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2171Il est très utile de s’attarder à un article de Dov S. Zakheim, dans The National Interest du 16 octobre 2015, repris par Russia insider le même jour. C’est, à notre connaissance, le premier de Zakheim sur la phase actuelle (intervention russe) de la crise de Syrie, et l'un des articles parus jusqu'ici qui prend le plus en compte les dimensions stratégiques et historiques de l'intervention russe en Syrie. (Au reste, Dov S. Zakheim écrit assez peu, et il est donc encore plus significatif qu’il l’ait fait avec cet article, et dans le sens qu’on va voir.) Il est bon de connaître la personnalité et les tendances de Zakheim avant de lire cet article.
Zakheim est un personnage inhabituel, puisqu’il est rabbin et qu’il est en même temps une personnalité constante des milieux de sécurité nationale et des milieux d’affaires qui gravitent autour ; ce citoyen américain, juif d’une famille sioniste, occupa la position très particulière d’être l’avocat zélé et l’agent très actif du Pentagone auprès des juifs US et en Israël plutôt qu’être un homme d’influence au Pentagone en faveur d’Israël. On a déjà vu un rappel des interventions de Zakheim sur ce site, et notamment une description du rôle qu’il joua dans les années 1980 pour la liquidation de l’avion israélien Lavi, que nous avons rappelé à de nombreuses reprises. Ainsi écrivions-nous dans des Notes d’analyse, en 2012, en notant que l'engagement neocon de Zakheim signalé ici est à géomêtrie variable, c'est-à-dire actif en théorie mais très fortement nuancé dans la pratique et selon les circonstances :
« En 1984-86, Arens se battit de toutes ses forces pour sauver le projet d’avion de combat israélien Lavi, qu’il considérait comme un projet garant de l’indépendance et de la souveraineté nationales israéliennes. Il n’avait aucune chance. Il perdit et le Lavi fut abandonné, sous la pression formidable du Pentagone, qui ne voulait pas d’un concurrent du F-16 à l’exportation. L’homme qui réalisa la liquidation du Lavi en mettant Israël à genoux pour le compte du Pentagone est un rabbin américain (ou américaniste), Dov S. Zakheim, par ailleurs neocon et affairiste, et qui était à l’époque un des cadres des services de l’exportation au Pentagone. Dans son livre Flight of the Lavi – Inside a US-Israeli Crisis (Brassey’s, 1996, Londres), Zakheim raconte ce que fut cette mission explicite de liquidation du Lavi, sa bataille à Tel-Aviv pour y parvenir. »
Un article de Voltaire.net du 9 septembre 2004 précisait à propos du rôle de Zakheim sur cette affaire :
« Pour avoir “saboté” le projet [l’avion Lavi], Zakheim est qualifié de “traître à la famille” par le ministre de la Défense de l’époque, Moshe Arens, pourtant un ami d’enfance. En 1996, le rabbin états-unien revient sur cet épisode dans un livre, Flight of the Lavi - Inside a U.S.-Israeli Crisis. Il y raconte comment il a mené à bien sa mission, et “résisté aux dirigeants israéliens, aux supporters de l’État juif à Washington et à la communauté juive américaine, afin de défendre les intérêts économiques et stratégiques des Etats-Unis”... »
Zakheim a poursuivi sa carrière de haut-fonctionnaire actif, sans jamais complètement abandonner le milieu des affaires liées à la défense, jusqu’en 2006 (au Pentagone au poste de Contrôleur Général de 2001 jusqu’à 2006) ; depuis, il est resté membre de divers instituts et commissions officielles. C’est dire qu’on devrait attendre de lui, selon sa carrière et ses engagements professionnels et nécessairement “idéologiques”, une position favorable à la communauté de sécurité nationale US et extrêmement hostile aux Russes et à Poutine, conformément à la narrative. Au contraire, son article est une analyse extrêmement favorable à la Russie, d’ailleurs fondée sur des constats de situation qui sont conformes à ce qui fut autant qu’à ce qui est ; son originalité est en effet qu’il a été rechercher ces faits qui font désormais partie de l’histoire pour mieux apprécier la situation présente, méthode en général complètement proscrite de la narrative courante où les rappels historiques sont réduits aux slogans antisoviétiques de la période.
Le constat général de la position actuelle de la Russie est alors qu’il y a effectivement une stratégie russe (de Poutine au Moyen-Orient) et qu’elle est un très grand succès. Au contraire du jugement convenu, Zakheim pense que la position de la Russie est le contraire d’une opération isolée et ponctuelle, le contraire d’une tactique improvisée ou désespérée, le contraire d’une démarche déstructurée et simplement défensive du dernier carré d’influence russe au Moyen-Orient hérité de l’époque soviétique ; effectivement, puisque c’est le contraire qui est vrai :
« [U]ne partie significative de la communauté de sécurité nationale de Washington réduit le président Poutine de Russie à un tacticien plutôt qu’un stratège, ou, comme le président Obama l’a laissé entendre, à un fou qui a déployé ses forces dans un bourbier. Aucune de ces assertions ne reflète la réalité de la position de la Russie aujourd’hui au Moyen-Orient. Alors qu’on fait en général de l’action de Poutine une tentative désespérée de garder la position de la Russie en Syrie [considérée comme “le seul allié” de la Russie dans la région], bien peu d’analystes réalisent qu’en fait Moscou est aujourd’hui dans une position d’influence au Moyen-Orient beaucoup plus forte que ne l’a jamais été celle de l’Union Soviétique... »
Zakheim rappelle l’histoire de l’influence de l’URSS au Moyen-Orient, essentiellement depuis la fin des années 1960, la compare avec celle de la Russie actuellement pour montrer qu’il y a dans ce cas nombre de progrès. Plus encore, dans le passage ci-dessous, après le résumé de ses constats, il développe le thème de la situation très particulière des rapports entre la Russie de Poutine et Israël, qu’il décrit effectivement comme très inhabituelle par rapport à la pensée convenue, conformiste et conforme à la narrative sommaire à laquelle on se réfère. A la différence de l’époque soviétique où la rupture avec Tel-Aviv fut totale à partir de 1967, il y a non seulement des liens, mais aussi une “relation spéciale” entre Israël et la Russie, très souvent ignorée et occultée, et dont nous rendons compte régulièrement avec la plus grande attention tant nous jugeons important ce facteur... Zakheim est extrêmement prolifique et affirmatif de ce point de vue, et sa situation de juif sioniste avec des liens eux-mêmes “spéciaux” avec Israël est à prendre fortement et expressément en considération pour apprécier la validation de cette analyse.
« The situation is far different today [than it was during USSR’s days]. To begin with, Iran and Russia are now Bashar Assad’s primary bulwarks, both of them determined to preserve an Alawi regime, if not Assad himself. Russia maintains its cordial relations with Iraq, which are becoming increasingly stronger as Iraq continues to fall under Tehran’s influence. Russia has strengthened its ties with Egypt, both economically and in what both Putin and the government of President Abdel Fateh al-Sisi call the “fight against terrorism.” The two presidents have exchanged state visits over the past two years.
» Lastly, Russia has excellent ties with the most powerful state in the Middle East, namely Israel. Moscow and Jerusalem have become increasingly close. When he was foreign minister, Avigdor Liberman was a “frequent flyer” to Moscow and continues to maintain a direct line to Putin. As with Egypt, trade between the two countries continues to increase, including trade in armaments. Indeed, Jerusalem is so sensitive to Moscow’s desires that it cut off military sales to Georgia during the 2008 Russo-Georgian conflict and has not renewed them ever since. Indeed, there seemed to be some truth to allegations that Israel had supplied data-link codes to Russia to disable Georgian drones prior to the 2008 war. Israel has also hesitated to sell drones or other arms to Ukraine, specifically as a result of Putin’s personal request to Prime Minister Benjamin Netanyahu.
» All of these developments explain why Putin is in a much stronger position regarding Russia’s intervention in Syria than might otherwise have been the case. Iran and its Lebanese puppet Hezbollah are providing boots on the ground in support of Assad; Russian forces are reputedly joining them, in addition to Moscow’s air strikes against anti-Assad rebel forces. Iraq has joined with Russia and Iran in creating a coordination center in Damascus. Egypt, for its part, has openly supported Russian intervention in Syria. As Egypt's Foreign Minister Sameh Shoukry stated just two days after Russia launched its first airstrikes against the Syrian opposition, “Russia's entrance, given its potential and capabilities, is something we see is going to have an effect on limiting terrorism in Syria and eradicating it.”
» Lastly, and significantly, due to Netanyahu’s visit to Moscow prior to the first Russian air strikes, the two leaders agreed upon what Netanyahu termed a “joint mechanism” to assure de-confliction between the operations of Israeli and Russian forces. In effect, the agreement gave Moscow a free hand in Syria, while Israel would not face any Russian objections to its retaliating against Hezbollah or anti-Assad forces launched from Syrian territory. »
Zakheim était ce qu’il est et faisant ce qu’il fait, il a peut-être “trahi la famille” à un moment mais il en fait toujours partie. (Quoique cette accusation de “trahison” venant de Arens n’a pas un crédit évident dans les milieux israéliens de sécurité nationale. Nous ne parlons pas ici de vertu civique mais d’opportunisme conformiste en politique : Arens, esprit ombrageux et indépendant, peu ami des USA, a été lui-même accusé, à l’une ou l’autre reprises d’avoir “trahi la famille” par déviationnisme dans le choix des matériels de guerre, en tentant d’écarter l’option US avec le Lavi. Du coup, on peut conjecturer que l’accusation de “traître” venant d’un “traître” n’a certainement pas exclu Zakheim du cercle “familial” le plus intime...) Nous considérerons donc que Zakheim, personnage important, à la fois juif sioniste et membre de la communauté nationale US, consulte régulièrement ses amis à Tel-Aviv, comme il garde ses contacts évidemment dans les milieux du Pentagone et associés. C’est pour cela que son avis est important, puisqu’il s’agit d’un avis informé, qui prend en compte les faits les plus importants des cercles auxquels il se réfère. On peut alors penser que Zakheim ne risque pas trop de mécontenter la direction israélienne en disant ce qu’il dit, c’est-à-dire qu’il rencontre au moins en partie ce que certains pensent secrètement à Tel-Aviv.
... Or, si on le traduit, Zakheim ne dit rien d’autre, par logique induite, que ceci : la Russie domine aujourd’hui par son influence le Moyen-Orient, et par conséquent les USA ne le dominent plus. Si l’on admet que cet avis ne “trahit” pas trop “la famille”, on peut admettre que cet avis est partagé au moins par une partie non négligeable de la communauté de sécurité nationale israélienne. L’accent mis sur les liens discrets mais très forts qui unissent Israël et la Russie devient, dans cette logique-là, une invitation à considérer comme intéressante la possibilité qu’Israël envisage au moins un rééquilibrage très sérieux et conséquent de ses alliances fondamentales, impliquant une dynamique qui pourrait déboucher sur un changement d’alliance, – avec, comme grand allié, la Russie plutôt que les USA. (On notera que cette idée ne serait pas trop combattue par Netanyahou, si les conditions stratégiques s’y prêtaient, tant l’inimitié, voire la haine du Premier ministre israélien pour le président des Etats-Unis est avérée et de plus en plus une interférence conséquente sur les relations d’Israël avec les USA.)
De ce point de vue, il est intéressant que Zakheim pose son jugement sur une perspective historique où l’URSS et la Russie se confondent, pour pouvoir mieux apprécier la différence de statut de l’un et de l’autre, avec la “surprise” (pour ceux qui dédaignent l’histoire) de constater que la Russie de Poutine est dans une position plus forte que ne fut jamais l’URSS. (Nous-mêmes n’avons jamais douté de cette évolution, notamment en observant que la période des années 1970, essentiellement entre 1973 et 1979, fut la période de plus grande hégémonie d’influence des USA, – bien plus grande que la période de ces dernières années, depuis les deux guerres contre l’Irak. De ce point de vue également, les légendes sont tenaces, et les narrative autant que la communication convaincantes pour les esprits peu inclinés à la culture et à l’expérience historique. Seuls les USA réussirent à dépasser, pendant cette période, l’antagonisme Est-Ouest projeté au Moyen-Orient, alors que l’URSS passa toutes ses alliances jusqu’en 1967-1973 et sa complète élimination de la région, en fonction de cet antagonisme Est-Ouest, donc essentiellement avec les pays arabes anti-occidentaux et sans la possibilité d’alliances avec les autres. Pour cette raison, l’hégémonie US sur la région, à partir de 1967-1973 et jusqu’à la révolution islamique en Iran, fut à peu près complet.)
D’un autre point de vue, il est également significatif qu’un Zakheim se juge libre de développer une telle analyse, si implicitement défavorable aux USA, malgré ses points d’attache avec le Pentagone et la communauté de sécurité nationale de Washington. On peut en tirer une autre hypothèse. La situation présente provoque notamment dans ces milieux washingtoniens de la sécurité nationale où l’influence des neocons est la moins forte une sorte de “fatigue stratégique” après tant de revers et de difficultés, et avec l’extrême confusion actuelle où les USA se trouvent complètement ligotés dans leurs alliances et manipulations innombrables jusqu'à sembler n'y comprendre eux-mêmles plus rien. Cette “fatigue stratégique” implique une certaine résignation à la situation actuelle, sinon un certain désir de réserve signifiant un certain désengagement de la région. Du coup, les spéculations sur l’émergence de la Russie, voire sur l’évolution d’Israël dans le sens que suggère indirectement Zakheim sont moins prises, sinon au sérieux, du moins au tragique. Des courants de pensée autour du Pentagone voire au sein du Pentagone, doivent commencer à rejoindre certains aspects des arguments des avocats d’un certain isolationnisme de circonstance, un peu à la manière de ceux qu’on retrouve chez un Trump. Ce serait un peu une façon de dire : “Après tout, si les Russes veulent s’en charger ... Nous, on a déjà donné et on en est absolument épuisés”.
Mis en ligne le 16 octobre 2015 à 11H41
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