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1678Le nouvel ordre mondial, les traités de commerce, la lutte contre machin, le minotaure de Bruxelles reposent sur d’effarants appareils législateurs. Florian Darras écrivait récemment dans la Chronique Agora :
« Dans un passionnant pamphlet écrit par Cédric Parren, Le silence de la loi, vous découvrirez une analyse fine et concise de cette situation préoccupante pour la bonne santé de la démocratie. A force de perdre de son sens, la loi devient silencieuse. Comme nous le rappelle Le silence de la loi, le fléau de l’inflation normative ne date pas d’hier et nombreux furent ceux qui mirent en garde contre le phénomène. »
Le livre en question ne semble pas avoir tout feuilleté (lisez mon livre sur la Rome ancienne pour rire avec Juvénal de la pornographie législatrice et fiscale au temps des romains), et il a oublié Joseph de Maistre. Maistre recense la fin des langues (elles ne créent plus, elles se copient) à la fin de la deuxième soirée de Saint-Pétersbourg. Dans ses réflexions sur la France, il se déchaîne contre l’apocalypse légiste dont nous ne sortons pas (j’emprunte à Debord l’expression de prolifération cancéreuse, lui l’appliquait aux sciences humaines).
De Maistre :
« Plus on écrit et plus l’institution est faible, la raison en est claire. Les lois ne sont que des déclarations de droits, et les droits ne sont déclarés que lorsqu’ils sont attaqués; en sorte que la multiplicité des lois constitutionnelles écrites ne prouve que la multiplicité des chocs et le danger d’une destruction.
Voilà pourquoi l’institution la plus vigoureuse de l’antiquité profane fut celle de Lacédémone, où l’on n’écrivit rien. »
De Maistre rajoute dans une excellente note :
« Nulle nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pas. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont faites. L’influence humaine ne s’étend pas au-delà du développement des droits existants, mais qui étaient méconnus ou contestés. Si des imprudents franchissent ces limites par des réformes téméraires, la nation perd ce qu’elle avait, sans atteindre ce qu’elle veut. De là résulte la nécessité de n’innover que très rarement et toujours avec mesure et tremblement. »
Maistre est, comme Burke (the age of chivalry is gone…), jugé réac. En réalité il était moderne et libertarien, sachant qu’aux temps modernes, sous le masque de la liberté et du progrès, on se livrerait, pour reprendre Burke, aux sophistes, aux avocats, aux experts comptables. Il ajoute :
« Si la perfection était l’apanage de la nature humaine, chaque législateur ne parlerait qu’une fois: mais, quoique toutes nos œuvres soient imparfaites, et qu’à mesure que les institutions politiques se vicient, le souverain soit obligé de venir à leur secours par de nouvelles lois; cependant la législation humaine se rapproche de son modèle par cette intermittence dont je parlais tout à l’heure. Son repos l’honore autant que son action primitive: plus elle agit, et plus son œuvre est humaine, c’est-à-dire fragile. »
Il est effaré par la quantité astronomique (beaucoup d’astronomes étaient d’ailleurs révolutionnaires, et on n’a pas refait le calendrier pour rien) de lois :
« Voyez les travaux des trois assemblées nationales de France: quel nombre prodigieux de lois! depuis le 1er juillet 1789 jusqu’au mois d’octobre 1791, l’assemblée nationale en a fait 2 557. L’assemblée législative en a fait, en onze mois et demi 1 719. La convention nationale, depuis le premier jour de la république jusqu’au 4 brumaire au IV (26 octobre 1795) en a fait en 57 mois 11 210. Total: 15 479 (1). »
Il précise dans sa note :
« (1) Ce calcul, qui a été fait en France, est rappelé dans une gazette étrangère, du mois de février 1796. Ce nombre de 15 479, en moins de six ans, me paraissait déjà fort honnête, lorsque j’ai retrouvé dans mes tablettes l’assertion d’un très aimable journaliste qui veut absolument, dans une de ses feuilles scintillantes (Quotidienne du 30 novembre 1796, No 218), que la république française possède deux millions et quelques centaines de mille lois imprimées, et dix-huit cent mille qui ne le sont pas. – Pour moi, j’y consens. »
Et de comparer avec ces rois qui en mille ans avaient fait une France glorieuse :
« Je doute que les trois races des Rois de France aient enfanté une collection de cette force. Lorsqu’on réfléchit sur ce nombre infini de lois, on éprouve successivement deux sentiments bien différents: le premier est celui de l’admiration, ou du moins de l’étonnement; on s’étonne, avec M. Burke, que cette nation, dont la légèreté est un proverbe, ait produit des travailleurs aussi obstinés. L’édifice de ces lois est une œuvre atlantique dont l’aspect étourdit. Mais l’étonnement se change tout à coup en pitié, lorsqu’on songe à la nullité de ces lois; et l’on ne voit plus que des enfants qui se font tuer pour élever un grand édifice de cartes. »
Maistre se lance alors dans une brillante explication sur ces automatismes du monde moderne :
« Ouvrez les yeux, et vous verrez qu’elle ne vit pas. Quel appareil immense! quelle multiplicité de ressorts et de rouages! quel fracas de pièces qui se heurtent! quelle énorme quantité d’hommes employés à réparer les dommages! Tout annonce que la nature n’est pour rien dans ces mouvements; car le premier caractère de ses créations, c’est la puissance jointe à l’économie des moyens: tout étant à sa place, il n’y a point de secousses, point d’ondulations; tous les frottements étant doux, il n’y a point de bruit, et ce silence est auguste. C’est ainsi que, dans la mécanique physique, la pondération parfaite, l’équilibre et la symétrie exacte des parties, font que de la célérité même du mouvement résultent pour l’œil satisfait les apparences du repos. »
Ce qu’il dit là peut s’appliquer à notre temps :
« Il n’y a donc point de souveraineté en France; tout est factice, tout est violent, tout annonce qu’un tel ordre de choses ne peut durer. »
On se trompe car on est à la fois présomptueux et matérialiste :
« La philosophie moderne est tout à la fois trop matérielle et trop présomptueuse pour apercevoir les véritables ressorts du monde politique. Une de ses folies est de croire qu’une assemblée peut constituer une nation, qu’une constitution, c’est-à-dire l’ensemble des lois fondamentales qui conviennent à une nation, et qui doivent lui donner telle ou telle forme de gouvernement, est un ouvrage comme un autre, qui n’exige que de l’esprit, des connaissances et de l’exercice; qu’on peut apprendre son métier de constituant, et que des hommes, le jour qu’ils y pensent, peuvent dire à d’autres hommes: Faites-nous un gouvernement, comme on dit à un ouvrier: Faites-nous une pompe à feu ou un métier à bas. »
Je pourrais continuer durant des pages ; lisez de Maistre, sans oublier Lao Tse.
On doit gouvernera un grand Etat comme on fait frire un petit poisson…
Plus pullulent les lois et les règlements, plus abondent les tricheurs et les voleurs !
Ils comprendront dans trois mille ans…
Sources
Tao Te King
Considérations sur la France
Le livre noir de la décadence romaine
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