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360015 septembre 2015 – J’ai commencé à lire un livre fort peu couru de Gustave le Bon, dont on connaît la popularité comme le théoricien des psychologies collectives et du maniement des foules (justement par la psychologie collective) comme instrument de pouvoir. De Le Bon, on connaît principalement, mondialement dirais-je, le fameux Psychologie des foules de 1895 et divers autres ouvrages du même genre. On s’intéresse moins à son Psychologie de la guerre, publié en 1915, et publié à nouveau, presque un siècle plus tard (en 2006), aux éditions du Trident. C’est celui-là qui m’intéresse.
Je n’en suis qu’à sa première partie, disons au premier quart, il s’agit manifestement de l’une des parties les plus intéressantes, les plus passionnantes pour moi, et une partie qui fait que ce livre fut un peu oublié, – selon la méthode moderniste de la mise à l’index réalisée par le silence. Cette partie est presque entièrement occupée par l’analyse de la psychologie allemande, son histoire depuis la renaissance de la Prusse à Iéna, sa formation, sa conceptualisation, son adaptation à la modernité, au monde industriel, sa “conscience hégémonique”, enfin tout ce qui la prédisposait à la guerre. La thèse qui en ressort, – nullement sous forme d’hypothèse puisqu’exprimant un sentiment général de l’auteur, – est que l’Allemagne a voulu cette guerre, irrationnellement et irrésistiblement, avec ses tripes, avec une psychologie déchaînée, alors que, justement, l'analyse rationnelle de cette ambition lui eut signifié qu’elle n’y avait aucun intérêt parce que “la marche du Progrès” se faisait incontestablement à son avantage hégémonique.
Cet appel à l’irrationalité est absent de toutes les analyses “sérieuses” de la Grande Guerre, particulièrement dans l’époque depuis les débuts de la Guerre froide, et encore plus que jamais aujourd’hui, quasiment selon une partition absolument totalitaire. (Imaginez-vous ce qu’est une musique totalitaire, – non pas “totale”, ce qui confine au grandiose, – mais bien “totalitaire », ce qui vous enferme dans une prison privée de tout extérieur à elle ? Voilà la marque de notre époque, et En avant la zizique [Boris Vian].) Cette consigne impérative, hein, cela n’est pas indifférent et la chose explique la mise à l’index par le silence dont est l’objet ce livre. Pour mon compte, cette référence complète et sans discussion à l’irrationalité me convient parfaitement tant elle correspond à cette interprétation dans La Grâce de l’Histoire d’une Allemagne emportée par le vertige de l’idéal de puissance, marquée, et cela d’une manière historique qu’on préfère également oublier, par l’activisme hégémoniste extrême du pangermanisme dans les trois ou quatre décennies avant 1914. Cette irrationalité se retrouve parfaitement dans le destin des USA après 1919, comme il éclate aujourd’hui dans un vertige belliciste incompréhensible si l’on ne fait pas appel résolument à une psychologie totalement subvertie comme Le Bon fait pour l’Allemagne ; entretemps, le flambeau de l’idéal de puissance est passé de l’une à l’autre, de l’Allemagne à l’Amérique.
Cette vision a comme conséquence, absolument sacrilège pour la pensée postmoderne, de faire du nazisme non pas un accident indicible de l’histoire-Système, une monstruosité hors des normes qui ne concerne aucun des acteurs-Système du temps présent, et surtout pas l’Allemagne-Système de la chancelière Merkel, mais comme une progéniture naturelle quoique monstrueuse de l’Allemagne originelle devenue impériale et pangermaniste, de sa chevauchée jusqu’en 1914-1918, c’est-à-dire de l’Allemagne expansionniste absolument appuyée sur le Progrès et la postmodernité, de cette Allemagne injustement arrêtée dans son élan par une victoire “volée” en 1918 et qu’elle n’aura de cesse de rétablir dans sa justesse jusqu’en 1939 ; et au-delà alors, après 1945 et l’effondrement du nazisme, pourraient s’interroger des esprits malveillants, qui vous dit que l’Allemagne a changé jusqu’à n’avoir plus rien de ce qu’elle fut pendant un siècle et demi ?
Cette sorte de raisonnement, qui fait la part si maigre à l’influence des seules idéologies qui apparaissent plutôt comme des instruments de forces supérieures, qui se défie de l’analyse de la raison-seule surtout lorsque règne la raison-subvertie, renvoie complètement à l’analyse de La Grâce et de son auteur et contredit évidemment l’histoire-Système dont on nous abreuve à la louche, plus que jamais “histoire-narrative”, et même “histoire-narrativiste” par référence à ce concept opérationnel du déterminisme-narrativiste. (Ce concept qui ne cesse de me paraître toujours plus d’une importance fondamentale pour décrire, non pas l’histoire-narrative qui en résulte mais la façon dont la modernité dans sa section science historique aidée de la communication récrie constamment la narration des évènements qui se trouvent derrière elle, à la manière de ces gros camions répandant le goudron brûlant par l’arrière sur la route qu’ils refont conformément aux consignes des entrepreneurs en travaux publics.)
Cette façon d’emboîter les deux guerres, – car Le Bon ne cesse dès cet ouvrage et dans d’autres encore plus précis (Les Incertitudes de l'heure présente, 1924) d’annoncer déjà la suivante, jusqu’à y voir précisément le moyen dans le développement des dictatures, – est relevée justement par son éditeur de 2006 (JGM) comme un jugement “politiquement incorrect” qui fait les livres maudits : « On remarquera également ici un parallélisme très fort entre les deux guerres mondiales : on est tenté de considérer que, de ce point de vue, elles en forment une seule, comme si la seconde était un prolongement de la première dont elle accentue les traits » ; c’est-à-dire, et c’est bien là l’essentiel du sacrilège, – comme si le nazisme était évidemment en germe dans le pangermanisme de l’Allemagne de 1914 et dans tout ce qui a suivi d’allemand, y compris la démocratie de Weimar, jusqu’en 1933-1939, – ce qui est, par ailleurs, une fois débarrassée des entraves-Système, rien de moins que l’évidence aveuglante.
Là-dessus, Le Bon se détache également de nombre de ses contemporains, y compris de ceux qui eurent une vision assez similaire de l’enchaînement des deux guerres en devinant celle qui suivrait mais en s’en tenant aux évènements politiques et économiques (Bainville, Keynes). Lui, Le Bon, va à l’essentiel, – je veux dire selon mon goût, selon ma façon d’en juger, selon mon ouverture intuitive telle que je l’ai fortement ressentie depuis des années, et particulièrement depuis mes aventures de Verdun (ce que je nommerais pour mon compte, – et gardons cette expression désormais, – “l’intuition de Verdun”). Il garde l’irrationalité sans la cantonner à l’hystérie ou à l’épisode maniaque, éventuellement pour la faire monter, avec la psychologie, au-delà du mysticisme vers la spiritualité, et lorsque cela s’impose, la transmuter à mesure. Ainsi observe-t-il que la Grande Guerre, dans le déchaînement de laquelle il se trouve lorsqu’il écrit ces lignes, ne peut être comprise par la raison, – on redécouvre régulièrement cette évidence depuis 100 ans, chaque fois s’abstenant d’aller au-delà, – mais qu’en raison de cela, justement, il faut encore plus chercher à la comprendre et utiliser pour cette tâche les outils et les références qui se rapportent à l’événement et qui sont d’une même nature. Le Bon sait parfaitement que la Grande Guerre est un événement métahistorique que les historiens-Système ne savent et ne sauront jamais expliquer parce que leurs lanternes se garde bien d’aller éclairer sous les tapis, dans les débarras et dans les caves, et au-dessus des toits où se trouvent les étoiles. Je cite pêle-mêle quelques-uns de ses jugements, quelque remarque ou l’autre, qui se trouvent rassemblées dans son introduction sur L’étude psychologique de la guerre et concernent donc l’essentiel du propos de son étude, – et l’on mesure aussitôt la dimension dont il habille la psychologie.
« Mais derrière les évènements dont nous voyons se dérouler le cours, se trouve l’immense région des forces immatérielles qui les firent naître. Les phénomènes du monde visible ont leur racine dans un monde invisible où s’élaborent les sentiments et les croyances qui nous mènent... [...] La guerre qui mit tant de peuples aux prises éclata comme un coup de tonnerre dans une Europe pacifiste, bien que condamnée à rester en armes. [...]
» La guerre actuelle est une lutte de forces psychologiques. Des idéals irréconciliables sont aux prises... [...] L’irrationnel régit entièrement [la lutte actuelle.] Si la raison avait été capable de dominer les aspirations des rois et des peuples, cette guerre ne fût pas née. [...]
» Ce n’est donc nullement avec les ressources de la logique rationnelle qu’il faut tâcher d’interpréter la tragique série d’aventures dont le monde voit se déchaîner le cours. Examinée du point de vue de la raison pure, la guerre européenne apparaît à sa naissance et durant son évolution comme un chaos d’invraisemblances imprévisibles pour l’intelligence la plus sagace... [...]
» Parmi les plus imprévisibles phénomènes que cette guerre fit surgir, ne faut-il pas citer encore l’explosion de fureur mystique dont fut saisi le peuple allemand et à laquelle les plus illustres savants ne surent pas se soustraire. L’action de la contagion mentale l’emporta sur la raison et un vent de folie enveloppa leurs discours.
» Du côté français, que de transformations également impossibles à prévoir. Une nation impressionnable, mobile, indisciplinée, transformée brusquement en masses résolues, tenaces, vivant stoïquement pendant des mois au fond des tranchées meurtrières sous la constante menace d’une mort obscure...»
Je ne partage nécessairement pas tous les jugements de Gustave Le Bon sur certains grands évènements de l’Histoire, tels qu’il les laisse deviner par une remarque ou l’autre. Je suis certain, par contre, que l’on se trouve grandement conforté, à la lecture de son livre et à la lumière de sa méthode, dans la conscience de l’importance fondamentale du choix de la méthodologie pour aborder l’Histoire. Le Bon, en abordant les évènements par le contournement de l’obstacle de la politique et de l’idéologie, en allant à la psychologie et en y mettant à nu l’essentiel d’où en découleront politique et idéologie sous une lumière nouvelle, offre une vision complètement différente de ces évènements, justement une vision complètement nouvelle. Il est assez étrange d’écrire cela en 2015 d’un livre publié en 1915 sur le grand évènement d’il y a cent ans. Il est vrai qu’on a beaucoup reculé depuis...
D’ailleurs, grâce pour Grâce, on me fera bien celle de penser que j’ai dans l’esprit que cette méthodologie ne vaut pas seulement pour la Grande Guerre, ni seulement pour la Révolution française à laquelle Le Bon l’appliqua également, mais également pour notre époque, – au cœur de ce site dedefensa.org qui ne cesse d’insister sur l’importance essentielle de la psychologie. Comme dans ce qu’on a lu plus haut concernant la Grande Guerre, lorsque Le Bon écrit ceci, à propos de la Révolution, ne pourrait-on croire que cela pourrait aussi bien valoir pour la crise que nous traversons aujourd’hui, – ce qui me remplirait d’aise puisqu’il y a, au cœur de la thèse de La Grâce, l’idée d’un lien d’une très grande force entre les trois évènements, – Révolution Française, Grande Guerre et Grande Crise d’Effondrement du Système ? Ceci, disais-je...
« Les héros de cette tragédie [la Révolution] ne cessèrent jamais d’invoquer la raison. Ils la déifièrent même. On citerait difficilement pourtant une période de l’histoire où les hommes furent moins conduits par elle. Jamais on ne vit aussi souvent d’illustres personnages dire ce qu’ils ne voulaient pas dire et faire ce qu’ils ne voulaient pas faire. »
... C’est quasiment maistrien, bien que les deux hommes ne soient pas de la même boutique, et le jugement n’est pas loin d’affirmer encore plus sa pertinence pour nos guignols-Système qui nous jouent, quoiqu’avec de moins en moins de conviction, la grande scène de la direction et de la maîtrise des affaires du monde.
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