Eux et nous, dans les rues de Bagdad

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Eux et nous, dans les rues de Bagdad

PhG a fait allusion hier  à la chose, à propos de la “Marche du Million” de Bagdad  vendredi :

« Il y en avait au moins un [million] si pas plus, dans les rues de Bagdad hier, pour réclamer le départ des forces de l’Armée du Chaos du système de l’américanisme. ‘b’, de ‘The Moon of Alabama’,  s’en paye une tranche  à comparer l’entame du texte de AP (“Des centaines de supporteurs d’un dirigeant chiite radical et influent défilent dans les rues de Bagdad pour demander que les troupes américaines quittent le pays”) avec les photos et les vidéos comme vous et moi : “Associated Press en décompte “des centaines” là où les photos en montrent des millions.” Je croyais que l’Irak était territoire américaniste depuis 2003 et qu’on n’en parlait plus. »

L’excellente couverture des événements de Bagdad par AP a intéressé divers commentateurs, mais par ailleurs sans surprise ni indignation excessives. On s’habitue à vivre, à écrire et à publier dans des univers parallèles à propos des mêmes événements. Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est l’article de ZeroHedge.comdans lequel l’affaire est rapportée mais, dira-t-on, d’une façon annexe puisque le sujet principal est le renforcement discret mais important sinon massif des forces US au Moyen-Orient, sous le commandement d’un président qui avait fait du retrait des forces US de l’étranger un des piliers de son programme électoral. Depuis l’été dernier, c’est ainsi 20 000 militaires de plus, de l’U.S. Army et du Corps des Marines essentiellement, qui ont été déployés dans la région qui dépend de Central Command (le total des forces sous contrôle de Central Command, dont le commandement comprend l’Afghanistan, atteint 80 000 hommes et femmes).

... Encore n’est-ce pas, pour nous, le sujet principal, bien que la nouvelle vienne de AP dont on peut désormais apprécier le brio. ZeroHedge.com reprend des extraits de ce texte d’AP, lui-même repris par MilitaryTimes.com, portant sur des annonces faites par le général du Corps des Marines Frank McKenzie au cours d’une rencontre avec les cadres d’une unité de Marines transportée sur le USS Bataan. McKenzie, qui est le chef de Central Command, a rassuré ces farouches guerriers dans des termes particulièrement précis

«McKenzie a abordé la question d’un retrait potentiel à court terme des forces supplémentaires : “Nous verrons à mesure que nous avancerons”, a-t-il déclaré.
» Il a admis que l’Iran constitue une “menace sérieuse” :
» “J’ignore combien de temps vous allez rester sur ce théâtre d’opération. Nous nous en occuperons au fur et à mesure. Cela pourrait prendre un certain temps, peut-être moins, mais je ne sais pas pour l'instant”.
» Concernant la menace iranienne en particulier, il a ajouté : “Je pense que notre riposte [l’assassinat de Soleimani]les dissuade pour l'instant, du moins pour des actions d'État à État. Et par conséquent, je pense que malgré le fait que cette menace subsiste, nous nous trouvons dans une période où ils ne chercheront certainement pas à intensifier quoi que ce soit”.
» Ironiquement, les paroles du général McKenzie ont été prononcées un jour avant qu’une foule de peut-être un million d’Irakiens ne manifestent dans tout le pays vendredi pour exiger la fin de la présence militaire américaine. »

Le dernier paragraphe est un commentaire de ZeroHedge.com, qui enchaîne alors sur la dépêche d’AP parlant des “centaines de manifestants” de Bagdad, là où l’on pouvait en décompter des “centaines de milliers”. Mais cette partie de la situation n’apparaît nulle part dans le propos de McKenzie, parce que pour le Pentagone, à part les erreurs d’aiguillage de la bureaucratie comme la lettre fausse-vraie adressée par erreur involontaire le 5 janvier au Premier ministre irakien, la question de la présence des forces US en Irak ne se pose en aucune façon en termes de tension stratégique ni même dans le cadre de la crise des USA avec l’Iran.

D’une façon générale, d’ailleurs, cette immense manifestation du 24 janvier est passée pratiquement inaperçue dans la presseSystème US, ne serait-ce que dans la mesure où l’intelligence américaniste, qui ignore que la question de la souveraineté de l’Irak existe, ne voit pas le lien entre l’assassinat du général iranien Soleimani et la réaction irakienne. Pour l’intelligence américaniste, la seule chose qui importe aujourd’hui c’est la question iranienne et aucun lien de logique opérationnelle n’est fait avec la situation irakienne. La censure américaniste réagit donc en mode automatique-orwellien, parfois avec excès comme dans le cas d’AP ; le général McKenzie, qui veille au grain à Central Command, suit la même sorte de raisonnement.

L’on pourra d’ailleurs remarquer que, dans cette affaire iranienne, l’analyse est, aux USA, déformée même dans une partie de la presse antiSystème. Il est normal que cette déformation apparaisse dans la presseSystème et dans les forces armées à visage découvert, à un point d’ailleurs assez dangereux qui fait prendre comme très accessoires certaines parties du renseignement disponible, importantes mais qui ne correspondent pas au schéma préétabli.

Ce schéma tend à faire de l’Iran une véritable menace impérialiste pour toute la région, y compris pour l’Irak, et certaines analyses antiSystème suivent cette voie. La critique “démocratique” du régime des mollahs est d’ailleurs très présente, y compris dans nombre d’analyses antiSystème. Cela vaut d’autant plus que la confusion est fortement augmentée par la position de Trump dans laquelle certains continuent à voir un principe d’anti-interventionnisme type-neocon, – alors qu’il n’y a aucun principe de quoi que ce soit chez Trump. Par conséquent, jugent ces croyants-là, sa riposte contre l’Iran n’est pas “interventionniste” au sens neocon, mais en défense des pays de la région contre l’impérialisme iranien. Dans ces “pays de la région” est inclus l’Irak, et l’intelligence américaniste a bien du mal à intégrer cette manifestation du 24 janvier comme la décision du parlement irakien demandant le départ des troupes US, – présentes en Irak pour défendre l’Irak contre l’Iran en plus de Daesh, après tout !

Il nous apparaît évident que la psychologie US juge ainsi de la situation dans la région, et que le refus US de retirer ses forces d’Irak n’est vécu, du côté US, et en toute bonne foi, nullement comme une affirmation impérialiste mais bien comme l’effet d’une posture de protection de l’Irak quasiment de type altruiste. Pour Washington, l’Irak a été libéré en 2003, ce pays est aujourd’hui démocratique, et la seule explication acceptable concernant cette demande de retrait des forces US du pays ne peut venir que de pressions iraniennes inacceptables sur les dirigeants irakiens ; et les dirigeants US entendent aider les dirigeants irakiens à résister à ces pressions iraniennes en faisant comme si la demande de retrait de leurs forces n’avait jamais été faite.

...Il y a donc quelque chose de vrai, d’absolument véridique, même au prix d’un simulacre de journalisme, dans le compte-rendu d’AP sur les “quelques centaines de manifestants” de Bagdad. Cette comptabilité correspond mieux à la perception américaniste de la situation qui, par les vertus de l’inculpabilité et de l’indéfectibilité caractérisant une  psychologie si exceptionnaliste, ne peut être que conforme à la réalité vraie. (Au besoin, en la créant : « Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. »)

Il est à prévoir que nous ne sommes au bout de nos surprises quant aux erreurs complètes d’évaluation américanistes de la situation au Moyen-Orient, particulièrement dans les relations avec l’Iran et avec l’Irak (et concernant les relations Iran-Irak), encore bien plus qu’avec la crise syrienne. Il est tout de même stupéfiant qu’un poids lourd complètement ignorant de la stratégie et sachant manœuvrer avec la bureaucratie se retrouve, enthousiaste, aux premières loges de la croisade contre l’Iran et de l’ignorance concernant l’Irak. Pour employer une expression favorite des plateaux et des sondeurs parisiens, on dira que l’hybris est le principal constituant de l’ADN américaniste, jusqu’à rendre grandiose la stupidité des certitudes et des convictions.

 

Mis en ligne le 26 janvier 2020 à 11H45