berceau de ce qui, dans une nation, peut prétendre à être une ambition artistique et politique universelle, on n’ajoutait, à l’autre extrême des Arts & Lettres, le cinéma, pour mieux illustrer le caractère extrêmement large et divers de ce phénomène si singulier. L’importance du cinéma est avérée dans ce cas, certes, dans la mesure où, par tradition et par symbolisme, la référence française est, pour nombre de gens du cinéma américaniste, – dito, the movie industry d’Hollywood, – la formule de transmutation du cinéma, d’industrie en art, comme le vil plomb devient de l’or. Peu nous importe ici la réalité du propos, et, notamment, la réelle mesure de l’évidence vertueuse que l’on semblerait décrire en citant le cinéma français ; nous importe, il est vrai, la réalité psychologique ainsi distinguée, sa puissance sans aucun doute, la pérennité de son objet par la force qu’elle lui insuffle, jusqu’à la persistance de son existence dans une France qui se perçoit elle-même et par périodes, comme décadente, américanisée, bourgeoise et superficielle, repliée sur elle-même, etc., selon les caprices de l’âme française soumise au supplice de l’éternelle inquisition qu’elle se fait subir à elle-même.
Partout et toujours, dans la tradition américaine, subsiste cette magie française. Elle colore depuis bien plus d’un siècle la démarche artistique, ou pseudo artistique, du pire au meilleur, du cliché à l’œuvre d’une insondable profondeur. Le plus anodin, le plus insignifiant des exemples nous convainc de la permanence de la chose, emporte nécessairement notre conviction. Dans le film Great Expectations, d'Alphonso Cuaron, qui date de 1997, dans une année de la période où l'on connaît le triomphe américaniste de l'après-Guerre Froide et l'inévitable effacement français qui l'accompagne, – principe des vases communicants, rien de moins, – il y a l’irrésistible occasion, pour l’auteur de l’œuvre, d'une tirade exaltée confiée à l’acteur Robert De Niro. Le rôle est celui d’un vieux truand-bienfaiteur dissimulé, avec un visage mangé d'une barbe grise hirsute, un peu comme l'aurait été un Monte-Cristo ou son abbé Farias (ou comme Howard Hughes au bout de sa réclusion, dit un comparse du film qui n'a pas le sens des images littéraires). Ce bagnard évadé est revenu à New York quinze ans, vingt ans après (c'est presque du Dumas). En plein cœur d'une action dramatique où il va mourir brutalement, percé du coup de couteau d'un truand dont il est le traître, il recommande à son protégé, jeune artiste peintre qui a réussi à New York et qui est le héros de la bande, de l'accompagner, de partir avec lui pour un séjour à Paris, pour s'y faire reconnaître. On dirait un vieux sage provincial (de New York, rien que ça) recommandant à un artiste confirmé de sa province (de New York, lui aussi) d'aller chercher la consécration parisienne. « La ville des lumières, tu veux venir ?, s'exclame De Niro. Viens avec moi, tu vas adorer Paris ... Paris est une belle ville, très belle. C'est la ville de la culture, une ville magnifique. Et il y a tout, l'élégance, la beauté, il faut que tu ailles à Paris, pas une seconde tu ne regretteras d'avoir fait le voyage. Tout artiste doit aller au moins une fois dans sa vie à Paris. Tu dois y aller. Les rues, l'atmosphère, les femmes ... Oh, les femmes… » Les images ont la vie dure, surtout lorsqu'elles sont d'un conformisme aussi déroutant, et chez De Niro en plus, ou lorsqu’elles deviennent symboles et miroir de l’Histoire. Pourquoi sinon pour saluer une évidence qui transcende les modes, les politiques et les siècles – pourquoi penser à cette autre image restée au fond de ma mémoire, comme la mère nourricière dispose sa terre fertile, de l'actrice américaine Lauren Bacall, plus vieille de tout le temps de sa carrière et à peine vieillie, et devenue une autre femme, devenue véritablement une femme internationale, qui passe à l'émission Inside the Actor's Studio en 1999, où la question lui est posée, extraite du rituel où l'on déroule le “questionnaire de Bernard Pivot”, selon la présentation immuable du présentateur et réalisateur de l’émission James Lipton : « Qu'est-ce qui vous fascine par-dessus tout ? » De cette voix brève et qui semble métallique mais qui se révèle être une voix de gorge, sans trembler ni ciller, Bacall répond comme cela va de soi, comme une flèche se fiche dans la cible et au cœur, sans un souffle, presque sans un mot, comme si la réponse était inscrite dans le vent et dans l’histoire du monde :
– Paris.
Les images ne veulent pas mourir, dans ce cas parce qu’elles tiennent d’une parenté magique, d’une symbiose qui dépasse le seul règne de la raison. Elles parlent au cœur de l'homme, se transmettent d'esprit en esprit, transportent une âme vers l'autre ; les images de Paris se tiennent au cœur de l’artiste américain, comme si la ville, et le pays, et son prestige culturel, étaient siens, en-dehors de la géographie, de l’histoire et de la politique. Il y a une sociologie hors du temps et des aléas sociaux de l’émigration artistique américaine vers la France, de la dissidence américaine toujours avec un pied à Paris, comme s’il s’agissait d’un événement sociologique unique, qui se joue de l’histoire et du temps, qui unit les deux pays distants de milliers de kilomètres en effaçant leur spécificité, comme s’ils ne formaient qu’un, et que cela serait quelque chose de complètement différent, et qu’en fait les deux pays ainsi intimement unis ne le seraient pas pour autant puisque ce lien serait devenu une chose en soi, étrangère à l’un et à l’autre... Même avec les artistes américains et la France, nous ne quittons pas les voies mystérieuses, qu’il nous faut explorer, de la transcendance historique ; même avec les artistes américains semblent sourdre d’improbables songes où ces hommes-là trouveraient en France ce qui manque, malgré les antiennes folkloriques et les égouts de la décadence, pour faire de l’Amérique une nation.
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Les Américains de Paris n’ont jamais eu l’impression, en s’installant à Paris ou en revenant de Paris, de passer d’un pays à l’autre. La vérité est qu’ils n’ont jamais quitté leur “immense Amérique” (Frédéric Prokosch), parce qu’en partant à Paris ils allaient y retrouver une âme qui conservait le souvenir de l’Amérique originelle et le confrontait sans barguigner à ce que ce rêve était devenu… Le procès de ce qu’est l’Amérique par rapport à ce qu’elle devrait être n’a pas d’époque ; il est constant, il n’a nul besoin d’une réalité politique ou autre. Il constitue un aspect complètement extraordinaire des relations entre la France et l’Amérique. La France a perçu la révolution américaine comme s’il s’agissait de la sienne propre, et l’a interprétée avec l’éclairage de la projection idéaliste, sinon utopique, qu’elle effectuait. Elle observe l’Amérique en fonction de cette référence utopique et devient par conséquent, pour les Américains exigeants ou dissidents, le dépositaire de la référence utopique de l’Amérique idéale. Les qualités françaises propres, qui parlent si fortement au cœur de l’artiste, forment l’écrin de cette référence utopique, jusqu’à se marier en elle, magnifiant encore cette référence. “Paris, France” est la base profonde de la dissidence américaine de l’américanisme ; cela est une chose qui ne cesse d’exister, qui se joue des modes et des tendances, qui renaît constamment ; cela est un événement qui semblerait aux esprits soupçonneux constamment proche d’enfanter une réalité politique subversive de l’ordre américaniste. Il y a dans cette situation de la psychologie collective qui paraît conquérante quelque chose d’une menace diffuse qui explique également un état de suspicion constante à l’encontre de la France des forces américanistes les plus accomplies du système de l’américanisme, toujours averties d’une vilenie française. La proximité irréelle entre les deux pays, par le fait du rassemblement des âmes, constituerait une perversion de l’américanisme par l’introduction du poison de la haute culture française dans le modèle.
Cela apparaît comme une appréciation d’autant plus acceptable, voir impérative, si l’on est aussitôt tenté, voire conduit, comme je le suis sans aucun doute, à introduire une dimension supplémentaire dans la description et la compréhension de ces relations, et une dimension mise au-dessus certes, de la part des dissidents américains pour Paris, France, – je veux dire, Paris en France, Paris comme une émanation absolument spécifique de la France, en ceci que Paris deviendrait finalement dans leur perception, au-delà de l’histoire de la ville, de ses conflits et des tensions historiques qui l’affectèrent, notamment vis-à-vis du reste de la France, – Paris comme une structure absolument française. On sent aussitôt l’importance très grande de ce mot, “structure”, dans la pensée qu’on présente ici ; Paris, c’est-à-dire la France, perçue intuitivement comme un phénomène historique qu’il faut identifier dans le nœud même de l’affrontement entre les dynamiques structurantes et les dynamiques déstructurantes, et l’on comprend bien dans quelle position maîtresse dans la dynamique structurante ; dans ce cadre, il va de soi que les vanités nationales n’ont ni leur place, ni la moindre justification, que nous parlons après nous être libérés de ces faiblesses du caractère… Le caractère exceptionnel du phénomène de la relation de la dissidence de l’américanisme avec Paris, avec la France d’autant plus dans ce cas, représente alors la reconnaissance, par l’expérience de la chose, d’un cadre structurel fondamental, certes de culture et de hauteur de l’esprit, et, pour dire autrement, à la manière de Ferrero, la reconnaissance d’une structure fondamentale de l’“idéal de perfection” contre l’“idéal de puissance” qui est déjà à l’œuvre dans la force déstructurante de l’américanisme. L’intérêt de cette vision structurée, plutôt que d’une vision idéologique, est justement d’écarter les interdits idéologiques. Ce que trouvent les dissidents à Paris, ce n’est pas la liberté désignée évidemment avec une arrière-pensée idéologique (disons “progressiste” pour fixer le cas, et le paradoxe) mais la possibilité de l’exercice de la liberté sans aucune contrainte spécifique pour cet exercice, pour le combattre ou pour l’orienter ; effectivement, y compris, pour oser cet oxymore indirect, un exercice de la liberté sans “contrainte d’exercice de la liberté”, comme cette contrainte existe dans les cadres de l’Amérique, alors considérée comme déjà pleinement investie par l’“idéal de puissance”, comme dans les universités, les centres de recherche, les Fondations, les lobbies ou même certains quartiers très spécifiques et communautaires, où ils ont inventé l’exercice de la liberté comme une obligation conformiste. A Paris, Miller est à Clichy, ce qui n’est pas particulièrement un “quartier réservé” de la liberté culturelle sous contrainte, et Hemingway loge rue Mouffetard.
Il est donc question de ce quelque chose d’infiniment impalpable, d’extrêmement insaisissable, dont on n’a su jusqu’ici former des comparaisons qu’avec des mots aussi vagues et insaisissables que “climat” ou “esprit de la chose”, qui renvoient à notre sens, et cette fois de façon beaucoup plus substantivée, à une structure d’équilibre, de secrète recherche d’harmonie, qui caractérise la France. La France est le pays du “milieu” des choses et du monde, comme l’on parle du point d’équilibre et du point d’harmonie, et elle est toute entière adossée à l’Histoire comme à quelque chose d’acquis, de fixé, d’extrêmement structurant. Son âme vit dans sa propre histoire et se tient fermement attachée aux réalités du monde telles qu’elles se firent et telles qu’elles se poursuivirent, comme un lien entre ces réalités et ce que cette âme elle-même représente mystérieusement. (L’Allemand Ernst-Robert Curtius écrit en 1930 : « Le Français vit beaucoup plus intensément que nous [Allemands] parmi les souvenirs du passé. Nous voyons dans le passé l'histoire d'un devenir ; le Français y contemple la présence d'une tradition. [...] Les catégories de la pensée historique [du Français] sont celles de la durée, non du développement. [...] Ce qui, en France, est devenu réalité historique, conserve une fois pour toutes sa validité. ») (3) Il ressort de tout cela que la force essentielle pour permettre l’établissement de ces structures appuyées sur l’histoire et élevées vers l’âme, c’est l’ouverture constante faite à l’esprit quand il en appelle à l’âme pour devenir “esprit artiste” et, dans sa transcription au niveau social et de la vie courante, la place fondamentale faite à cette vaste conception bigarrée qu’est “la culture” selon une acception très vaste et nécessairement française. C’est à la fois le ciment, l’inspiration et le plan de la démarche structurante française. Quelle que soit l’orientation qu’on lui veut donner, quelle que soit l’idéologie à laquelle elle fournit un alibi, quelque vanité qu’elle nourrisse dans tels esprits, quelque fausse gloire qu’elle acclame dans tels lieux, qu’importe, cette culture-là reste le terreau et l’imprégnation de la chose française. Comment voudrait-on qu’ils ne s’y retrouvassent point comme chez eux, ces dissidents de l’américanisme, cet américanisme dont l’hymne est ce « Les Lumières, c’est désormais l’industrie » (du nommé Gouhier, un Français, bien entendu), dont le rythme est la pression déstructurante de la puissance, dont la référence est la puissance du commerce et de l’argent avant d’être celle de la technologie ?
Les dissidents américains ne partirent pas chercher en France l’asile du progressisme éclairé, ou le berceau de la liberté, comme aime tant le penser le parti intellectualiste français, et comme les dissidents eux-mêmes se laissent aller à le croire. Ils y vinrent, pour trouver une structure du monde qui tendrait à leur assurer un cadre de civilisation, une référence constante à l’histoire, un goût naturel de l’harmonie – et cela, vraiment, il faut en être assuré avec la plus belle sérénité d’âme du monde, quoi qu’en caquettent à ce propos les salons du faubourg Saint-Germain et les auteurs à la mode. Ils vinrent chercher l’air salubre, propice à la haute culture, à l’esprit haut et à l’âme enfin rencontrée. Ils le humèrent et en connurent l’ivresse mesurée de la maîtrise des hautes cimes, malgré les vapeurs interlopes et les humeurs dépressives qui marquent le courant du quotidien français. Ils goûtèrent, contre la modernité industrielle et niveleuse de leur pays d’origine, entrecoupée d’intolérance et de conformisme policier autant que d’une liberté imposée comme une contrainte plutôt qu’offerte comme une disposition de l’esprit, quelque chose qui a à voir avec ce que nous avons déjà rencontré, de ce courant français qu’on nomme “antimoderne”. C’est ainsi qu’il faut, me semble-t-il, voir la dissidence américaine à Paris pour la bien comprendre, plutôt qu’en se conformant aux chromos hollywoodiens des idéologies en vogue. Je prends la précaution de parler au passé pour l’essentiel, disons parce que l’on parle ici d’une période passée et, sans doute, par prudence, pour avoir tout de même observé l’avidité avec laquelle les Français, essentiellement du parti intellectuel, ont suivi le flux de l’américanisation pour l’installer dans leur pays. S’il n’y avait la France, et je parle de la chose contre leur gré, il ne resterait rien de leur pays.
Même si ces restrictions de fin de période sont nécessaires, on doit garder à l’esprit que cet ensemble de perception a dessiné dans les réflexes souvent pavloviens des directions du système de l’américanisme, une image féroce de la France, et une crainte irrépressible devant l’existence d’une entité, où certains de ses fils rétifs vont s’abreuver, qui semble disposer d’une référence extérieure au système et qui peut, par équivalence antagoniste, porter un coup mortel à la narrative de ce même système sur lui-même. La vigueur passionnée de ces relations entre l’Amérique et la France, du point de vue américain, est colorée de ces réserves fondamentales. Nourries à des emportements extrêmes, une tradition fermement établie, une histoire diverse et très révélatrice, ces relations débouchent sur des soupçons officiels qui sont aussi durables que les principes constitutifs de la Grande République. On devrait ajouter, pour faire bonne mesure, que nombre d’intellectuels français partagent ces soupçons et, bien souvent en période de basses eaux, eux-mêmes se méfient des dissidents américains et de la façon dont ils embrassent la France et Paris.
A la lumière de cette expérience du magnétisme français sur les esprits, voire sur les âmes américaines, on devrait reconnaître que la France est, pour l’Amérique et son système, une latence d’un danger épouvantable et quasiment de la trempe d’une apocalypse. Il importe de se méfier terriblement de la France, sinon de s’en garder comme d’une fleur qui peut devenir vénéneuse en l’espace d’un poème ou d’une chanson, d’une peste noire qui vous joue des airs de romance. Ainsi nous voient-ils, sans sourire un instant… Cette méfiance du système pèse de tout son poids et, dans un même élan coupé, elle ne parvient pas à rien défaire de l’attraction qu’on dirait magnétique, ou maléfique disons pour leur compte, de la France sur les âmes américaines. Même les efforts de l’intellectualisme parisien et de l’université française, dont on connaît et reconnaît le zèle de flanc-garde pour les bergers du troupeau, pour le “parti de l’étranger” glorieusement baptisé “parti du Progrès”, ne suffisent pas à remettre ces âmes égarées dans le chemin dont la droiture est reconnaissable entre mille à ces allures d’autoroute sans péage et avec caméras de surveillance ; l’attraction subsiste, ce qui semblerait montrer chez ces âmes, bien qu’américaines, un reste d’imperfection. Il faut donc bien conclure, une fois le dossier dépouillé de ces artifices de gémissantes polémique et de moralisantes lamentations, que cette longueur, cette force de l’attraction, sont en quelque sorte la démonstration de la puissance de sa substance, d’autant mieux comprise si l’on insiste sur cette proposition qu’elle est essentiellement appuyée sur le caractère structurant naturel de la France. Qu’y a-t-il à cet égard de plus puissant, c’est-à-dire de plus “structurant”, qu’une structure ? On la prend d’autant mieux comme telle qu’on la reconnaît aisément, qui ne dissimule pas, qui s’inscrit selon une magnifique évidence dans la logique de l’“idéal de perfection” ; la chose est d’une telle force que sa radiance existe toujours, même dans notre aujourd’hui aux bien tristes crépuscules, alors que, bien entendu, les dirigeants et élites françaises ont perdu depuis des lustres et des lunes la plus petite approche de conscience de la matière dont il s’agit. L’influence de la France, la “latence d’un danger épouvantable” pour ce caractère le plus définitivement entropique, nihiliste et déstructurant de l’américanisme, subsistent, comme une oasis incompréhensible pour qui s’en tient aux statistiques et aux comptables de la Sorbonne.
Mais cela nous conduit, peut-être trop loin et trop vite, jusqu’à nos époques de basses eaux et de grandes crises, dans nos temps présents. Tout de même, gardons la chose à l’esprit, dont nous ne pouvions éviter l’évocation dans la logique du propos, mais restons-en là en revenant à la période qui nous attache à cet instant, qui est le chemin des relations franco-américaines, ou franco-américanistes pour les mauvais esprits, qui est un facteur important quoique sous-jacent de l’histoire du XIXème siècle ; qui est un des affluents fondamentaux du courant de l’Histoire si puissant, qui nous occupe, qui va de la crise de la fin du XVIIIème siècle à celle du début du XXIème siècle, avec sa transmutation intermédiaire, lorsqu’il ressurgira dans son entière et terrible signification après la Grande Guerre, comme le cours central du fleuve tumultueux. Dans ces relations, sans aucun doute le versant français fait l’essentiel ; il est temps de se tourner vers lui, pour voir combien il est, lui, différent de son vis-à-vis américain.
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A ce point du récit où nous paraissons nous être dissipés en rejoignant une époque qui semble éloignée et sans lien évident avec son cours général, il paraît utile, voire nécessaire, pour en faciliter le rangement et rappeler, à la fois, d’où nous venons et où nous allons, d’offrir quelques observations générales. Autour de 1774-1776 et dans ce qui suit aussitôt, sont rassemblés à peu près tous les acteurs de la pièce qui nous occupe, avec les grands événements où ils sont impliqués, qui en constituent le moteur. Il y a les Français, avec leur Révolution d’une part, leurs relations avec les USA de l’autre ; les Anglais, battus en Amérique, avec bientôt leur “révolution tranquille” du machinisme ; les Américains, avec leur fausse Révolution, suscitant déjà, sans que personne ne s’en avise précisément, leur American Dream… Nous n’avons pas encore les Allemands à bord mais on sait, on l’a vu et on l’a lu, qu’ils ont leur histoire, qu’ils conduisent jusqu’à la fin leur aventure, par leur voie et moyens, qu’ils imposeront aux Français, déroulant pour leur compte le fil rouge de cette tragédie métahistorique. Pour l’instant, les Allemands ce sont surtout les Prussiens et ils ne sont pas encore de l’aventure ; les Français, sous peu, avec Iéna, contribueront décisivement à les y mettre.
Il ne fait plus aucun doute, selon la logique intuitive de notre récit, qu’il nous importe, dans cette partie, de donner notre version de la conception, de l’élaboration, de la construction de l’American Dream. Il doit bien être entendu que l’American Dream dont nous parlons ici n’a rien à voir avec l’American Dream dont on fait le composant de base de la bouillie pour chats qui constitue la nourriture intellectuelle traversant ce grand courant de civilisation, durant la plus grande partie du XXème siècle jusqu’à nos jours. Ce dont nous parlons est étranger à l’explication laborieuse des historiographes et sociologues du symbole, des assermentés du système, qui font de l’American Dream, de sa naissance et de sa conception, un fait sociologique comptabilisé en même temps qu’une ode à l’américanisme triomphant malgré la Grande Dépression – puisque la chose, l’American Dream, apparaît, selon eux, en 1931, et qu’elle est faite principalement d’une bicoque aux normes américanistes, avec tout ce qui va avec, et que le but du “concept” est d’apporter une pierre conceptuelle de plus à l’amarrage de la psychologie américaniste, avant de l’étendre au reste du monde. Au contraire, nous parlons du rêve en tant que produit de l’élaboration mystérieuse de l’âme humaine, arrivée à ce point à l’événement extraordinaire d’un entraînement collectif ; c’est cela qui nous importe, rien d’autre. Rien ne l’arrête, aucune borne ne l’entrave, ce rêve, il porte avec lui la Liberté du monde, celle qui naît en 1776, ou bien en 1789, ou bien encore en 1792, qu’importe en vérité puisque l’on se comprend. On est aussitôt convaincu qu’il naît précisément à l’occasion de la rencontre des Français et des Américains, avec leurs sentiments complexes et leurs psychologies exacerbées, au cœur d’événements dont la signification change au long d’interprétations en conscience ou sans conscience, dans des circonstances et dans des milieux qui lui sont propices. L’American Dream n’existe pas encore selon la nomenclature de la chose mais le “rêve américain” des Français est, si l’on peut se permettre de le dire, bel et bien réel.
C’est à lui qu’il faut maintenant s’attacher, après avoir pesé sa force à travers les âges puisque l’un de ses effets se retrouve aujourd’hui dans la persistance du “rêve français” des dissidents américains de l’américanisme. Les circonstances y poussent. Sitôt l’Amérique installée dans le flux qui va instituer et développer l’organisation de l’américanisme, notamment avec la rédaction de leur Constitution sacrée en 1787-1788, les deux pays qui mêlèrent leurs destins, la France et l’Amérique, semblent se séparer.
La France entre en révolution alors que l’Amérique en sort. Les affaires sérieuses commencent et les calculs politiques parlent ; la France semble tourner le dos à son aventure américaine et l’Amérique s’organiser vers la conquête d’un continent, vers l’Ouest, ce qui est tourner le dos à l’Atlantique et à l’Europe. Les peuples, eux, ont une autre façon de faire ; or, leur respiration alimente les psychologies collectives, bien plus que les actes de gouvernement. Le mouvement français vers l’Amérique, donc l’intérêt français pour l’Amérique, frappe par sa constance, comme s’il était manipulé par les circonstances pour que soient ménagées toutes les opportunités dans ce sens. Les migrations françaises successives dues aux terribles remous politiques de la période, qui sont en général des groupes caractérisés par leur spécificité qualitative, par l’aiguisement de leur esprit politique, par leur influence, nourrissent constamment cet intérêt ; que ce soit les royalistes vaincus, puis les bonapartistes après eux et après la chute de l’Empereur, l’Amérique reste le champ d’une émigration qui serait aussi, dans l’un ou l’autre aspect, une exploration en même temps qu’un renouement, sinon la continuation d’un destin amorcé en 1771-1781. Encore n’est-ce qu’un aspect de ce courant général qui court le long du lien France-Amérique, qui, lorsqu’on va aux détails, recèle une infinité de facettes. On découvre, par exemple mais exemple particulièrement éclairant, le cas fort peu documenté dans le contexte psychologique et politique qui nous importe mais d’une puissance impressionnante, des liens entre l’Eglise de France et l’Eglise catholique des Etats-Unis, la seconde qui n’est rien moins que la “fille spirituelle” de la première. (Encore une fois, les circonstances politiques terribles qui semblent rompre les liens, au contraire les nouent d’une façon imprévue ; dito, nombre parmi les prêtres réfractaires chassés par la Révolution, qui trouvent leur mission évangélique dans les terres de la Grande République d’outre-Atlantique.)
René Rémond résume la puissance et la constance de ces liens à l’origine, non entre l’Eglise et l’Amérique, mais vraiment entre l’Eglise catholique française et l’Amérique, comme si la première voulait retrouver dans la nouvelle République d’outre-mer ce que sa propre et terrible république enfantée de la Révolution hurlante lui interdit désormais d’être. En lisant cela, le lecteur ne doit pas non plus oublier que cette installation d’un tel lien puissant concerne également une Eglise qui, aux USA, par rapport aux dispositions fondamentales du système de l’américanisme, représente dans son domaine une force dissidente (par rapport à la foi réformée dominante). Même dans ce domaine qui est celui de l’ordre par essence, l’apport français puissant représente le volet contestataire, et même si ce domaine semble celui qu’exècrent les artistes selon la vision conventionnelle, puisqu’on vient de parler d’eux avec “les Américains en France”, il y a cette même position de contestation relativement à l’ordre du système de l’américanisme…
« Les dizaines de vocations missionnaires qui ont trouvé aux Etats-Unis leur champ d’apostolat, le provignement en Amérique des familles religieuses françaises, l’ampleur de l’aide matérielle, révèlent la profondeur de la solidarité vivante qui unit alors les deux Eglises. En 1850, celle des Etats-Unis est encore, plus pour très longtemps, mais le plus légitimement du monde, du droit que donnent le sang versé, les sacrifices consentis, la fille de la grande Eglise de France. Tous ces liens dont nous avons retracé le développement, éprouvé la solidité, forment aussi, à leur façon, des traits d’union entre les deux peuples. Cette filiation conférait, aux yeux des catholiques, une manière de valeur spirituelle au thème politique de l’amitié franco-américaine. “Quelle nation, s’écriait Célestin Moreau [en 1856], doit être plus chère que la France au peuple des Etats-Unis ?” Réciproquement, comment les catholiques de France n’auraient-ils pas éprouvé des sentiments paternels pour un peuple qui devait à leur patrie le double bienfait de l’indépendance et de la foi ? » (René Rémond)
Le courant inverse est aussi vrai pour témoigner de l’intérêt de la France, continué de la fusion originelle, pour l’Amérique, qu’elle soit des origines ou de temps plus proches, mais toujours l’Amérique représentée. Le succès et l’influence de Fenimore Cooper en France est un de ces phénomènes qui ne laissent aucun doute sur le jugement, – car Dieu sait combien Cooper, le premier grand écrivain populaire de l’Amérique faite, est aussi l’écrivain de l’Amérique des origines en train de se faire, et son propagandiste, son illustrateur jusqu’à fournir des éléments essentiels de l’American Dream en cours de fabrication : « Traductions, éditions se multiplient, faisant de l’œuvre de Cooper un des plus gros succès de librairie de la Restauration ou, pour user d’une expression que la France n’adoptera qu’un bon siècle plus tard, à propos de “Autant en emporte le vent”, mais dont l’anachronisme devient véniel quand elle s’attache à un auteur américain dont l’œuvre a connu un engagement d’une ampleur comparable à celui de “Gone with the wind”, un best seller. » (René Rémond.)
Enfin, si l’on veut clore l’argument par l’irréfutable, il suffit d’ajouter qu’il y a Franklin… Peu de mots suffiront, tant l’empire de Franklin, de sa philosophie du quotidien parfois au rabais, de son bon sens “bonhomme”, de son omniprésence dans tous les foyers de France, comme l’Almanach Vermot, le Missel ou l’annuaire de la SNCF avant l’heure, tant cet empire est établi et semble finalement offrir, comme un choix rassurant, le contraste du triomphe du bon sens bourgeois et l’apaisement de la classe moyenne de préférence au fracas des armes et au sang tant répandu de l’aventure impériale. Franklin apparaît comme l’inspirateur de ce que seraient la sagesse bourgeoise retrouvée, l’apaisement et la vertu des mœurs, le rangement des passions et leur domestication ; et cela, sans aucun doute, absolument américain depuis l’origine, peut-être le premier des Américains pour la France, dès 1776 dans les salons.
« J’ai pris pour modèle de conduite l’homme illustre, l’homme divin ;[…] Je cherche à imiter le Socrate moderne, non par ses talents mais par ses mœurs. […] Sa vie est dans mon modeste cabinet, et chaque jour j’en lis quelque peu pour m’encourager. » Ainsi parle Auguste Comte (cité par René Rémond) qui en appelle, pour caractériser “le bonhomme Franklin” dans son influence en France, autant à Voltaire qu’à La Fontaine. Ainsi Franklin est-il, à partir de son origine lointaine d’envoyé des insurgents, et jusque durant toute la Restauration et bien au-delà au cœur du XIXème siècle, l’ébauche et l’annonce de « la morale civique et laïque enseignée par l’école primaire, […] la morale de la IIIème République à ses débuts. […] Avoué ou non, Franklin est le fondateur de la pédagogie morale que l’école première enseignera à des générations de petits Français. La voilà bien, l’influence des Etats-Unis sur l’opinion de notre pays ! » (René Rémond)
Cette adoption unanime de la morale à la fois tranquille et petite-bourgeoise de Franklin, comme traduction de l’apparence bonhomme que peut prendre la modernité à si bon compte, est un legs essentiel de l’américanisme à la France. Elle contribue à dissimuler d’une façon décisive tout ce que l’américanisme recèle, au fond de lui-même, derrière ses ambitions effectivement bourgeoises, de cette potentialité déstructurante qui fera de lui le choix rêvé d’être le porteur et l’interprète virtuose de la dynamique historique elle-même universellement déstructurante née à la jointure des deux siècles. Elle permet de dédouaner, à aussi bon compte, dans le même mouvement d’habile dissimulation, toutes les horreurs et tous les excès révolutionnaires puisqu’en adoptant Franklin, on adopte la modernité dont la Révolution est la matrice essentielle pour la France. En quoi, enfin, le bonhomme Franklin est, pour la France, le faux-nez idéal ; puisqu’il dissimule ce que cache la faveur qu’on a pour l’américanisme déstructurant et la ferveur qu’on éprouve pour la Révolution ; puisqu’il exalte comme vertueux et modernistes des caractères petits-bourgeois qui trempent leur raison d’être dans les eaux tranquilles et plates de cette médiocrité tranquille à quoi furent réduites par les événements cités, la noblesse et la dignité exaltées comme par nature dans l’ancien régime. Franklin est le pilier moral, légué par l’américanisme, et pour cause, pour servir de vertueux abat-jour à la lumière bientôt électrique de ce “parti des industrialistes”, ou “la modernité moderne” que maudira Stendhal (voir plus loin), et avec quelle raison tant nous sommes au cœur de notre débat essentiel.
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Cooper triomphe en France entre 1821 et 1830, Franklin y est en permanence depuis les origines, par conséquent tout cela avant même que Tocqueville ait posé le pied sur la terre américaine, en 1831, pour entreprendre son exploration fameuse. C’est dire si l’intérêt de la France pour l’Amérique au XIXème siècle ne peut se réduire à Tocqueville, et ne peut être ramené, dans sa filiation, au même Tocqueville. L’université, où l’observation conformiste française des liens entre les deux pays serait souvent ramenée à cette croyance dans le seul Tocqueville, de génération en génération, tient en général cette thèse, malgré tous les signes du contraire et l’intuition qui nous confirme. Tocqueville raconte dans ses Souvenirs, à une date de « peu de temps avant la catastrophe de février » (ainsi définit-il de façon brève mais significative la révolution de 1848), qu’il va voir le Roi à la demande de ce dernier, sur un sujet qu’il juge peu intéressant de rapporter, le concernant en tant que directeur de l’Académie française. Mais c’est l’auteur de La démocratie en Amérique que le Roi reçoit. Une fois le sujet anodin épuisé et alors que Tocqueville va prendre congé, le souverain le retient : « Puisque vous voilà, monsieur de Tocqueville, causons ; je désire que vous me parliez un peu d’Amérique. » Et Tocqueville de noter, avec une ironie flegmatique mais sans l’ombre d’un persiflage: « Je le connaissais assez pour savoir ce que cela voulait dire : je vais parler d’Amérique. » Louis Philippe parla longuement sans que Tocqueville pût placer un mot, et d’ailleurs sans le désir de le faire tant les confidences captivèrent son intérêt. Le Roi fut charmant et enjoué. Le monologue royal dériva vers l’Europe et le ton changea. De l’indulgence et l’émerveillement, avec des souvenirs enchantés (Louis Philippe avait séjourné en Amérique quarante ans plus tôt), on passa aux récriminations, aux critiques des Russes et de ce « monsieur Nicolas » (le tzar), des Anglais et de Palmerston traité de « polisson », aux soucis que lui causaient les mariages espagnols et ainsi de suite. Dans les confidences du souverain, l’Amérique semble être un havre de paix et un réceptacle du bonheur, l’Europe un coupe-gorge où règnent l’infamie et la suspicion.
L’esprit qui règne est celui, charmant et chaleureux, du bon roi Louis Philippe. Lorsqu’il l’écoute, Tocqueville se laisse prendre au charme qui le soulage du poids des considérations puissantes dont on trouve racines et ramures dans son œuvre. Il semble que le grand politologue, qui apparaît chaque fois plus moderne à chaque nouvelle génération de scholars américains et américanistes qui le découvre, se trouve soudain enveloppé d’une satisfaction infinie que lui dispense le babillage du roi à tête de poire. L’anecdote de Tocqueville est doublement révélatrice, de ce qu’il nous dit autant que de ce qu’on lui fait dire. Lorsqu’il écrit qu’il écoute Louis Philippe lui parler, j’insiste sur ce point, on ne sent à aucun moment chez Tocqueville complaisance ou ironie. « … car il m’intéressait réellement. […I]l citait leurs noms, leurs prénoms, disait l’âge qu’ils avaient alors, contait leur histoire, leur généalogie, leur descendance avec une exactitude merveilleuse et des détails infinis sans être ennuyeux. » Bientôt, on en est convaincu : Tocqueville se taisait, écoutait et ne s’en trouvait pas plus mal. Il n’y a, dans son propos, pas le moindre soupçon de flagornerie, d’acquiescement servile, mais au contraire un jugement droit et, pourrait-on dire, ingénu.
L’historien moderniste ne l’entend pas de cette oreille, au pavillon précisément orienté. Citant en tête de son texte le mot initial de Louis Philippe extrait du même passage des Souvenirs, l’historienne universitaire Françoise Mélonio, qui préface l’édition complète des œuvres de Tocqueville (collection Bouquins, 1986), commence comme ceci : « “M. de Tocqueville, causons, dit Louis Philippe, je désire que vous me parliez un peu d’Amérique.” Nous aimons encore causer d’Amérique avec M. de Tocqueville ; chaque saison nous apporte une nouvelle ‘Démocratie en Amérique’ à l’usage du temps… » Ce qui est remarquable dans l’usage de la citation est que le sens en est prestement retourné, – comme l’on dirait “passez muscade”. On comprend, à lire cette entame avec citation à l’appui et évocation du Démocratie en Amérique qu’il ne faut cesser de relire, que Louis Philippe est suspendu aux lèvres de Tocqueville et va l’écouter pendant deux heures alors que c’est le contraire. L’historien installé, même s’il sait le contraire, ne peut écarter son réflexe de sérieux universitaire, si seulement il y songe ; il tord l’anecdote pour lui faire dire son contraire ; il est évident, à Paris-France, en 1986, que si la France de 1847 écoute parler de l’Amérique, c’est Mr. de Tocqueville qu’elle choisit et non Louis Philippe. Certes, Mr. de Tocqueville fut lu dans son temps, et fort abondamment ; mais on ne le lut nullement comme on le lit aujourd’hui, on le lut l’esprit léger parce que non encore encombré des ukases qui furent édictés plus tard, tout au long de la deuxième partie du XXème siècle jusqu’à nos jours. L’historien de 1986 a voulu nous faire entendre que, dès l’origine, l’Amérique est pour la France un phénomène considérable et d’une hauteur à mesure, qui ne peut être traité que par des esprits également considérables, et que Tocqueville – mais le Tocqueville revu et interprété par la postmodernité, ce qui pèse de son poids du filtre qu’on sait – est l’un de ceux-là, et sans doute le seul de la période. Des deux, certes, nous retenons Tocqueville et lui seul ; mais, en son temps, c’est Tocqueville qui écoute Louis Philippe, et avec le plus grand intérêt. C’est là l’essentiel de la leçon.
Pour les historiographes officiels français, éduqués durant des décennies selon les normes de l’endoctrinement idéologique qui caractérise leur scientisme moderniste et moraliste, avec “feuille de route” disponible et consignes générales précisées, le XIXème siècle du sentiment américain des Français est un astre mort et stérile, tournant autour de saint-Tocqueville sans rien voir d’une lumière qu’elle-même, l’historiographie officielle, s’arrange pour étouffer en silence, voire, même, sans y prêter attention ni crier gare. La consigne principale est de fabriquer un artefact scientifique qui prendrait le nom approprié de “mémoire”, dont on vous dit que c’est l’histoire rehaussée du col et mise au goût du jour, dont le but est de fabriquer approximativement une France ignorante et sotte, taquinant éventuellement quelques préjugés anti-américains à mesure, pour aboutir à l’intolérance anti-américaniste d’aujourd’hui qui relève du même domaine infernal que l’antisémitisme et le racisme, remisé dans l’enfer habituel des bibliothèques là où il y a encore des bibliothèques. Cela suffit pour décrire la substance maigrichonne du problème poussiéreux, celui de l’intolérance et de la fermeture de l’esprit toujours recommencées, que nous devons côtoyer incidemment et, surtout, sans trop nous attarder ; il ne faut pas troubler les clercs zélés du temps présent, passer sur la pointe des pieds, préférer plus loin l’appui sur le sol ferme, identifié avec vigueur et alacrité entre leurs déjections diverses, pour savoir ce qu’il convient d’éviter, même du pied gauche, et aller à l’essentiel de notre propos ; entretemps, laissez-les à leurs chères études et à leurs chaires glorieuses, et poursuivons notre périple. L’anecdote sur la rencontre entre Tocqueville et le roi-poire et son double inversé du scientifique-historien de la postmodernité signifie, par contraste avec la narrative à l’américaine qui nous est offerte aujourd’hui, que, pour la France, l’Amérique ne se réduit pas, au XIXème siècle, et particulièrement dans sa première moitié jusqu’à la Guerre de Sécession (jusqu’à la guerre de 1870), à la lecture et à la relecture de la Démocratie de saint-Tocqueville transformée par la doctrine de la propagation de la foi.
La lecture de la belle étude de René Rémond, Les Etats-Unis devant l’opinion française, 1815-1852, qui date bien de 1962, nous convainc que l’Amérique est un problème central de l’opinion politique et de l’opinion publique françaises durant la période ; que c’est un problème vivant, chaudement débattu, directement lié au débat politique français, non comme une anecdote exotique mais comme un arsenal de munitions toutes chaudes pour étayer la cause de l’un ou l’autre. Si les opinions sont contrastées, il reste que le courant majoritaire très puissant ne se cache pas pour considérer les Etats-Unis d’Amérique comme un phénomène d’une importance primordiale, promis à bouleverser le monde (« Tout bien pesé, les écrits favorables passent infiniment en volume et en retentissement les écrits hostiles... », écrit Rémond).
Voilà pour le sentiment, pour l’opinion, nous dirions : pour la ferveur. Cela n’est garant de rien, pour ce qui concerne l’exactitude des propos et des jugements relevés dans cette situation très spécifique de l’attention française pour l’Amérique durant cette partie du XIXème siècle. Rémond met largement en question, effectivement, véracité et justesse du propos sur l’Amérique, vue plutôt du point de vue de l’exactitude des sciences et des mœurs, dans les débats divers qui agitent l’opinion lorsqu’il s’agit de “parler d’Amérique”. Pour ce cas, nous l’observons aussitôt, au contraire de tant de remarques qu’il nous offre, Rémond ne nous convainc pas lorsqu’il oppose la situation de la connaissance à cette époque, à une connaissance meilleure que nous aurions aujourd’hui. (Cette sorte de remarque, en 1962, quand Rémond publie, décrit une tendance générale justifiée par les progrès de la communication. L’observation chronologique nous convainc précisément que notre appréciation critique sur ce point vaut toujours plus à mesure que nous progressons, – donc, encore mieux quarante ans ou cinquante ans plus tard.)
Le point mérite qu’on s’y arrête précisément, avec un exemple précis qui éclairera notre propos et nous permettra de faire progresser notre analyse. A la page 439 de son ouvrage, lorsqu’il étudie le domaine des illustrations accompagnant les nombreux ouvrages français du XIXème siècle sur l’Amérique, Rémond juge que cela accompagne, sinon accroît, la représentation qu’on se fait de l’Amérique, que cela ne restitue nullement la réalité américaine, que même cela semble aller gravement contre cette réalité. On comprend évidemment le propos dans la mesure où les artistes, pour nombre d’entre eux, imaginent leurs illustrations de l’Amérique, à partir évidemment de la représentation qu’ils s’en font. A première vue, la remarque paraît belle et bonne, et sans conteste ; mais on s’arrête sur cette pente de l’approbation lorsqu’il poursuit en opposant cette situation à celle d’aujourd’hui (en 1962, et encore plus dans notre aujourd’hui dans la logique du propos).
« L’illustration, c’est alors l’estampe ou la lithographie : la différence [avec aujourd’hui] n’est pas seulement entre les procédés techniques, entre le burin ou la planche à lithographier et l’objectif, la plaque sensible ou la caméra ; elle affecte la vision même des choses. Si grande que soit la faculté d’interprétation, la photographie reste un art de reproduction : l’estampe est un art de création et d’imagination. La conséquence est décisive quand ces moyens différents s’appliquent à la représentation d’un pays étranger : aujourd’hui, penser aux Etats-Unis, c’est évoquer les gratte-ciels de Manhattan, les grandes plaines de l’Ouest, Chicago, la luxuriante Californie, autant de décors popularisés par le magazine, le film ou la photographie, reproduits à des millions d’exemplaires. Mais dans des œuvres où les nécessités techniques laissent à l’imagination de l’artiste une place beaucoup plus grande, la réalité en occupe naturellement une plus restreinte ; l’écart entre le modèle américain et l’opinion française s’en accroît d’autant. »
A tout bien peser, avec l’esprit qui nous habite au début du XXIème siècle, qui n’était tout de même pas inexistant en 1962 car la question dont on parle ici se pose dès l’apparition de ces arts soi-disant « de reproduction », cela doit nous apparaître un jugement bien contestable dans sa vigueur et sa fermeté. Voilà en effet qu’on oppose, à la subjectivité manifeste des lithographies et estampes de l’époque, l’“objectivité” de la photographie d’aujourd’hui, comme document de la connaissance, en égrenant la liste de ces photographies qui sont par essence les “clichés” de l’américanisme standard de notre époque ; qui pourrait s’en tenir, pour prétendre “connaître” l’Amérique, aux « gratte-ciels de Manhattan, [aux] grandes plaines de l’Ouest, [à] Chicago, [à] la luxuriante Californie » ? En effet, l’on ne peut écarter, pour juger justement de la “réalité” américaine, celle qui nous importe et nous occupe, celle qui intéresse et occupe l’opinion publique française de 1820 comme celle de 1962 ou celle de 2005, la connaissance évidente de certains facteurs décisifs, justement, de la “représentation” de l’Amérique. Comment peut-on opposer l’“objectivité” de techniques dont on sait qu’elles constituent l’essence même de la tromperie virtualiste et de la manipulation américaniste, – le cinéma au premier chef, par conséquent la photographie qui en est la base – à la subjectivité de l’illustration qui, elle au moins, ne prétend pas à l’objectivité. L’exemple serait malheureux, ou bien, au contraire, il est révélateur et ouvre la voie à la suite du récit. L’Amérique est née hors de l’Histoire et contre l’Histoire et, pour cette raison, parce qu’il fallait justifier cette construction extrêmement précise et ajustée à des intérêts bien déterminés en l’habillant d’atours moraux et démocratiques d’une allure irréfutable, le verbe et tout le reste devenus description avantageuse devaient circuler à leur guise par toutes les voies possibles de la communication. Ce pays fut construit sur un réseau, une infrastructure serrée de communication, que les distances considérables de la géographie justifiaient d’autant pour fixer les rassemblements patriotiques. Il s’ensuit qu’avec l’Amérique, nous sommes sur le territoire de l’“empire de la communication” que nous avons déjà signalé, où tromperie et faux-semblant sont les règles du jeu et l’essence de l’art ; pas moins au XXème-XXIème siècles qu’au XIXème, sans aucun doute, et même un peu plus, et finalement de plus en plus. Ce constat conduit notre raisonnement.
Il ne nous importe pas de savoir si l’“image” de l’Amérique en France au XIXème siècle est juste dans le sens d’être objective, alors qu’elle est fausse et manipulée, dès le départ, en Amérique même, et que l’on comprend aussitôt que ceci qu’on nommerait l’“objectivité” américaine est un leurre sans la moindre dissimulation, une non-existence par essence, une impossibilité d’être par la nature même de la chose. Ce débat faussaire de la réalité américaine ainsi écarté, nous découvrons qu’il émane de ce domaine-là, autour de la perception française de l’Amérique, une vérité qui est cette perception singulière de l’Amérique, distincte, autonome, identifiée comme française et d’autant plus forte et respectable qu’elle s’est formée à partir d’une expérience historique où la France a une part considérable, sinon fondatrice à bien des égards. Au-delà des enquêtes scientifiques sur le sujet, dont on voit combien l’expérience jusqu’à nous peut, à une certaine lumière qui est essentielle, les disqualifier, dont on comprend combien la prétention à l’objectivité peut alors apparaître avec violence comme une complicité involontaire à l’organisation de la tromperie, il s’agit de s’intéresser à une autre réalité d’une importance considérable, que nous apprécierons comme telle lorsqu’on verra qu’il s’agit de la placer dans le cours de la grande dynamique historique sur laquelle nous enquêtons. Ce que la France fait de cette image pour son compte, dans la période considérée de ce XIXème siècle, ce qu’elle fait et ce qu’elle en fait, dans l’évolution de la chose, rendent compte d’une vérité dont la France est porteuse par ailleurs, hors de ses relations avec l’Amérique bien que les englobant finalement, et qui la conduit jusqu’à la Grande Guerre où elle jouera son rôle en défendant l’“idéal de perfection” contre l’“idéal de puissance”. Parallèlement, et ceci trouvant ainsi sa connexion visionnaire avec cela, la France sera, juste après la Grande Guerre, la première à porter l’accusation suprême contre le système de l’américanisme d’être le nouveau porte-drapeau de l’“idéal de puissance”, de ce drapeau qui commence à échapper à l’Allemagne dont les ambitions sont désormais sur le déclin du désordre puis de la folie nationale-socialiste qui suivra. Cela, la perception française de l’image de l’Amérique et de l’évolution de l’Amérique, et où tout cela conduit – tout cela en connaissance de cause…
Il semble acquis que l’Amérique, qui ne cesse d’être au cœur des préoccupations françaises, ne cesse pas d’être aussitôt représentation française de l’American Dream – mais la première du genre, car c’est bien la France qui met bas l’American Dream, bien avant que les publicistes de l’américanisme exploitent la formule, découvrant qu’elle est “vendeuse”, qu’elle est rentable, qu’elle est cost-effective. Dès l’origine, cet American Dream élaboré par la France porte la marque de la chose d’exception. Les adversaires de l’Amérique eux-mêmes en acceptent les vertus ; ils le font pour les dénoncer, pour proclamer que ce sont des vertus qui portent en elles des formules politiques dangereuses et iniques puisqu’il s’agit en général de légitimistes anti-démocrates ; ils le font d’autant mieux et d’autant plus que la hauteur de ces vertus supposées grandit à mesure la puissance de leurs critiques. S’il y a beaucoup de naïveté, d’approximations, de popularisation de la chose dans la description de ce modèle évidemment exceptionnel qu’on rencontre au long de l’inépuisable veine populaire, de l’approximation des publicistes qui sont à l’œuvre également dès les origines, il n’y a pas de contradiction avec la perception qu’en ont les esprits les plus hauts. C’est une garantie inattendue, mais pour nous d’une solidité incontestable, que la France détienne, par des voies si complexes, certaines des vérités essentielles de l’Amérique lorsqu’elle est “représentée” telle que dans les esprits les plus sensibles à la chose, telle qu’on tendra ensuite et régulièrement à le faire – même si la “représentation” iconographique laisse à désirer et laisse beaucoup à penser.
L’American Dream de la France manifesté dès les premiers développements de la république américaine est une poursuite accentuée du transfert qu’on a signalé à l’origine de l’aventure. Ainsi en est-il, par conséquent, du jugement qu’on porte sur la nature de la construction institutionnelle et philosophique du gouvernement de l’Amérique. Même si la connaissance est approximative, la conviction est entière et répond à l’American Dream, qu’elle nourrit généreusement. Ce jugement de Germaine de Staël, dans une lettre à Jefferson du 6 janvier 1816 (cité par Rémond) ne dit-il pas tout à cet égard ? « Si vous parvenez à détruire l’esclavage dans le Midi, il y aurait au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir. » (Madame de Staël, encore plus exaltée pour l’Amérique qu’elle l’est pour l’“Allemagne”, dito la Prusse “progressiste”, signalant avec une perception visionnaire après tout, le parallélisme et la proximité, même originels, des cas américain et allemand, que nous nous employons nous-mêmes à retrouver dans notre interprétation générale.) Les autres disent de même, des plus obscurs aux plus populaires : « Les Américains ont résolu le problème si longtemps étudié du meilleur gouvernement », écrit Barbaroux en 1824 ; « On aime à voir avec quelle perfection tous les pouvoirs s’y enchaînent par de justes gradations », écrit la Revue encyclopédique en 1829. Cette sorte de jugements est monnaie courante et règle l’esprit du temps à cet égard.
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Prenons un peu de notre temps pour observer le processus ainsi élaboré et développé. S’il s’agit sans aucun doute de l’American Dream des origines, et même de l’American Dream précédant la manufacture de la chose comme s’il en était par conséquent le constat précédant le modèle, il s’impose aussitôt qu’il s’agit manifestement d’une représentation qui dépasse le modèle – un peu comme la photo signalée par René Rémond dépasse largement le modèle qu’elle prétend illustrer et qu’elle “représente” en fait. L’American Dream est né des Lumières et du reste avant même que l’Amérique ne naisse, et détaché d’une localisation géographique, fût-elle celle de l’Amérique, parce qu’il est d’abord l’enfant incontestable de la modernité dans sa totalité, as a whole, comme ils disent. L’American Dream présente le classique cas exceptionnel de l’accident qui précède la substance, le rêve qui précède le réel qu’il prétendrait représenter en le transcendant, – l’American Dream précédant l’Amérique elle-même.
L’on entend proposer par là une interprétation qui fait du cas américain tel qu’il est “représenté” quelque chose de si exceptionnel qu’on ne peut l’attacher à l’entité terrestre à laquelle il prétend se référer. Il ne s’agit même pas d’une “Amérique idéale”, ce qui pourrait induire qu’il pourrait y avoir “une” Amérique qui ne le serait pas ; il s’agit de l’idéal intégré de facto dans l’Amérique et devenu substance de l’Amérique avant qu’elle n’existe, et de l’idéal de la modernité bien entendu et par conséquent. Il n’y a rien de plus normal que tout cela se passe en France ; je veux dire, cette France-là qui invente le Progrès, qui est la source des Lumières, qui est sur la voie de sa révolution moderniste et qui bifurque sur la grande Révolution dont malgré tout, malgré Michelet et tout le reste, malgré des générations de constante surveillance du corps professoral et de sa mâle vertu de censeur des libertés républicaines, on sent bien qu’elle pue la mort et le sang ; cette France-là qui est présentée sinon imposée aux Français comme l’on offre une reconstitution de type “Son et Lumière”, et qui, dans une étrange prémonition, a réalisé par avance le transfert américain qui doit sauver l’intuition de la révolution. Il y a, entre les deux, entre France et Amérique, une alliance qui n’est pas de simple circonstance, qui est de la substance même des choses. La France, puis la France et son interprétation de l’Amérique (American Dream) sont garantes de ce qu’il y a, dans l’Amérique, d’accomplissement de la modernité ; en ce sens, la France as a whole est également garante de la vertu américaine.
(C’est pour cette raison, notamment mais principalement, que, comme on l’a vu, des générations d’artistes américains viennent à Paris pour s’informer, lorsque le doute commence à faire son chemin, au tournant du XXème siècle, et poser la question terrible : y a-t-il encore une vertu américaine à l’heure de l’américanisme ? Mais on observe aussitôt que, le temps ayant passé et les choses s’étant précisées à propos de la réalité de la vertu moderniste, les esprits ainsi informés ont développé une définition de plus en plus élargie et de plus en plus dissidente de la vertu américaine, qui dépasse largement la modernité, qui lui tourne le dos, parfois puis souvent, qui cultive à son égard une ambiguïté qui ne cesse de grandir. La France, qui est considérablement multiple, n’est pas désarçonnée pour autant ; elle répond, lorsqu’il s’agit de l’Amérique, de toutes les sortes de vertu. Le cas n’est plus aussi net et, très vite, il va l’être de moins en moins, jusqu’à déboucher sur des situations renversées.)
Par conséquent, l’American Dream, qui précède l’Amérique elle-même, dépasse lui aussi l’Amérique en une construction d’une audace et d’une grandeur inouïes. Il représente non seulement la modernité, mais également l’illusion de la modernité, l’enjeu définitif du destin de l’humaine nature enfin maîtrisé par la raison. Il n’y a rien de frelaté ni d’inventé dans tout cela, dans les rapports de cette triade, entre France, Amérique etAmerican Dream. Tous trois, ils nous décrivent le destin du monde. Ils ont complètement leur place dans l’immense phénomène que nous tentons de décrire ici, aux côtés de l’Allemagne et de la relation franco-allemande, des deux Révolutions du tournant du siècle, du XVIIIème au XIXème.
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Eh bien, certes, il nous paraît approprié qu’on s’interroge, après avoir parcouru le panorama que nous offre René Rémond, de cette époque du premier tiers à la moitié du XIXème siècle qui est le véritable cimier du sentiment français d’exaltation pour l’Amérique, par quel énervement étrange les inquisiteurs de l’antiaméricanisme en France parviennent encore à faire leur miel de ce qu’il affirment être une dénonciation furieuse de l’Amérique. La France a “fabriqué” l’American Dream – “fabriqué”, au sens qu’emploient les Américains eux-mêmes en parlant d’une “social fabric”, en ce sens que ce rêve est effectivement en même temps une théorie politique, une recette du bonheur social, une utopie enfin prise au sérieux ; en un mot c’est une “représentation”. Cela étant écrit, aussitôt les événements vous soufflent la réponse à la question concernant “l’antiaméricanisme en France” ; car ce berceau de l’interprétation onirique de l’Amérique, la France, est aussi, effectivement, celui de la révolte contre l’Amérique et contre son interprétation si grandiose. Ceci ne semblerait pas aller avec cela mais, après tout, si l’on suit notre thèse, ceci va nécessairement avec cela ; les Français, qui ont inventé la chose, sont les mieux placés, les plus aptes et les premiers à pouvoir en détailler le subterfuge. On a déjà vu, dans la précédente partie de ce récit, le défricheur le plus hardi, le plus convaincant du phénomène, l’esprit le plus haut à apparaître chronologiquement en premier dans cette galerie de ceux qui vont contester, après l’avoir adoré comme il se doit, L’American Dream.
Il faut aussitôt dire que Stendhal va au cœur. En un tournemain, il établit le modèle de la critique de la chose, parce qu’il attaque la question en politique qui raisonne, guidé par une âme d’artiste qui embrasse une culture nourrie au lait splendide de la latinité ; lui aussi, il la “représente”. Le premier, il identifie d’une façon incontestable que l’Amérique représente effectivement la modernité, que cette modernité est en débat depuis la Révolution et son échec, qu’en 1815 elle apparaît presque triomphalement avec le développement paraissant si harmonieux de l’Amérique confrontée aux déchirements et aux magouilles européennes ; qu’elle évolue à si grande vitesse que, dès 1825, tout a basculé pour Stendhal, lorsqu’il découvre ce que l’idéal républicain recouvre comme dessein caché ; lorsqu’il constate qu’on peut identifier “la modernité moderne”, que c’est la vraie progéniture de la modernité jusqu’alors célébrée au travers de l’Amérique, et que c’est le “parti des industrialistes”. Le premier, Stendhal appréhende avec une quasi-certitude que le destin de la modernité, c’est-à-dire le destin de l’Amérique, est scellé ; qu’il s’agit de l’irrésistible absorption dans le vaste domaine de l’industrie, de l’économie, de toute cette force puissante et bientôt irrésistible, jusqu’au “technologisme” de notre temps historique, qui est née du Choix du feu.
Stendhal s’insère aussi, à une place d’honneur, dans le courant antimoderne né avec la Révolution, ou plutôt contre elle, qui préfigure l’affrontement que nous avons signalé ici et là entre les forces déstructurantes et les forces structurantes. Stendhal est, comme Péguy, un de ceux qui peuvent dire « “Nous, modernes”, tout en dénonçant le moderne ». Bien entendu, d’autres l’ont précédé sur cette voie, dans cet état d’esprit disons, mais personne ne semble, pour l’appréciation que nous voulons donner à ce point du récit et sur ce point de la démonstration, fixer si précisément la tragédie dans les termes précis qui sont les siens, par rapport à des états et à des ambitions, y compris leurs étiquettes sans dissimuler, qui nous sont, aujourd’hui, au début du XXIème siècle, si familières puisque nous suivons les coups terribles de leur affrontement. Ce n’est pas faire un génie de Stendhal que dire cela – ou, s’il l’est, c’est selon des arguments plus divers, et d’ailleurs qu’importe le génie ; c’est simplement reconnaître qu’il vient à son heure, à sa place, comme chaînon essentiel à ce point mais aussi essentiel que d’autres dans leurs autres points, dans la voie de la mesure de la crise de notre civilisation. Après lui, effectivement, se développe le courant de ce qu’il nomme, pour ne pas trop abdiquer de ses illusions d’avant, de l’expression fort sollicitée de “modernité romantique” ; en réalité, courant antimoderne, devenu antimoderne lorsqu’apparaissent les premières marques décisives de ce qu’est en vérité la modernité, et l’Amérique avec, cela va de soi ; après lui, Balzac, Baudelaire avec son pauvre ami d’outre-Atlantique Edgar Allan Poe, Flaubert, qu’importe, tout le courant artistique, qui dénonce la tromperie de la modernité, de la démocratie, et le reste, – dont l’Amérique, cela va de soi. Presque d’instinct, sans utiliser le mot mais en identifiant parfaitement l’esprit, ils découvrent la menace de l’“américanisation” de la France en même temps qu’ils devinent ce qu’est la substance de l’américanisme, et ceci à cause de cela. Pour dénoncer l’affairisme, le goût du lucre déguisé sous le manteau rutilant de la modernité économique, et celui du stupre qui va avec, dans “les affaires”, pour humaniser les affaires, par le cul si l’on veut, – pour dénoncer le “parti des industrialistes” déjà entré dans sa longue maturité, les frères Goncourt trouvent naturellement les termes de la crise de notre modernité, ici terminant l’extrait que nous citons du mot qui explique tout, après une graduation vers le plus bas (dans leur Journal, à la date du 18 janvier 1857) :
« Des affaires, partout des affaires, et même au cintre. La Lorette, ce n’est plus même cette lorette de Gavarni, gardant encore un peu de la Grisette et perdant de son temps pour s’amuser — c’est une femme-homme d’affaires qui passe des marchés sans fioritures. Jamais le bas monde de l’amour n’a reflété le haut de la société comme maintenant ! Des affaires du haut de l’échelle jusqu’au bas, du ministre à la fille. Le génie, l’humeur, le caractère de la France complètement retournés, tournés au chiffre, à l’argent, au calcul et complètement guéris du premier mouvement. La France devenue une Angleterre, une Amérique !... »
Ainsi Stendhal, aussitôt suivi de sa cohorte, ouvre-t-il le débat qui nous importe, en accompagnant le surgissement de l’Amérique, le passage de l’American Dream à la réalisation de ce que le rêve recèle de tromperie absolument fondamentale, dans la réalité du monde et dans la structure de la civilisation européenne. Ainsi l’évolution du grand esprit collectif dont il est l’une des âmes, s’enchaîne pour nous ramener à notre sujet central, d’une grande âme à l’autre, âmes d’artistes auxquelles ne manque nullement le coup d’œil politique ou la perception de ce qu’il y a de fondamentalement politique dans les rêveries bourgeoises de l’American Dream et autour ; ainsi l’évolution, d’un Stendhal à un Baudelaire si l’on veut, avec consultation d’un Edgar Allan Poe qui succomba si mystérieusement en 1849, – avec peut-être la forme de symbole de la mort de Poe, pour éclairer toute la sordide réalité du système, par rapport à la “représentation” dont les adeptes français chantaient les louanges, de Germaine de Staël aux vendeurs de concessions-bidon offertes au public français lors de “la ruée vers l’or” des mêmes années 1848-1850.
(Le Wikipédia résume ainsi d’une façon fort conventionnelle mais cela suffit, la mort mystérieuse de Poe, disparu pendant quatre jours dans les rues de Baltimore en pleine campagne électorale pour l’élection du sheriff local, et retrouvé agonisant, affublé de vêtements inconnus. Tout cela nous en dit bien long sur les mœurs de la Grande République, célébrée tant pour sa vertu que pour sa sagesse. « Cependant, la théorie la plus largement admise est qu'il aurait été victime de la corruption et de la violence, qui sévissaient de manière notoire lors des élections. De fait, la ville était alors en pleine campagne électorale (pour la désignation du shérif, le 4 octobre) et des agents des deux camps parcouraient les rues, d’un bureau de vote à l’autre, pour faire boire aux naïfs un cocktail d’alcool et de narcotiques afin de les traîner ainsi abasourdis au bureau de vote. Pour parfaire le stratagème, on changeait la tenue de la victime, qui pouvait être battue. Le faible cœur d'Edgar Poe n'aurait pas résisté à un tel traitement. »)
Ainsi se prépare, dans les soubassements mystérieux de l’âme collective, la grande critique française du système qu’a enfanté l’American Dream, objet de tant d’adoration. L’on sent bien que nous ne sommes plus dans le débat pointilliste autour des vertus supposées de la Grande République, en général d’origine romaine, que nous rejoignons notre thème central, notre tronc commun, justifiant ainsi de nous être attardés avec une telle persistance à ces étranges rapports franco-américains, si contradictoires, si révélateurs, – peut-être plus encore des Français, des erreurs des Français puis de leurs erreurs rattrapées, des Français victimes de leurs lubies anti-françaises aux Français retrouvant l’antique sagesse de la France. Déjà, nous ne sommes plus avec l’Amérique que dans cette mesure où elle est la représentation, le porte-drapeau, le cœur de feu de la modernité, – ou dans cette mesure où elle est destinée à le devenir complètement lorsque la place sera libre, lorsque le porte-drapeau qui a la prééminence chronologique (l’Allemagne) aura chuté de son piédestal. Jusqu’ici, pour cette partie du récit, nous avons survolé ces rapports franco-américains comme s’ils étaient exclusifs de tous les autres, comme si seule l’Amérique portait la modernité (la France étant en partie inspiratrice avant d’en devenir féroce critique). C’est l’exacte réalité mais c’est une exacte vérité partielle. La modernité est une hydre à mille têtes, qui jette son dévolu sur tel ou tel porte-drapeau, qu’elle met en avant ou dont elle se réserve l’usage, selon les circonstances ; ainsi a-t-elle plusieurs fers au feu, servie dans son entreprise de mobilisation permanente par l’incroyable fascination qu’elle exerce, que ce soit pendant un temps la puissance allemande hurlante et rugissante, que ce soit l’American Dream. Au bout du compte, nous devrons établir un classement entre les divers porte-drapeaux, et l’on devine qui occupera la première place. Pour l’heure, qu’on s’en tienne à cette situation de la diversité de la représentation de la modernité. L’on comprend pourtant combien cette évolution française de l’appréciation des relations franco-américaines va peser de tout son poids pour permettre à la France de devenir, dans notre entre-deux-guerres (1919-1933) le porte-voix, contre le porte-drapeau, de la contestation fondamentale du système de l’américanisme comme représentant achevé de la modernité, comme progéniture incontestable du Choix du feu.
Auparavant, à la fin du siècle (le XIXème), la perception française de l’Amérique, y compris dans sa versionAmerican Dream, a changé. Il y a eu l’exploration plus minutieuse de la réalité, l’observation des changements qui ont affecté le pays, avec l’installation progressive de ce qu’on nommera plus tard le “système de l’américanisme”, la chose ressentie dans ses prémisses dès les années 1830, accentuée et détaillée au courant des décennies, notamment autour de et après la Guerre de Sécession, avec la transformation en une énorme puissance industrielle. La critique s’élargit, toujours en restant connectée à l’arrière-plan de la modernité et du Choix du feu. Le moment de la fin du siècle a son importance, puisque c’est alors qu’a lieu, en correspondance avec l’extension impérialiste de la politique US qui intègre dans sa dynamique l’énorme affirmation du capitalisme industriel du Gilded Age, le grand tournant réaliste de la littérature américaine, avec Sister Currie (publié en 1899), de Dreiser, vers sa position contestatrice de l’américanisme qui a étendu sa chape de plomb fondu sur le grand pays. Les premiers élans de l’émigration intellectuelle, littéraire et artistique dont on a dit quelques mots plus haut, des USA vers la France, découvrent effectivement un pays (la France) qui a déjà installé une tradition de critique du système de l’américanisme. Les artistes américains n’ont pas oublié le rôle français dans cette espèce de “gardien de la vertu américaine”, et la critique qu’ils y entendent, qui rencontre leurs propres convictions, leur paraît d’autant plus fondée et légitime. Ce courant transatlantique-là renforce encore la position française dans sa position très spécifique de grande référence européenne pour juger de l’orientation et de la valeur de l’américanisme. Il donne à la critique française de l’américanisme qui va éclore après la Grande Guerre une sorte de légitimité implicite, indirecte, qui ne serait jamais reconnue comme telle mais qui fait toute sa force et toute sa dynamique, une légitimité d’une telle force par conséquent qu’elle ne serait pas loin d’être, dans notre perception et compte tenu de la hauteur du sujet, effectivement transcendantale.
…Car alors, et pour entamer le terme de l’épisode, il ne fait plus aucun doute que les péripéties de cette aventure sociologique, culturelle, faussement idéologique comme l’on force l’idéologie à être référence de tout, ce chassé-croisé entre amour et détestation de l’American Dream, ont décisivement pris leur envol. Il ne fait plus aucun doute que nous avons rejoint le grand courant de métahistoire qui nous importe, qui transcende effectivement le récit courant vers cette dynamique puissante qui décrit, au nom de la grande Histoire, le destin spirituel de notre temps de la modernité, entre illusions qui sont l’objet de la promotion des publicistes, et vérités que les âmes élevées commencent à distinguer. Il ne fait nul doute que nous avons rejoint, en justifiant ainsi le récit qui a précédé, le destin même de l’histoire du monde dans ce que nous nommons “la deuxième civilisation occidentale”, et qui se règle effectivement dans les hauteurs sublimes de la métahistoire.
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Mais ces circonstances et ces débats à la fois exaltés et rêveurs, en attendant 1919 et, à nouveau, le grand intérêt français tourné vers l’American Dream et ses manigances, cette fois devenus le centre de la crise, tout cela est interrompu par les prémisses de la catastrophe, puis par la catastrophe elle-même. On dirait que la Guerre de Sécession, cette grande rupture de l’Amérique vers l’américanisme, qui a été suivie à la fois lointainement et à la fois avec fièvre en France, c’est-à-dire sans y rien entendre vraiment, on dirait que la Guerre de Sécession marque le désamarrage français et temporaire des réflexions américaines de la France. La défaite écrasante de 1870 est un tournant pour l’âme française, comme on l’a vu précédemment. Considérée dans la perspective où l’on se place, la défaite prend encore plus d’ampleur, de force, elle acquiert une dimension sismique, une conformation absolument déstructurante, et la proclamation de l’Empire (allemand) dans la Galerie des Glaces a soudain plus qu’une allure d’un symbolisme un peu lourd, un peu teuton ; la proclamation a soudain les couleurs d’une ombre terrible qui envahit la période qui s’ouvre.
Aussitôt vous vient l’inspiration que 1870 est bien plus une rupture que ce que l’on a coutume d’en faire, un tournant beaucoup plus cruel et beaucoup plus profond que ce qu’on en fit plus tard, dans nos souvenirs colorés aux vernis des idéologies du jour ; l’inspiration insistante, pressante et sans répit, que la catastrophe ouvre, essentiellement pour la France, et alors que la France est le pivot du monde parce qu’autour d’elle s’articule le grand affrontement que l’on décrit entre les forces déstructurantes et les forces structurantes, une période nouvelle dont la Grande Guerre va être le paroxysme extraordinaire ; 1870 n’est pas concevable sans enchaîner aussitôt sur 1914, presque comme un automatisme, jusqu’à ce qu’on y voie une fatalité qui vous emporte, irrésistible. Désormais, plus rien n’existe dans la perspective de 1870 que le terme affreux de 1914 ; tout semble fait, conçu et arrangé, pour conduire jusqu’à ce terme du cataclysme. Désormais, il n’est plus question d’Amérique, – « Puisque vous voilà, monsieur de Tocqueville, causons ; je désire que vous me parliez un peu d’Amérique », – fini, tout cela, les choses sérieuses nous appellent.
Ce qui se passe en 1870, outre l’effondrement tragique de la France, mais peut-être à cause de l’effondrement tragique de la France, c’est la brutale éclosion de l’Allemagne, – une éclosion comme une explosion, n’est-ce pas, – l’Allemagne apparaissant soudain comme l’élue du Choix du feu. On en oublie bien vite les vaticinations autour de l’American Dream, effectivement encouragé à cela par cette Guerre de Sécession que les Américains s’entêtent à désigner comme “the Civil War”, qui, soudain, complique terriblement le problème de l’American Dream. « Si vous parvenez à détruire l’esclavage dans le Midi, il y aurait au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir », disait madame de Staël ; voilà qui est fait, exit l’esclavage, – est-ce bien sûr, “le gouvernement aussi parfait” ? Le Gilded Age, qui s’ouvre symboliquement avec la capitulation de Robert E. Lee à Appomattox, en avril 1865, ouvre la période la plus effrénée du capitalisme qu’ait connue le monde, une période de complet “capitalisme sauvage”, où s’exercent et s’expriment la sauvagerie de l’argent, l’arbitraire des forces privées, la liquidation des peuplades inutiles, l’édification des fortunes aussi vastes qu’un continent et l’exploitation des vagues immigrantes levées sur la misère d’autres horizons, l’installation d’une pauvreté comme seuls les Anglo-Saxons ont le secret dans l’âge industriel ; est-ce cela, après l’abrogation officielle de l’esclavage, ce « gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir » ?
Mais la France est plongée avec quelle brutalité, quelle puissance, quelle force sans retenue, dans le torrent affreux de la catastrophe. Il s’agit de la fin d’une période de l’esprit, qui a commencé à se fermer dans le cours du Second Empire, lorsque brusquement la France revient “aux affaires”, c’est-à-dire plongée à nouveau dans le chaos européen, avec elle-même au centre. “Sedan pour rattraper Iéna”, semblent répéter les Allemands comme on solde un méchant compte, et ainsi débute le calvaire, – car Sedan ne soldera pas tous les comptes. On n’affirme certes pas que l’Amérique n’est plus dans l’imagination des chercheurs, dans les images des poètes ou dans les ambitions des aventuriers ; mais elle n’existe plus comme cette référence qu’elle fut dans la période précédente, où l’esprit français s’affûtait à la représentation diverse qu’il s’en faisait. On n’affirme pas qu’on n’écrit plus sur l’Amérique ; autour d’Outre-mer (Notes d’Amérique), de Paul Bourget, en 1895, il y a une floraison d’ouvrages qui nous “parle[nt] un peu d’Amérique”. Par ailleurs, la chose n’est pas inutile, car l’approche laisse déjà percer le bout de l’oreille, puisque les enquêteurs et voyageurs y découvrent comme l’on dirait “un Nouveau Monde”, – une “nouvelle Amérique”, un pays où se déploie, comme l’écrit un des voyageurs, une “vie intense” ; où, comme en Allemagne après tout, l’industrieuse espérance se transforme en cadences soufflantes et furieuses d’une puissance du feu moderniste en train de s’édifier, entre usines et chemins de fer, entre le pétrole de monsieur Rockefeller et la banque de monsieur J. Pierpont Morgan.
Durant la croisière de retour, après quatre mois passés aux USA, Bourget range ses notes et réfléchit au périple qu’il vient d’accomplir ; il nous résume, après tout, l’esprit du temps, dont on nous dit par ailleurs que c’est celui de la globalisation, du commerce, de la joyeuse ouverture du monde mécanique, et dont il se trouve que c’est également celui, incertain, sourdement inquiet, avec une façon de forcer à l’espérance, une façon de danser au Moulin Rouge et d’aller applaudir monsieur Santos-Dumont sur sa Demoiselle, à Bagatelle, où roulent de terribles pensées qu’on ne peut décidément débarrasser des nuées sombres et crépusculaires qui les embarrassent. Paul Bourget n’aime pas, de l’Amérique, « son incohérence et sa hâte ; la brutalité des rues de ses grandes villes ; l’outrance de sa vie mondaine et son manque d’équilibre, de mesure, de goût ; la tension trop artificielle de sa culture, qui donne à ses femmes comme à ses fleurs une fixicité de plantes de serre ; l’espèce d’abus d’énergie qui pousse jusqu’à la férocité la compétition de ses hommes d’affaires et qui réduit ses vaincus à une trop cruelle extrémité du malheur ; la corruption de ses policiers, de ses magistrats et de ses politiciens ; le je ne sais quoi de fabriqué que l’excès de la conscience y mélange à l’éducation… » Qu’importe tout cela, puisqu’on n’est point Français pour rien, c’est-à-dire, malgré tout, héritier de l’American Dream, quoi qu’on veuille, – et ainsi sonnent, en vérité, les dernières lignes d’Outre-mer :
« …Et cette sensation que cet autre Monde existe à côté du nôtre, que l’humanité a là-bas ce colossal champ d’expérience où continuer son œuvre, me remplit d’une sorte d’exaltation mystérieuse, comme si un acte de foi dans la volonté humaine se prononçait en moi, presque malgré moi, et j’ouvris mon cœur tout entier à ce grand souffle d’espérance et de courage venu d’Outre-Mer. »
Curieux retour au Vieux Monde, étrange mélange de mélancolie irrémédiable, de crainte irraisonnée, d’un soupçon angoissant, éclairé d’une manière bien artificielle, – au néon dirait-on, – par ce brusque accès de la prosternation d’usage au Progrès (la modernité, l’American Dream) qui semble devoir ponctuer toute pensée qui veille à ne pas trop prendre ses distances de la ligne. Mais il y a, tout de même, et comme pour élever l’intuition, cela à la lumière de notre thèse, un curieux passage dans ces dernières pages de l’Outre-Mer de Bourget, un de plus à mériter citation, mais un peu plus que les autres peut-être, qui se situe exactement avant ces dernières lignes de l’expression convenue de l’espérance selon la ligne, de la prière au Progrès-American Dream. Bourget est à quelques heures de Liverpool, la dernière nuit à bord du paquebot retour du Nouveau Monde. C’est le crépuscule, ce moment qui, en mer, est certainement le plus poignant de tous, qui vous fait soudain saisir la force de la solitude, l’amertume du destin humain lancé sur la puissance sans mesure de l’océan, l’infinie nostalgie du temps qui est à la fois passant et insaisissable, qui est déjà du passé. Le moment où le soleil se noie dans l’horizon, dans une sage et silencieuse folie de couleurs, est l’un des moments de la plus extrême grandeur et du tragique le plus impuissant qu’on puisse imaginer, la dépression même de l’âme quand elle se demande si elle n’a pas préjugé de ses forces d’ainsi défier l’univers créé par un si vaste dessein.
« Puis [le soleil] diminua jusqu’à n’être, dans cette noirceur du ciel appesanti sur une mer maintenant d’un roux brun, qu’un point de pourpre qui s’éteignit. Et il n’y eut plus que l’arrivée des grandes ténèbres ! C’est ainsi – on l’imagine quelquefois par cet âge de guerres menaçantes et d’insensées révoltes – que d’autres ténèbres, et plus irrévocables, vont cerner, dévorer, noyer le petit point de lumière qu’est la civilisation… »
C’est bien ce mot, que nous soulignons de gras, qui nous importe, ce « d’autres ténèbres » dont on ne sait ce qu’elles désignent, – d’ailleurs, image exactement contraire à l’image de celui qui est en mer, – je poursuis l’analogie, – car autant le crépuscule est angoissant, autant les premières minutes de la nuit en mer font aussitôt renaître d’étranges lueurs, une vie différente, presque la joie d’une nouvelle agitation, qui est celle de la mer par le temps de la nuit, sous la voute étoilée et dans la phosphorescence des “poissons volants” et des embruns qu’ils soulèvent. Pour Bourget, rien de cela, mais ce « d’autres ténèbres », qui avance soudain une proposition terrifiante et diabolique, qui semble justifier l’angoisse du crépuscule. Le « d’autres ténèbres » ne concernent pas celles des « guerres menaçantes et d’insensées révoltes », ni celles du Nouveau Monde tel qu’il nous en rapporte l’image ; qu’est-ce donc, alors, sinon un de ces mots qu’on croit d’abord sans signification, coquetterie et vanité d’auteur si l’on veut, qui soudain, à une autre lumière, prennent une dimension nouvelle… Ce ne sont pas les guerres et les révoltes éventuelles qu’on craint dans ce temps-là, ce n’est point l’Amérique qu’il nous ramène, malgré les réserves dont il la charge, – alors, n’est-ce pas une prémonition de cette Grande Guerre, si différente de la guerre qu’on imagine, qui est un chaos de la chose mécaniste et destructrice ; n’est-ce pas une prémonition du système de l’américanisme en pleine expansion, lorsqu’il aura acquis toute sa maîtrise déstructurante, qu’il succédera à l’Allemagne abattue ; n’est-ce pas, enfin, ce « d’autres ténèbres », une prémonition de la grande crise générale qui commence à presser la civilisation sans qu’elle s’en avise encore, comme l’expression terrible de cette immense poussée souterraine de l’Histoire ? L’écrivain, l’artiste, le poète, reçoit parfois, comme l’on dirait “en héritage”, comme s’il n’était alors que simple medium d’une voix qui le dépasse, l’image terrible d’un grand ébranlement du monde en train d’affûter sa puissance irrésistible. Bourget, somme toute, réunit dans cette étrange expression, les principaux acteurs de la crise, la France, l’Amérique, la guerre, par conséquent l’Allemagne, la machine, le système hurlant et fumant ; cela semble comme s’il laissait entendre que les protagonistes qu’il cite, en même temps d’être ce qu’ils sont, avec tous les sentiments contradictoires et ambigus qu’ils soulèvent – comme ce panégyrique de l’Amérique comme avenir du monde, après avoir détaillé sa détestation de l’Amérique – sont également les annonciateurs, ou déjà les figurants d’un affrontement encore dissimulé, dont on ignore l’ampleur, dont on n’imagine pas l’ampleur, mais qui est déjà effrayant… Outre-Mer, certes, ou bien outre-tombe, là où l’on trouve « d’autres ténèbres ».
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“La Fayette, nous voici”… Nous ne nous doutions de rien. Les Français, qui forment ce peuple diversement apprécié comme le plus spirituel et le plus intelligent de la terre, ont l’aveuglement des certitudes de la raison, avec un entêtement qui laisse à penser. Ils portent, avec désinvolture et un certain dédain, la tradition d’une nation qui tient, sans doute bien involontairement, une place considérable dans l’agencement de la puissante révolution du monde que nous voulons décrire, faite des deux révolutions (France & Angleterre) renforcées de la troisième (Etats-Unis), complétée par l’épisode germano-prussien dont elle frappe les trois coups à Iéna, jusqu’à notre crise ultime, dans le flux d’un courant qui exprime la plus haute Histoire dans la destinée universelle. Avec la France, nous passons sans discontinuer, du haut vers le bas et retour, de la médiocrité hâbleuse et médiocre des arrière-salles des cafés-philosophes de la Rive Gauche, au sublime dans l’Histoire dans sa plénitude la plus inimaginable. Et c’est ainsi, sans vraiment nous en aviser ni mesurer la force dissimulée de la circonstance, que nous retrouvâmes, en 1917, les Américains.
Leur arrivée se fit avec tambours et trompettes. Il semblait qu’ils nous apportaient une délivrance, et l’on songe aussitôt qu’il s’agit d’une force psychologique considérable qu’ils insufflèrent à la France désolée, désespérée, saignée et déchirée par le doute et les révoltes. Leur venue justifiait de nouvelles espérances, comme si elle tranchait un conflit de la France avec elle-même, comme si le côté du désespoir reculait soudain devant un renouveau de la psychologie. L’événement paraît donc précisément lié à la guerre, telle qu’elle pesait sur la France, dans cette “année terrible”.
La thèse est connue et, en général, acceptée, de l’importance de cette dimension psychologique de l’arrivée des Américains, plus que la dimension opérationnelle qui, on le sait, mit longtemps à se manifester, et ne le fit pas avant mai-juin 1918, et décisivement en septembre 1918, alors que la décision était proche d’être faite sans eux, et déjà inéluctable. On en vient alors à une remarque qui semble contredire ce que les événements semblent dire, que nous avons rappelée si succinctement comme si nous prenions tout cela à notre compte. S’il s’agit de la guerre, de l’“année terrible”, de la France et de l’Amérique, il ne s’agit pourtant pas de tout cela à proprement dire et à s’y tenir. Le secours psychologique que la France attend et reçoit de l’Amérique ne repose pas seulement sur une comptabilité d’hommes en uniformes et de ferrailles diverses ; il ranime, d’une façon plus puissante et plus lointaine, une mémoire historique qui s’est ancrée dans l’inconscient français, à l’occasion des événements et des liens secrets qui se sont tissés au long de la période que nous avons évoquée. Tout se passe alors comme si la France, en cet instant d’épuisement tragique de la psychologie, retrouvait un passé qui est autre chose que la tragédie qu’elle subit, qui ranime les liens avec l’Amérique, hors de cette guerre qui est devenue l’enfer sur terre, un passé qui recrée une durée historique que l’affreuse guerre tendait à étouffer. Il est très acceptable de considérer également l’entrée en guerre des Américains, même si l’on voit aussitôt le lien avec la guerre, comme quelque chose qui dépasse ce lien et s’inscrit également, et au-dessus finalement, dans la continuité des relations entre la France et l’Amérique depuis l’aventure de Vergennes, Beaumarchais et Lafayette. Selon cette appréciation, il n’y a rien de plus vrai, malgré son caractère faussement spontané, son arrangement comme un slogan de réclame pour plaire aux journalistes, son idée de publiciste, que ce “Lafayette, there we are” que ne prononça pas Pershing ; le rangement se fait dans nos esprits comme si nous pouvions, comme si nous devions croire que Pershing l’avait effectivement dit. Il s’agit simplement de ne pas lui chercher une signification politique quelconque, d’en faire l’aliment pour une thèse sur une sorte de continuité politique. Les Américains venus en France, cela est comme un immense soulagement psychologique, appuyé sur ce dont on se souvient, comme par le biais d’une mémoire collective retrouvée, du rôle que joua l’Amérique dans la simple évolution de la perception que la France eut, dans le siècle passé et jusqu’aux origines, de l’Amérique qu’elle avait si puissamment aidée à réaliser ce qu’elle percevait alors comme l’American Dream dans toute sa magnificence de l’espérance d’une aube nouvelle. Ainsi pourrait-on y voir le retour de l’American Dream, mais comme facteur psychologique d’apaisement en ravivant une mémoire que le bruit, le feu, la ferraille et la mort semblaient avoir réduite à cette catastrophe paroxystique qui bouleversait la terre de France. On dirait alors qu’avec l’arrivée des Américains, la France retrouve son passé, sa grandeur historique, et qu’elle réalise qu’elle existe encore et toujours.
L’arrivée de l’Amérique dans la Grande Guerre, qui est d’abord son intrusion dans la guerre française, constitue une thérapie inédite d’une psychologie qui n’en pouvait plus, qui semblait gésir sans plus de force de redressement. C’est un lien rétabli avec le passé, et bientôt la force retrouvée pour figurer encore dans l’horrible épreuve. Peut-être devrions-nous fixer à ce point du temps, qui ne dura que le temps de la fin de la guerre jusqu’à la victoire de la France, la dernière occurrence où l’American Dream de la France se manifesta dans son ingénuité originelle, et malgré que d’autres événements aient déjà amorcé sa transformation décisive qui prendrait tous ses effets dans l’année 1919, comme nous allons la considérer.
La France, lorsqu’elle considère l’Amérique, la considère doublement, ou bien est-ce une Amérique double qu’elle considère. En 1917, elle accueille une Amérique comme on l’a vue faire, selon notre tentative de décrire la chose. D’autre part, une autre Amérique débarque, qui n’a rien à voir avec celle que les Français accueillent. Certains se doutent peut-être de quelque chose, dans ces esprits qui, à partir de 1919, commenceront à monter le procès en règle de la modernité devenue machinisme puis technologisme, et qui fleurit en une gerbe d’étincelles comme une forge gigantesque outre-Atlantique.
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Car, d’un autre côté, il y a, de la part des USA, dès l’entrée en guerre puis dans les péripéties qui suivent, à côté d’une réelle camaraderie avec les Français qui fait dire à certains Américains que la puissante armée américaine est née dans toute sa maturité grâce à l’exemple et à l’émulation française, il y a un jeu complètement autonome des dirigeants américains vis-à-vis des Allemands. Le président Wilson le met en musique lorsqu’il avertit que son pays, son très grand pays, en entrant dans la guerre, n’entre certes pas dans une alliance, ni même dans une coalition, sinon de fortune et à la fortune du pot. Il intervient dans la catastrophe internationale pour y rétablir l’ordre et l’on sent bien qu’il s’interdit sans aucun doute un jugement qui pourrait faire croire qu’il est partisan, donc discrédité un peu du côté de la vertu, qu’il entend garder une distance qui sera nécessairement vertueuse, qu’il a, de substance même, comme l’on dirait de grâce divine, la recette du meilleur des mondes.
Fort bien, – ce sont des fièvres qui enflamment les plus belles âmes, cette croyance durable en la révélation de soi-même pour soi-même. Là où la chose nous intéresse un peu plus, c’est que cette position d’inflexible vertu conduit les USA, sous la direction de Wilson, à figurer plus proches de l’Allemagne que l’on ne croirait, ou qu’il ne faudrait selon certains ; passons outre, le jugement ne nous importe pas ici, seule la proximité doit nous mettre la puce à l’oreille. On sent qu’on pourrait parfois se poser la question : “mais qu’est-ce qui les différencie vraiment, les Allemands et les Américains ?” Qui n’a encore à l’esprit les descriptions emportées de Modris Eksteins sur l’Allemagne wilhelminienne, les comparaisons vite convaincantes faites entre cette Allemagne et les USA, cette espèce de parallélisme de destin et de proximité de l’esprit, ce goût partagé pour la démonstration par la puissance, – tous deux, finalement, du parti de l’“idéal de la puissance”…
Cette Amérique-là, qui n’est pas celle que la France accueille comme un baume miraculeux sur son épuisement psychologique, est exactement du parti inverse de celui que la France a défendu dans l’enfer de Verdun. Dans les années 1917-1919, le destin métahistorique nous offre un étrange chassé-croisé. Il nous dit tout des arrangements fondamentaux de cette immense dynamique historique qui court sur les deux siècles, que nous nous acharnons à décrire dans toutes ses facettes. Personne ne voit la séquence de cette façon et cela, qu’on ne peut qualifier d’“aveuglement”, est naturel, évident, conforme à la pression et à la force des événements. On ne peut distinguer le sens des choses expressément déchiffré qu’une fois que l’Histoire vous offre du champ pour le faire. Mais quant à l’esprit de la chose, sans aucun doute, nombre d’esprits, comme nous le disions plus haut, se doutaient de quelque chose. L’American Dream ressuscité en France le temps de la bataille de fer et de feu jusqu’à son terme victorieux n’est qu’une passade, une toquade de circonstance. Il faut dire et redire que nombre d’esprits le sentirent, même si c’est d’une façon dissimulée et sans ordonner les choses d’une façon irréfutable ; cela suffit amplement à leur gloire.
Notes
(1) Gilles Perrault, Le Secret du Roi, la revanche américaine, Fayard, Paris, 1996.
(2) René Rémond, Les Etats-Unis devant l’opinion française, 1815-1852, Armand Collin, Paris, 1962. (Toutes les références faites à René Rémond dans ce passage, et ailleurs dans l’ouvrage, renvoient à cet ouvrage.)
(3) Etude de la France, Ernst-Robert Curtius, Grasset, Paris, 1932.