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64045 mars 2019 –Je recommande avec force que l’on prenne une heure de son temps pour regarder l’émission Les Idées à l’endroit, sur TV-Libertés, animé par Alain de Benoist (le titre de l’émission renvoie à un de ses très-nombreux livres) : l’émission n°22, qui doit être de courant février, et consacrée à « René Guénon et la Tradition primordiale ».
(De Benoist reçoit dans son émission quatre universitaires, essayistes, éditeurs, tous spécialistes de René Guénon, de son influence, de sa place dans l’histoire des idées : Jean-Pierre Laurant, Xavier Accart, David Bisson et Pierre-Marie Sigaud.)
Métaphysicien d’intuition, Guénon est dans l’histoire des idées un curieux phénomène, d’une très-discrète et très-extrême importance, selon des idées ou plutôt une Grande Idée par définition intemporelle, c’est-à-dire une Idée inactuelle mais qui n’a jamais été aussi actuelle. Guénon est le messager de notre-Fin-des-Temps, et sa discrétion, presque sa transparence dans l’essentiel de sa carrière par contraste avec les habitudes tonitruantes des salons intellectuels, sont la mesure inverse de la puissance du message qu’il porte. (Les intervenants évoquent même la silhouette physique presque inexistante de Guénon, la banalité de sa conversation, l’espèce d’inexistence du personnage au profit de son seul propos écrit : « Il vivait à travers sa plume, il était un pur intellectuel, il était sa plume » [Xavier Accard].)
Ma rencontre (intellectuelle, veux-je dire) avec Guénon fut nulle, grotesque, tardive et profondément inculte. Je ne m’y attarde pas, sinon pour dire que son existence me fut révélée par un jeune métaphysicien de grande érudition et de beau talent, un guénonien passionné de la moitié de mon âge, et qu’il était temps qu’il intervienne dans ce sens avant mon entrée dans l’âge sénile. Je suis donc un “guénonien tardif” après avoir été “guénonien sans le savoir”, – ou “guénonien inculte”.
Bien sûr tout cela est dit et bel et bon (façon de dire) mais il se trouve par ailleurs que nombre d’idées assez vagues dans mon esprit, je veux dire de mes réflexions un peu spontanées et je dirais presque “de réflexe” que je crois naturellement intuitif, se retrouvent chez Guénon, sous une forme extraordinairement creusée, explorée, détaillée dans des phrases autant d’une incroyable longueur que d’une incroyable rigueur, déroulée dans toutes leur extrême complexité.
Il se trouve également que l’émission que je signale permet de se mettre un peu les idées au clair (“à l’endroit” ?) à propos de ce personnage exceptionnellement énigmatique, insaisissable, – “diaphane” dit de lui de Benoist, qui n’est pas spécialement adepte de la Tradition au sens guénonien, qui le précise un rien sarcastique mais qui n’en reconnaît pas moins l’importance intellectuelle de Guénon ; personnage aussi bien paradoxal, puisque derrière ces caractères de discrétion, de quasi-invisibilité, de refus des modes et des engagements, même le caractère radical de refus du monde si l’on considère de la sorte son installation au Caire en 1930, jusqu’à sa mort en 1951, Guénon exerce sur “ses époques” et jusqu’à aujourd’hui même une influence étonnante, insaisissable elle aussi, inexplicable en un sens, souterraine, et pourtant fondamentale et universellement répandue.
Alain de Benoist constate à plusieurs reprises, comme leitmotiv : « Il est inclassable », ce Guénon qui a été franc-maçon et qui a publié dans des revues antimaçonniques, qui a influencé Queneau, Gide, Simone Weil, Claudel, Malraux, Paulhan, les surréalistes, Artaud, et les autres, tous les autres, jusqu’à Houellebecq aujourd’hui, – sans oublier les intellectuels plus proches de la politique comme Steve Bannon, Alexandre Douguine ou le philosophe brésilien De Carvalho, proche du président Bolsonaro. Il est “inclassable” mais il représente sans aucun doute le plus hautement et décisivement “anti” de tous les antimodernes (pourtant raté dans ses Antimodernespar André Compagnon, qui a reconnu depuis son erreur), et il offre la Tradition principielle dont participent toutes les religions comme référence originelle et antinomique de la modernité ; par conséquent, le métaphysicien “habité”le plus proche de la crise que nous traversons et le plus éclairant à son propos, notamment parce que son discours métaphysique et ésotérique, quelque complexe qu’il soit, est habité d’une fièvre souterraine qui est celle de l’intuition.
(Effectivement, de Benoist et ses invités, définissent Guénon comme cet homme qui a la conviction « qu’il a existé dans des temps lointains une tradition primordiale dont sont héritières toutes les grandes religions » [de Benoist], qui « a une intuition fondatrice selon laquelle il existerait un message commun à toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité… Cela signifie que cette Tradition primordiale regroupe autour d’un noyau transcendant unique toutes les traditions religieuses, tout en laissant intactes leurs qualités spirituelles spécifiques » [David Bisson, universitaire et auteur de René Guénon, une politique de l’esprit, publié en 2013].)
Je n’ai guère tenu dans la lecture de nombre d’œuvres du Guénon, parce que je ne les comprends pas, je ne peux suivre ses labyrinthes de description symboliques, ses débats ésotériques, ses longues perspectives. J’ai pris ce que je pouvais prendre et la lecture aujourd’hui (j’y reviendrai) des neuf pages de l’“Avant-Propos” du Règne de la Quantité et les Signes des Temps m’en dit plus long que tant de lectures, et m’en dit bien plus long aujourd’hui qu’elle ne m’en disait il y a neuf ans, lorsque j’achetai ce livre. C’est une façon de pousser jusqu’à son terme l’impératif de la Qualité sur la Quantité dont Guénon est le porteur. Lorsqu’on se trouve face à lui, il ne faut pas craindre d’adopter la formule de Gustave Thibon : « Voyez-vous, l’important ce n’est pas de lire beaucoup de livres, c’est de lire en profondeur le peu qu’on lit. Tout est dans tout ».
Avec Guénon, l’on est placé devant la toute-puissance d’un langage évidemment “habité” par ce que Bisson désigne comme l’« intuition fondatrice ». Ce dispositif considérable, qui dépasse aussi bien notre perception que notre raison pour s’imposer par la hauteur intuitive à l’une et à l’autre, nous emporte dans toute la force de la nature même de la conviction. Son propos si complexe, si labyrinthique, s’éclaire à tout propos, par un mot, un verbe, une expression ou une tournure, pour vous faire comprendre que “la plume” trace un message dont elle n’est que porteuse, et que c’est ce message qui, bien entendu, lui donne sa puissance qui nimbe votre perception et vous enrichit à mesure. Pour notre compte, nous savons aussitôt que ce message concerne ce « moment “cosmique” auquel correspond l’époque actuelle », qui ne peut être caractérisé que par le processus d’effondrement ultime que constitue « cette sorte de monstruosité » qu’est la modernité.
Avec Guénon, nous sommes au terme de la Fin des Temps.
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