Face à Moby Dick et au JSF

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Face à Moby Dick et au JSF

26 janvier 2009 — Des indications précises commencent à apparaître, selon lesquelles l’administration Obama semble devoir se décider à lancer une réforme du Pentagone, – ou, disons, tenter de lancer une réforme du Pentagone dès ce printemps. Des indications dans ce sens nous sont données notamment par le site hollandais JSFNieuws, le 24 janvier 2009.

Bien sûr, JSFNieuws est d’abord intéressé, comme on le comprend en raison de l’implication hollandaise dans le programme, par le sort du programme JSF. Il s’avère chaque jour davantage que s’intéresser à ce programme, c’est aussi s’intéresser à la situation et au sort du Pentagone en général tant le poids et les caractéristiques du JSF y occupent une place centrale; et s’intéresser au Pentagone, c’est s’intéresser à la puissance centrale du système de l’américanisme. Cette idée doit rester à l’esprit et elle imprègne toutes nos démarches par rapport au programme JSF et au Pentagone.

Pour l’heure, il existe ces indications montrant l’existence de cette volonté réformiste. JSFNieuws nous indique ou confirme plusieurs points:

• L’équipe d’Obama a travaillé d’arrache-pied pendant la transition, pour mettre au point un programme de substitution, dans tous les cas sur certains points dont la situation des grands programmes en développement, dans le budget du Pentagone 2010 (FY2010) qui devait être présenté au Congrès au début février, selon une élaboration et une structure initiales de l’administration Bush. (C’est-à-dire, en réalité, une élaboration et une structure du budget venant de la bureaucratie du DoD, puisque c’est cette bureaucratie qui mène la barque au Pentagone à cet égard depuis un temps notable. La “Guerre contre la Terreur” puis la guerre en Irak ont complètement perverti les priorités des secrétaires à la défense Rumsfeld et Gates. Pour l’essentiel, quoiqu’un peu moins pour Gates, la gestion intérieure du Pentagone a été laissée à leurs adjoints, eux-mêmes étant sollicités à plein temps par les événements extérieurs. L’autorité de la hiérarchie a été réduite à mesure, et la bureaucratie a joué un rôle écrasant dans cette gestion.)

• En commentaire de ce qui précède, on peut dire que l’équipe de transition d’Obama aurait tenté d’élaborer les conditions d’une amorce de “reprise du pouvoir” par l’autorité civile dès l’entrée en fonction de la nouvelle administration. Cette situation est notablement différente de ce qu’on prévoyait puisqu’on n’envisageait pas d'action réformiste sérieuse de l’administration d’Obama au niveau du budget du Pentagone avant le budget de l’année fiscale 2011 (FY2011), qui sera élaboré à partir de la mi-2009 (présentation au Congrès en février 2010).

• Il pourrait ou il aurait pu ne pas y avoir de modifications fondamentale pour le budget de FY2010, dans tous les cas si on se réfère à des circonstances courantes. On sait déjà que le dépôt du budget devant le Congrès sera postposé de deux mois, en avril 2009. Certains experts, qui se veulent rassurants, indiquent que c’est une “pratique courante” lorsqu’une nouvelle administration arrive et nourrissent ainsi l'hypothèse d'une absence d'action importante de l'administration Obama. Dans l’environnement général et selon les informations qu’on rapporte ici sur l’activité de l’équipe de transition, il apparaît probable que ce délai devrait au contraire permettre d’apporter des modifications importantes. Cela est d’autant plus possible que la structure centrale d’OSD (Office of Secretary of Defense) devrait rester stable, c'est-à-dire “opérationnelle”, avec Gates restant en place (ce qui n’est pas la “pratique courante” d’une transition), l’équipe de transition d’Obama déjà rodée et les nominations de nouveaux hauts fonctionnaires étant notablement accélérées. JSFNieuws mentionne des mémos internes à la bureaucratie du Pentagone, indiquant effectivement l’annonce de ces mesures, avec la probabilité d’un resserrement substantiel du budget et une approche critique de tous les programmes. Un de ces mémos, en date du 14 janvier, indique: «The picture is cloudy at best. […] When things get lean, everything goes on the table. There will be very few sacred cows.»

• Les indications sur les orientations des dépenses et des programmes suggèrent que l’accent sera mis sur le réalisme des situations présentes (y compris les «specialized equipment for the non-traditional warfare, particularly in Afghanistan») plutôt que sur le développement des programmes nouveaux. Parmi les grands programmes, l’accent devrait être mis sur les moyens de projection stratégique, c’est-à-dire le transport C-17 et le programme du nouveau ravitailleur en vol (compétition bloquée à la suite de l’intervention du GAO dans la compétition EADS-Boeing).

• D’une façon plus générale, on comprend que ces perspectives troublent la position du JSF, jusqu’ici assuré d’une “niche” de grandeur considérable jusqu’à être proche des dimensions d’une cathédrale, censée le protéger des aléas des situations courantes. Dans ce contexte, les déclarations du nouveau n°2 du Pentagone, William Lynn, plaçant la question de la programmation des avions de combat (F-22 et F-35) au centre des premiers débats stratégiques au sein du Pentagone circa-Obama, a sans aucun doute une signification plus grande encore. On mesure cela à l’appréciation générale que Lynn a donnée de la situation en même temps que de l’orientation stratégique de l’administration Obama, lorsqu’il assure que la réforme du processus d’acquisition du Pentagone n’est pas une option, que c’est une nécessité, – et c’est alors qu’il évoque le cas F-22/F-35, plaçant ainsi ce cas au cœur même du processus de réforme… Quelques précisions à ce propos, dans Defense News du 15 janvier, de l’audition de Lynn devant le Congrès:

«Lynn […] indicated […] the formal 2010 budget plan and the second 2009 supplemental might not be delivered to lawmakers until April. Defense budget experts have said delaying the budget submission by a few months is common practice for a new White House.

»Further, Lynn said reforming the military's acquisition system will “be a high priority” under the incoming team. He even suggested acquisition changes the Obama administration might implement could require “changes to certain aspects of” the Goldwater-Nichols Act, which reorganized the department more than 20 years ago.

»“Acquisition reform is not an option. It's an imperative,” Lynn told committee Chairman Sen. Carl Levin, D-Mich. Lynn said the goal of acquisition reform would be “improving stability, realism, accountability and effective execution,” according to his written testimony. He called for more “independent assessments of costs, technology readiness and testing maturity - particularly during the early stages of programs.”»

• Pour autant, nous ne sommes assurés de rien, y compris dans l’hypothèse où cette poussée réformiste se concrétiserait effectivement, y compris si elle se concrétisait dès ce printemps. Cela tient également aux nominations et aux compétences. William Lynn, désigné comme adjoint au secrétaire à la défense, placé par conséquent au cœur d’un éventuel projet réformiste et éventuellement comme successeur de Gates, ne nous présente pas des références particulièrement encourageantes. Il est actuellement mis en cause pour son passé de lobbyist au service de Raytheon, qui est impliqué dans au moins 50% des programmes du Pentagone; sa nomination, si elle est maintenue, serait entachée de soupçons divers dans son attitude vis-à-vis de son ancien employeur. Winslow Wheeler, un des chefs du courant réformiste indépendant à Washington, ancien spécialiste de la défense au Congrès (dans diverses équipes de parlementaires), décrit ainsi William Lynn dans une récente (30 décembre 2008) interview:

«… One of the individuals being talked of now for some unspecified senior position with the Obama team is an individual by the name of William Lynn. During the Clinton era Lynn was the Comptroller of the Department of Defense. I was a staffer on the Senate Budget Committee and I've never seen, before or since, such preposterous gimmicks as those that were added when William Lynn was chief financial officer at the Pentagon as the DoD Comptroller. If that's the kind of performance we can expect, we're in for a rocky time with the Pentagon and its budget.»

• Quoi qu’il en soit de ces diverses péripéties, une seule chose nous paraît assurée. Il apparaît qu’un mouvement est en cours autour et à propos de la situation du Pentagone. La situation générale actuelle d’un certain déni de la crise interne du monstre semble devoir toucher à son terme.

La réforme ou le désordre?

Moby Dick, dans notre jargon, c’est le Pentagone, tel que le désignait en 1998 le secrétaire à la défense William Cohen à l’intention de James Carroll. Le même surnom peut aussi bien être donné, pour ce qui est des programmes, au JSF, notamment lorsqu’il est vu par le GAO. (Mais par nous également, cette identification; cela, d’autant plus que, désormais, le JSF est placé sur la liste noire Nunn-McCurdy, impliquant qu’il est parmi les structures fautives du Pentagone, et par conséquent désormais sous surveillance. Le climat autour de ces affaires peut être qualifié, d’une façon générale, de délétère.)

Voilà pour les principaux acteurs… Puisqu’il semblerait décidément que la nouvelle administration soit de plus en plus conduite à tenter l’impossible, qui est la réforme du Pentagone, la question (quelles sont ses chances?) vaut-elle d’être posée? «I'm not at all optimistic. The second tier of appointments that they're talking about in the press for the Obama team are mostly holdovers from the Clinton era, when things were almost as bad as they were during the Bush era. Most of the major hardware programs that are now coming a cropper as major cost and performance disasters were conceived during the Clinton era»,– selon cet empêcheur de danser en rond, Winslow Wheeler. Par ailleurs, l’empêcheur n’a pas vraiment tort. Mais nous n’en sommes pas là et il n’est pas assuré que ce soit le problème essentiel (réussite, pas réussite?).

… En fait, sans aucun doute, question inutile. A ce point de l’évolution politique et à ce point du désordre, la question est inutile. Ce qui importe, c’est l’acte (la tentative de réforme) car l’acte en lui-même est déstabilisant. Ce qui importe, c’est la déstabilisation quand elle est possible, car la déstabilisation mène à la déstructuration.

Il est effectivement très possible que l’administration Obama se juge contrainte de tenter la réforme du Pentagone le plus vite possible; non pas “contrainte” d’ailleurs, mais investie du devoir de le faire, et, d’ailleurs, ne doutant pas une seconde qu’elle a la compétence pour le faire. Le possible défaut de cet homme si brillant qu’il semblerait n’en pas avoir, il s’agit d’Obama, c’est justement de se laisser aller à penser qu’il n’en a pas; cela s’appelle suffisance, ou arrogance. Il n’est pas sûr qu’Obama ne puisse pas découvrir ce risque où il est de sombrer dans ce défaut catastrophique, et qu’il le prévienne, s’il se heurte à certaines difficultés qui accompagnent l’exercice du pouvoir; mais son administration, elle, par émulation du chef, risque aussi de verser dans ce travers, et avec beaucoup moins de chance dans son cas qu’elle ne l’écarte à temps. On a vu cela déjà, avec l’administration Kennedy transférée sous Johnson après la mort de JFK, chargée de brillants esprits (The Best and the Brightest, d’Halberstam) qui précipitèrent l’Amérique dans la fournaise vietnamienne. Mais dans tous les cas, qu’il débouche sur le meilleur ou sur le pire, cet état d’esprit est extrêmement incitatif pour entreprendre une telle tâche monstrueuse (la réforme du Pentagone). C’est pourquoi nous serions inclinés à penser qu’effectivement, la réforme va être lancée sans attendre.

Par ailleurs, arrogance ou pas, il n’y a pas d’alternative. La situation est si pressante qu’il est difficile d’envisager que cette administration, entrant en piste sous de telles augures de soutien populaire et de mécontentement populaire pour la situation héritée, ne soit pas conduite à admettre l’évidence qu’il ne faut pas déférer l’instant de l’attaque. La curieuse situation hybride au Pentagone (Gates à sa tête mais comme privé du pouvoir du long terme, maintenu pour une transition d’on ne sait combien de temps, son successeur pas vraiment désigné puisqu’on ne parle plus de Danzig et que Lynn est un n°2 déjà handicapé par une réputation de lobbyist), – cette curieuse situation invite à certaines tentations. Gates ne pourrait-il être, soit le bouclier pendant qu’on avance la réforme, soit le bouc-émissaire lorsqu’on rencontrerait les premiers obstacles?

Dans tous les cas, nous voyons surtout une période de déstabilisation, pendant laquelle des questions vont être posées, des enquêtes menées… On pourrait trouver des cadavres dans les placards, le Congrès va jouer la mouche du coche en affirmant qu’il a son mot à dire. On pourrait effectivement mettre à nu des situations bien difficiles, et la déstabilisation nourrie d’elle-même. Objectivement c’est une bonne chose, – tout ce qui secoue le système est une bonne chose.

Dans ce tableau, on comprend que le JSF ait le rang de star. Tout l’y prédispose, son volume, son poids, sa place centrale au cœur de la programmation du Pentagone, – et puis, le nuage de mensonges dans lequel son destin est enrobé, sa désignation officielle récente comme très mauvais élève qui transgresse les règles de la loi, toutes ces choses qui le mettent en position difficile si un mouvement de réforme est effectivement lancé. La déstabilisation qui menace le Pentagone menace encore plus directement le programme JSF, les deux ayant partie liée. D’ores et déjà, les copains et les coquins, de Norvège, de Hollande, d’Italie et du Royaume-Uni, savent qu’ils vont passer à la caisse pour payer entre $80 et $95 millions par avion, – beaucoup plus en réalité que ce qui était prévu (entre $40 et $55 millions). Ce n’est pourtant pas l’essentiel dans cette annonce de “réforme” officielle des prix. La nouveauté qui importe c’est la notification officielle de la chose, qui interdit désormais une gamme importante de mensonges venant de Lockheed Martin et du JSF Program Office. Cette nouvelle situation restreint d’autant plus la narrative que les services de communication entendent servir aux représentants variés de la vertu générale de la liberté d’information, pour habiller de rose l’évolution du JSF. L’officialisation de l’augmentation du coût est un très rude coup porté au programme dans son aspect de limitation impérative du mensonge. Le JSF, pour voler, consomme beaucoup plus de mensonges que de kérosène; si vous l’en privez, il a des ratés…

Cet aspect du programme JSF est une illustration au niveau des coûts de ce qui est peut-être en train de survenir au programme lui-même, et éventuellement au Pentagone. On devrait attendre des intentions supposées de l’administration Obama moins d’effets concrets (une réforme, notamment, qui nous paraît quasiment impossible) qu’une certaine publicité de la situation catastrophique en cours, jusqu’à ce qu’on pourrait désigner comme une “publicité scandaleuse”. Pour le JSF comme pour le Pentagone, il s’agirait d’un revers épouvantable, parce que ces deux puissances entretiennent effectivement l’illusion de leur puissance grâce à leur “image” de puissance convenable et institutionnalisée. Cette “image” mise en cause, c’est évidemment le cœur de leur puissance qui est mis en cause. A partir de cette situation nouvelle et révolutionnaire et dans les enchaînements chaotiques possibles qui sont favorisés par le climat général de crise, bien des prolongements très intéressants sont possibles.