Fail-Safe & Point de non-retour

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Fail-Safe & Point de non-retour

12 janvier 2016 – Durant la Guerre froide, les termes de Fail-Safe (“Point-Limite”) et de “point de non-retour” étaient de grande vogue dans la haute stratégie nucléaire. On fit des films, surtout US et surtout dans les années 1960-1965, – Fail Safe, Dr. Strangelove, – directement ou indirectement liés à ce moment fondamental, ce tranchant de la lame, ce chas de l’aiguille, cet instant rupturiel où l’on passe du “tout-peut-basculer” au “tout-a-basculé”. Il s’agissait de la situation spécifique de l’échange nucléaire stratégique, autrement dit quasiment la fin du monde par décimation et néantisation réciproques ; ce moment où l’on est encore dans une situation d’incertitude (erreurs d’identification d’une attaque, négociations ultimes, etc.), où l’on peut encore stopper une attaque en cours qui entraînera nécessairement une riposte et la néantisation (jusqu’au “Point-Limite”) ; et ce moment où l’on passe à une situation où il est impossible (pour une raison de communication, de cryptologie, etc.) d’arrêter cette attaque, où il et impossible de revenir en arrière (“Point de non-retour” dépassé). Il s’agissait de situations extrêmes de “déchaînement de la Matière” par le biais de la puissance stratégique et nucléaire proche d’être hors de tout contrôle, puis hors de tout contrôle ; et cela, de même, emportait, chez les responsables concernés, un déchaînement des psychologies où l’on distinguait, selon les uns et les autres, sagesse désespérée et hystérie sans bornes.

Nous sommes peut-être à un de ces moments qui peut être crucial car notre époque crisique déchaînée est assez riche pour nous ménager plusieurs de ces moments dont on se dit “ce pourrait être le moment crucial”, jusqu’à celui où l’on se dira “voilà c’est le moment crucial”... Bien entendu, la situation est très différente et l’analogie s’arrête là. Je ne parle pas d’une attaque nucléaire, mais bien pour notre temps, de cette limite, ce moment crucial où les assauts de la surpuissance du Système (jusqu’au “Point-Limite”) se trouvent en un instant qui est comme hors du temps par sa fulgurance dépassés par l’irrésistible extension du domaine de l’autodestruction (“Point de non-retour” dépassé) ; et alors tout bascule. Je parle de situations crisiques nouvelles que l’on sent en cours de formation, troubles et indéfinissables, à la fois insaisissables et à la fois comme si elles semblaient annoncer le plus sûrement du monde de formidables bouleversements tectoniques. Il s’agit d’activités invisibles et souterraines dont certains évènements pourraient être les signes avant-coureurs, en opérationnalisant des situations qui rappellent les plus grands ébranlements que peuvent imaginer les imaginations confrontées à des perspectives soudain ouvertes sur des horizons nouveaux.

Contrairement à l’exemple signalé plus haut (la guerre nucléaire) où le rôle du sapiens existait encore, il s’agit d’un moment où les acteurs humains devenus figurants de plus en plus passifs ne sont pas autorisés à faire basculer d’un côté ou de l’autre, selon la retenue ou le déchaînement de la psychologie ; ce moment où la psychologie est soumise à toutes les tensions d’une perception aussi incertaine et perdue que la sens de l’orientation dans un matin d’un brouillard épais et cotonneux jusqu’à faire disparaître toute référence et les structures mêmes de la réalité ; ce moment où errent des acteurs-devenus-figurants-aveugles, ignorant de l’enjeu, inconscients du récit en cours sinon une vague perception que quelque chose de terrible est possible... Nous sommes peut-être à ce moment crucial et je pourrais croire moi-même avec une ardente conviction mêlée d’une terrible incertitude, que j’espère dépourvue d’une passion cachée qui brouillerait mon jugement et me ferait prendre cette fièvre pour l’intuition haute, que le “point de non-retour” a été dépassé... Je pourrais bien le croire...

Bien loin, si loin de ces extraordinaires et extraterrestres commémorations parisiennes, avec l’abaissement de l’esprit de ce pays-là qui se soumet à ses propres pitreries pour singer l’héroïsme d’une histoire dont il ne sait plus rien, l’année 2016 a commencé avec l’une de ces phases intermédiaires de tonitruances dissimulées, étranges et terribles, comme de sourds grondements telluriques faisant craindre le pire. Ce cours nouveau et brutal rompt avec une phase d’une certaine unité crisique dominée durant l’automne dernier par deux grands évènements (l’attaque russe en Syrie et les attentats de Paris) qui semblaient offrir une certaine “stabilisation de crise”, ou disons “une stabilisation dans la déstabilisation”. Brusquement, divers points crisiques se révèlent, certains inattendus, d’autre pas, tous insaisissables, à nouveau comme si le “tourbillon crisique” qui s’était déjà manifesté en juillet 2015 avec d’autres occurrences insaisissables subissait l’attirance d’une nouvelle accélération dans cette plongée sans fin dans le trou noir de la Grande Crise du monde... Les hypothèses flottent comme des papillons de nuit, insaisissables, avec des petites étiquettes comme celle de “Cologne et le sort de Merkel”  (laquelle renonce à aller à son rendez-vous de Davos, signe pour ces gens-là de la gravité de la situation) ; celle de la “Plus Grande Dépression” et Soros disant qu’on se croirait à l’été 2008 ; celle de “The Donald et la présidence” dont on évoque désormais ouvertement la possibilité, celle de la “Pologne révoltée au cœur de l’UE”, celle du “baril de pétrole explosant brutalement après une attaque de Daesh” et bouleversant la situation économique, celle d’“une cyberattaque pulvérisant le système financier mondial”, etc. On retrouve éparses certaines de ces hypothèses dans le rapport dit-Black Swann de Bloomberg sur les possibles catastrophes de 2016 , qui a remporté un grand succès d’estime depuis sa parution à la mi-décembre et que l’on se passe d’e-mail en e-mail.

Quelque part dans tout cela, peut-être bien, se trouve le chas de l’aiguille, le point rupturiel, le “Point de non-retour” qui nous attend, avec la perspective soudain déchaînée de l’effondrement qui nous fait si peur et que nous appelons complètement de nos vœux à la fois, tant est grande et complète l’absence d’espoir dans les conditions du monde que nous connaissons ; le “Point de non-retour”, dissimulé, silencieux et prêt à se manifester, prêt à tailler dans le vif de la métahistoire comme le couteau d’une guillotine qui tombe avec un bruit grinçant et sourd, et qui tranche...