Discrètement mais résolument, le Pentagone rechigne

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Discrètement mais résolument, le Pentagone rechigne

A côté des divers affrontements, empoignades et rebuffades dans le champ diplomatique et, surtout, dans celui de la communication, à l’intérieur du bloc BAO et dans diverses autres directions, le projet d’attaque “punitive” contre la Syrie demeure. Il est même urgent de l’expédier puisque BHO quitte Washington mardi prochain (vers la Suède puis le G20 de Saint-Petersbourg où l'atmosphère sera fraîche). Il voudrait avoir lancé cette “affaire courante” avant son départ. L’attaque pourrait donc être notre gâterie du week-end.

Pour autant, l’unanimité n’est pas la règle, notamment à Washington même, dans le cœur du Système. Il apparaît peu à peu que les généraux et la bureaucratie du Pentagone n’apprécient que fort modérément le projet du président Obama, tel qu’en l’état des indications nombreuses qui nous sont données, – l'hypothèse largement répandue qu’il ne s’agirait que d’une chiquenaude, un avertissement, une softened strike. (DEBKAFiles, dans un élan de confidence comptabilisée, nous a même confié qu’il n’y aurait que quinze cruise missiles de type Tomahawk tirés de frégates de la VIème Flotte ; un feu d’artifice de sous-préfecture...) Cette formule ne plaît pas au Pentagone, qui ne cesse de machiner des “fuites” diverses chargées d’avis d’experts exprimant des doutes circonstanciés.

«But what’s the strategy? That’s where it gets tricky, as the administration lays out a plan of attack that seems incredibly vague at best and in many ways absurdly naive.» Cet avis critique, résumant l’analyse officieuse que fait le Pentagone des projets présidentiels, est rapporté par Jason Ditz, sur Antiwar.com le 31 août 2013. Ditz poursuit en décrivant rapidement la mauvaise humeur du Pentagone, mais aussi, en retour, la mauvaise humeur de la Maison-Blanche :

«Pentagon officers have been unusually public in faulting the scheme as well, suggesting that even those “in the know” don’t like what they’re seeing of this war planning, and prompting officials to condemn the comments as “deeply unhelpful” as they’re trying to sell the war to the American public.»

Les critiques, par “fuites” interposées, sont très nombreuses, et elles apparaissent même, d’une façon spécifique, dans des journaux proches du Pentagone. C’est le cas d’un article du 30 août 2013 de Stars & Stripes, qui n’est pas organiquement et directement édité par le Pentagone, mais qui en est très proche jusqu’à souvent figurer comme la voix “semi-officieuse” des forces armées. Un article de Politico.com détaille les réactions de la fraction du Pentagone en général et décrit finalement leur substantivation sous la forme de “fuites” effectivement. Cela conduit à une sorte de bataille, “fuites” contre “fuites”, les secondes (celles des militaires) critiquant les premières (celles de la Maison-Blanche), notamment pour les détails (voir le 30 août 2013) qui sont donnés sur la forme de l’engagement contre la Syrie. (Dans Politico.com, le 30 août 2013.)

«Many of the leaks about U.S. strike plans for Syria, a copious flow of surprisingly specific information on ship dispositions and possible targets, have been authorized as a way for President Obama to signal the limited scope of operations to friends and foes. But a number of leaks have been decidedly unauthorized – and, according to Obama administration sources, likely emanating from a Pentagon bureaucracy less enthusiastic about the prospect of an attack than, say, the State Department, National Security Council or Obama himself. “Deeply unhelpful,” was how one West Winger described the drip-drip of doubt. “They need to shut the f...k up,” said a former administration official. “It's embarrassing. Who ever heard this much talk before an attack? It's bizarre.”

»An obvious example was a report in Thursday's Washington Post in which current and former officers listed their worries about Syria: “I can’t believe the president is even considering it,” said one officer, who like most officers interviewed for this story agreed to speak only on the condition of anonymity because military personnel are reluctant to criticize policymakers while military campaigns are being planned. “We have been fighting the last 10 years a counterinsurgency war. Syria has modern weaponry. We would have to retrain for a conventional war.”»

Cette mésentente n’atteint certainement pas le sommet de la hiérarchie civile du Pentagone, avec le secrétaire à la défense Hagel qui répète que les forces armées sont prêtes à intervenir comme on le leur demandera, et qui justifie l’attaque contre la Syrie telle qu’elle est prévue. Ce constat est certainement moins assuré du côté de la hiérarchie militaire, même si le président du comité des chefs d’état-major Dempsey s’est abstenu durant toute la semaine du moindre commentaire, – après avoir, auparavant, abondamment exposé sa position de principe résolument hostile à toute intervention en Syrie. C’est précisément là que se situe la possibilité d’une fracture importante, d’ailleurs dans des conditions qui sont devenues un peu plus délicates depuis l’affaire égyptienne où les militaires US sont particulièrement mal à l’aise avec une position bien incertaine du pouvoir politique vis-à-vis de la poursuite de l’aide militaire à l’Égypte.

Jusqu’à la séquence actuelle de la crise syrienne, Dempsey et Obama étaient sur la même ligne de raisonnement et en complet accord, Dempsey jouant alors, en tant que technicien et opérateur de la stratégie militaire, le rôle de porte-voix du président. Les deux hommes partageaient la même analyse, et sans doute continuent-ils à la partager sur le fond. Mais le politique s’est séparé du militaire en se trouvant coincé dans ses engagements de communication, et en optant pour une intervention qu’il voudrait surtout de type symbolique ; du coup, il prend une position qui, paradoxalement par rapport à l'accord sur la position de fond, se trouve complètement en contradiction avec celle de Dempsey puisque forçant à une intervention dans les pires conditions possibles du point de vue du militaire (comme les “fuites” provenant du Pentagone le détaillent). Cette “rupture” en dépit d’une analyse et d’un accord communs est typique de la situation actuelle des pouvoirs, notamment à Washington, où les décisions sont prises non en fonction des caractères des situations considérées, mais pour des effets dans d’autres domaines, pour renforcer ces pouvoirs en état constant de fragilisation, notamment des effets de communication qui ne tiennent aucun compte des impératifs stratégiques.

Pour l’immédiat, la “rupture” Dempsey-Obama n’est qu’une divergence sans conséquence. Placés devant les ordres présidentiels, les militaires devront obéir. C’est au niveau des conséquences de la “softened strike”, si “softened strike” il y a, qu’une évolution plus importante pourrait apparaître. Les effets de l’intervention pourraient être divers et nécessiter des décisions d’ordre militaire, et ils requerraient alors l’élaboration d’une stratégie. Les militaires pourraien alors constater d’une façon formelle qu’il n’y a pas de stratégie, et placer le pouvoir politique devant ses responsabilités à cet égard. C’est alors que, selon les circonstances, pourraient se poser diverses questions beaucoup plus délicates, – par exemple la question d’un éventuel engagement US plus marqué dans la crise syrienne. On retombe à nouveau dans la situation paradoxale déjà vue, mais aggravée par les circonstances : Obama veut éviter à tout prix un tel engagement, dont les militaires ne veulent pas également, – et pourtant une telle occurrence les opposerait. Le refus d’un engagement dans de telles circonstances hypothétiques impliquerait une terrible perte d’autorité et de prestige, et les militaires pourraient se défausser sur le président en lui laissant la responsabilité de cette décision, eux-mêmes s’abritant derrière des arguments techniques faisant dépendre leur position d’exigences de forces dont les moyens budgétaires disponibles ne permettent pas de disposer. (Il ne faut pas oublier à cet égard les autres crises en cours, dont celle du Pentagone, qui ne cesse de s’aggraver.)

Il s’agit d’une hypothèse parmi d’autres, mais elle est surtout exposée pour marquer que l’actuelle phase de la crise syrienne contient un germe, effectivement, d'une “rupture“ très importante dans la répartition et les alliances des pouvoirs qui tiennent le système de l’américanisme. Depuis 2006-2007, les militaires ont été contre des engagements majeurs autres que ceux qui étaient en cours et, à partir de 2009, ils se sont trouvés en position d’alliance avec la présidence dans cette orientation, surtout depuis l’arrivée du général Dempsey (en 2011) à son poste actuel (où il vient d’être reconduit pour deux ans). Une rupture de cette alliance constituerait un fait structurel majeur. Ce qui va compter, dans les jours prochains, c’est bien l’apparition d’une telle possibilité qui nourrit d’ores et déjà un climat psychologique délétère, qui éloigne nécessairement le président Obama de son allié objectif, le général Dempsey. On constate ainsi, avec cet élément nouveau, que l’actuelle phase de l’aventure syrienne tend effectivement à isoler de plus en plus Obama, tant politiquement que structurellement, dans l’exercice de son pouvoir. C’est notamment à cela qu’on mesure les dégâts qu’occasionne la Syrie à Washington même, en alimentant la crise du pouvoir par des voies inattendues, – tant l’alliance entre Obama et Dempsey, bien que discrète, constituait un des piliers les plus solides de la politique de sécurité nationale US de l’administration Obama dans la région du Moyen-Orient, et notamment une garantie solide de protection d’Obama contre les pressions israéliennes. Ce dernier point n’est d’ailleurs pas exempt lui-même de contradiction, dans la mesure où l’actuelle évolution va durcir l’opposition de Dempsey aux pressions israéliennes, avec de plus en plus de soutien pour lui au Congrès, du côté surtout de la fraction libertarienne des républicains et éventuellement des démocrates populistes de gauche, opposés à l’intervention pour les premiers, sceptiques et hésitants devant cette intervention pour les seconds. Pour autant, le résultat net persiste : l'isolement accentué d’Obama, avec un désordre renforcé à mesure à Washington.

 

Mis en ligne le 31 août 2013 à 13H52