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1637Car il est poussé dans le filet par ses propres pieds ; et il marche sur les mailles du filet...
Job, 8, 18
J'ai souvenance d'un brillant texte de notre cher Guy Sorman (qui redonna jadis ses lettres de prosaïsme au Figaro magazine) dans le journal de la « droite » espagnole ABC (BHL est chargé lui de distraire et surtout d'instruire les maigres sections d'assaut du mondialisme dans El Pais). Et Guy Sorman, essayiste pourtant renommé pour ses piles d'invendus, et entre deux éloges des réfugiés considérés comme des forces vives du capital selon les Marx Brothers et Merkel, présentait ainsi son argumentaire : « même la Russie finira un jour par être démocratique et progressiste et globalement dans le global ». Sans oublier la Chine, l'Iran, la Turquie et tous les autres bons copains de ses modèles Américains.
La Russie n'est donc pas progressiste, branchée et dans le coup, et ce surtout depuis que – selon Marc Ferro – elle a déçu les aspirations prolétariennes d'une gauche que l'on croyait portée plutôt à servir la soupe à la vieille bourgeoisie américanisée.
Sur la Russie et le progrès j'ai heureusement mieux que Sorman ou BHL : Dostoïevski. Je l'ai aussi sur le thème des « réseaux », sociaux ou numériques, qui aujourd'hui captent, détournent et recyclent toutes les énergies et intellects de la planète terre devenue nervalienne. On cite brièvement cette vision du mage dans Aurélia :
« Cette pensée me conduisit à celle qu'il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l'univers. (1) »
Dostoïevski a abordé le thème de la confrontation de la Russie et du progrès, de la Russie et de l’Occident dans plusieurs de ses plus grands livres, en particulier dans l'Idiot et dans Les Possédés, qui eux font allusion à une origine américaine de la prochaine révolution.
Dans le récit satirique Crocodile (2), il le fait d’une manière parodique, s’en prenant aux préjugés modernistes du dernier homme à venir (et surtout à durer). Il y a l’épisode humanitaire – ne pas maltraiter un pauvre animal, fût-ce un croco –, l’épisode pédagogique – de l’importance de la question économique ! – et pour finir l’épisode gastronomique qui résout la question – en dévorant le crocodile.
Depuis deux siècles nous nous gorgeons de ce progrès technique et économique, et il semble que l'imbécillité satisfaite qui l’accompagne n’a jamais été plus remise en question qu'à l’époque de Flaubert ou de Dostoïevski. Mais à la même époque un Walt Whitman célèbre les achèvements de ce qu’il est convenu de nommer à la télé la modernité...
Dans Passage to India ou Song of the Exposition (à comparer avec le cadre médiéval et traditionnel des Tableaux, le chef d'oeuvre pianistique de Moussorgski), le trop célébré Walt Whitman chante et célèbre sur tous les tons le canal de Suez, ce passage qui va réunir l’orient et l’occident, notions fort disparues auxquelles on fait mine de croire encore : car «dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (Debord). Avec une accumulation dont il a le secret, le « pohète » américain fait l’état des lieux, et il nous étourdit avec son clinquant verbalisme, chaque mot faisant office de paradigme roturier de la modernité aboyante:
With latest connections, works, the inter-transportation of the world,
Steam-power, the great express lines, gas, petroleum,
These triumphs of our time, the Atlantic’s delicate cable,
The Pacific railroad, the Suez canal, the Mont Cenis and Gothard and
Hoosac tunnels, the Brooklyn bridge,
This earth all spann’d with iron rails, with lines of steamships threading in every sea,
Our own rondure, the current globe I bring.
Barde « tendance » avant l’heure, Maïakovski un rien couillon, « animal verbal » (Daudet) plus que poète, Whitman est en extase devant ce qui pétarade. Il admire nos exploits à Suez (dont bien sûr Dostoïevski se moque avec son crocodile du Nil), et il célèbre le chemin de fer unificateur, celui des Anglais aux Indes ou des Américains :
I see the tracks of the railroads of the earth,
I see them in Great Britain, I see them in Europe,
I see them in Asia and in Africa.
I see the electric telegraphs of the earth,
I see the filaments of the news of the wars, deaths, losses, gains, passions,
Of my race.
Or précisément sur ces chemins de fer qui ont vidé les campagnes et ruiné le contribuable français (la moitié des lignes servant à faire élire un député), ou ont justifié une bonne moitié des crises boursières de l’époque (comme les actions techno d’aujourd’hui), Dostoïevski a quelque chose de peu aimable à dire, et qu'il va dire dans l’Idiot. C’est un autre idiot métaphorique (un simple d’esprit qui voit l’Esprit) que le Prince, l’ivrogne Lebedev qui s’exprime sur les chemins de fer et leur réseau qui selon lui s’en prend aux formes de vie.
Montrez-moi donc quelque chose qui approche de cette force dans notre siècle de vices et de chemins de fer…
Lebedev voit dans tout réseau moderne un affaiblissement à la fois spirituel et physique de l’homme, lié au progrès de la matrice du confort matériel. L’homme va être coupé de ses sources de vie et de son tellurisme. C’est aussi la leçon d’Andersen (La Vierge des glaces), de Novalis ou de Vigny (« avant vous j’étais belle et j’allais parfumée »…). Mais Tocqueville nous a aussi prévenus sur les risques que faisaient peser l’égalité et le réseau fort sur les hommes dits modernes. Dans le tome II de sa somme, il décrit, dans un texte mal compris, cet affaiblissement des forces de vie liées au développement étatique :
« C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait… il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger (3). »
Retournons à l’Idiot. Lebedev voit le premier, cent-vingt ans avant Tchernobyl, un lien entre l’étoile absinthe de l’Apocalypse (Tchernobyl désigne comme on sait l’absinthe en russe) et l’extension du réseau en Europe :
« Le collégien lui affirma que l’"Étoile Absinthe" qui, dans l’Apocalypse, tombe sur terre à la source des eaux, préfigurait, selon l’interprétation de son père, le réseau des chemins de fer étendu aujourd’hui sur l’Europe. »
Lebedev dégage comme le prince Muichkine une aura d’imperfection, d’inadéquation à la mondanité. C’est souvent le cas chez Dostoïevski : le porteur de la vérité doit être ridiculisé ou caricaturé – pour ne pas être pris au sérieux par la compagnie qui doit continuer de se tordre, comme dit Allais.
Lebedev va désigner une autre cible, qui nous rapproche de la petite société actuelle: l’idéologie du bonheur matériel universel ; le dernier homme dont parle Francis Fukuyama après bien d'autres.
Vous n’avez pas d’autre fondement moral que la satisfaction de l’égoïsme individuel et des besoins matériels. La paix universelle, le bonheur collectif résultant du besoin !
Lebedev n’est bien sûr pas un sot : il n’incrimine pas la machine en tant que telle. Il incrimine plutôt la notion de réseau. Par ailleurs il a pleinement conscience que son expression des forces de vie est incompréhensible à un esprit moderne :
« Par eux-mêmes les chemins de fer ne peuvent corrompre les sources de vie. Ce qui est maudit, c’est l’ensemble ; c’est, dans ses tendances, tout l’esprit scientifique et pratique de nos derniers siècles. Oui, il se peut que tout cela soit bel et bien maudit ! »
Sur le ton de l’imprécation, emporté par cette inspiration religieuse, Lebedev adresse un défi au monde matérialiste et satisfait, monde sans gouvernail et sans cap même :
« Je vous lance maintenant un défi à vous tous, athées que vous êtes : comment sauverez-vous le monde ? Quelle route normale lui avez-vous ouverte vers le salut, vous autres, savants, industriels, défenseurs de l’association, du salariat et de tout le reste ? Par quoi sauverez-vous le monde ? Par le crédit ? Qu’est-ce que le crédit ? À quoi vous mènera-t-il? »
Ainsi Dostoïevski n'encenserait pas ce monde et son crédit ?
A ce propos le psalmiste dit :
« Que l’usurier jette le filet sur tout ce qui est à lui... (4) »
Cent ans avant l’effet de serre et le réchauffement climatique du cerveau qui va avec, Lebedev voit l’avènement de l'homoncule affaibli par sa si riche information et la « thermocratie » (5). Il constate l’absence de la force dans notre société :
« Et osez dire après cela que les sources de vie n’ont pas été affaiblies, troublées, sous cette “étoile”, sous ce réseau dans lequel les hommes se sont empêtrés. Et ne croyez pas m’en imposer par votre prospérité, par vos richesses, par la rareté des disettes et par la rapidité des moyens de communication ! Les richesses sont plus abondantes, mais les forces déclinent ; il n’y a plus de pensée qui crée un lien entre les hommes ; tout s’est ramolli, tout a cuit et tous sont cuits ! Oui, tous, tous, tous nous sommes cuits !… Mais suffit ! (6) »
(1) Nerval, Aurélia, 2ème partie, VI.
(2) Lisez mon étude sur france-courtoise.info/pdf/BonnalDostoievskiCrocodile.pdf. Voyez aussi Internet, nouvelle voie initiatique (les Belles Lettres, 2000)...
(3) De la Démocratie II, IV, ch.6
(4) Psaumes, 109, 11
(5) Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs (2000).
(6) L'Idiot, III, chapitre IV
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