La course à l’effondrement

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La course à l’effondrement

Une approche différente du comportement de Trump (notamment au sommet du G7, mais aussi avec sa récente décision d’imposer de nouveaux tarifs à la Chine, suivie d’une riposte immédiate de la Chine) propose une vision beaucoup plus dramatique. Elle ne nécessite pas de réviser le jugement si contrasté voire extrême qu’on a ou qu’on peut avoir sur l’homme du point de vue de sa psychologie et des effets de cette psychologique sur certains aspects fondamentaux de son action, mais plutôt de réaliser qu’éventuellement les évènements économiques et la situation financière des USA sont beaucoup plus graves qu’ils ne sont décrits généralement, et notamment par Trump lui-même par “nécessité de communication” (!), et que Trump le sait effectivement, ou dans tous les cas qu’il en est convaincu. C’est une vision beaucoup plus dramatique, ou si vous voulez, pour utiliser notre arsenal conceptuel qui sied si parfaitement à Trump, – plus “tragique” que “bouffe” (“tragédie-bouffe”)

Nous disons ici que ce constat hypothétique, dont on va voir le développement ci-dessous, “ne nécessite pas de réviser le jugement ... sur l’homme du point de vue de sa psychologie”, notamment les errances et les avatars de comportement dans le domaine de la (vraie) politique étrangère et de sécurité nationale, et dans la courtitude extrême de sa vision. En effet, le domaine abordé est celui de l’économie “réelle”, qui est celui qui s’accorde intimement avec son expérience professionnelle, domaine où il a une longue pratique  et qu’il prend au sérieux même si ce fut dans son chef parfois, sinon souvent, pour monter des opérations douteuses. On le comprend bien lorsque le texte ci-dessous réduit la “politique étrangère” (“diplomatie”) de Trump à l’économie : « C’est justement l'état de l'économie américaine qui constitue le problème et le cauchemar principal du président des États-Unis, et c'est justement les tentatives de remédier à cette situation critique au détriment d’autrui [...] qui déterminent toute la stratégie diplomatique de Washington. » On est là dans le domaine où la psychologie, la pensée et le comportement de Trump sont les plus stables et les mieux contrôlés par lui-même.

De même, lorsque l’auteur parle du “chaos apparent” de la politique de Trump, et note justement qu’il n’est qu’“apparent”, il parle non pas d’une “politique étrangère” dont les effets sont et restent évidemment chaotiques de notre point de vue, mais bien de cette fraction de la politique étrangère de Trump qui est en réalité entièrement et directement liée à la situation économique des États-Unis : « Si l'on analyse les activités de Washington sous le prisme de cette perception sombre mais réaliste des perspectives économiques, tout le chaos apparent s’érige en un schéma logique... »

En effet, cet activisme protectionniste qui s’est déclenché avec une force impressionnante depuis le 8 mai et la sortie des USA du traité nucléaire de l’Iran (montrant que la “diplomatie de la sanction” est d’abord pour Trump une question économique), et cela au détriment des adversaires-concurrents habituels mais aussi au détriment des alliés les plus proches (Canada, UE), a bien pour but de « sauver les États-Unis ». On ne peut imaginer de but moins chaotique, autant qu’il est tragique.

La source initiale de cette analyse est le spécialiste des questions européennes au Wall Street Journal (WSJ), quotidien particulièrement bien informé des questions économiques et financières, très proche du parti républicain et assez proche de l’équipe Trump. Pour lui, – son nom est Simon Nixon, ce qui n’est pas si malvenu, après tout, – l’année 2018 est d’une particulière importance pour un réalignement et un bouleversement fondamentaux des forces et des dynamiques dans le monde et pourrait ressembler d’une certaine façon à un “1989 pour les USA” (1989 comme référence de l’effondrement de l’URSS). Les évènements ne seraient pas similaires mais l’effondrement de la position d’influence des USA par rapport au domaine sur lequel s’exerçait leur hégémonie serait du même ordre que ce qui s’est passé pour l’URSS en 1989.

Dans l’analyse que l’auteur Ivan Danilov fait du texte de Nixon dans le WSJ, il y a également l’affirmation implicite, voire explicite, que les sorts de l’UE et des USA sont liés, et que les effondrements de l’un(e) et de l’autre sont liés autant qu’inéluctables : « Simon Nixon constate avec tristesse que des contradictions idéologiques pourraient surgir entre les États-Unis et l'UE, mais que les parties adverses ont de fait des convictions identiques: tu mourras aujourd'hui, moi demain. »

Certes, l’UE pourrait décider que le comportement des USA-Trump, leur isolationnisme agressif, leur protectionnisme offensif, leur refus désormais de faire profiter l’Europe de leurs positions géopolitiques, doivent être contrés par des mesures structurelles et géopolitiques à mesure : renforcement de l’Europe en un bloc politique puissant capable d’amener des avantages stratégiques importants avec les avantages économiques qui les accompagnent, des rapprochements tactiques voire stratégiques avec la Russie et la Chine, pression nécessairement logique et très forte pour la dissolution de l’OTAN et son remplacement par un cadre de sécurité collective européen incluant la Russie, etc. – mais qui peut croire une seule seconde à cela ? Qui peut espérer une telle attitude d’une UE en pleine déliquescence, en processus d’éclatement accéléré, menée par des dirigeants absolument impuissants à assumer des décisions  politiques claires et fortes, totalement ligotés par un emprisonnement psychologique encore plus que vénal à la mystique de bazar de l’atlantisme ? Non, ce sont plutôt déroute et chaos externes et internes qui les attendent...

On lira ce texte avec intérêt, – commentaire d’un commentaire, donc double interprétation dans un sens assez proche, – parce qu’il est une tentative de rationalisation de ce qu’il peut éventuellement y avoir de rationnel chez Trump. Ce n’est pas pour autant que nous disons qu’il soit juste, parce que, à cet égard, il nous importe de conserver avec la plus grande force possible nos vertus d’Inconnaissanceet d’Incertitude. Il nous apparaît pourtant évident qu'il faut distinguer ce qu’il y a de grand et de puidssant dans notre époque, que la période actuelle, – nous parlons en mois et en semaines, –recèle une immense valeur métahistorique dans une situation évènementielle qui doit être interprétée métahistoriquement, – « The End of something, the beginning of another thing », dit Tucker Carlson, de FoxNews... Il nous apparaît qu’il est bon de prendre connaissance de toutes les supputations qui présentent un certain aspect de cohérence et d’originalité. Ce jugement vaut essentiellement lorsque les supputations proposent des hypothèses d’effondrement, lequel effondrement se trouve être à notre esprit la seule “incertitude certaine” (on sait que cela se produira rapidement, mais on ignore quand et comment ?)

L’article ci-dessous est de Ivan Danilov, dans Spoutnik-français du 14 juin 2018.

dde.org

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“Tu mourras aujourd’hui, moi demain”

Le fleuron de la presse d'affaires américaine, le Wall Street Journal, a publié un pronostic assez négatif sur l'avenir de l'Union européenne sous le titre « L'Europe réfléchit à un nouvel ordre mondial alors que les liens transatlantiques se rompent ».

L'auteur de cet article est le principal “expert en affaires européennes” de la rédaction du Wall Street Journal, l'historien et ex-banquier britannique Simon Nixon. Ce dernier voit dans le proche avenir européen la répétition du scénario de 1989 mais cette fois, c'est les États-Unis et non pas l'URSS qui joueront le rôle de l’“empire en déclin” ayant perdu en une nuit toute son influence en Europe. Si l’on mène ces réflexions jusqu'à leur conclusion logique, l’expert britannique prédit aux politiciens pro-américains de l’UE le sort des derniers dirigeants socialistes de l'Europe de l’Est dont certains ont été fusillés avec leur famille, de nombreux autres ont été placés en détention et pratiquement tous ont été, dans telle ou telle mesure, interdits de droits pendant la lustration des “éléments prosoviétiques”. Simon Nixon considère aussi que l'on peut remédier à cette situation, mais reconnaît que les diplomates et politiciens européens ne partagent plus un avis tout aussi optimiste sur l'avenir de l'UE et des États-Unis.

C’est qu’ils ont très bien retenu et pris à cœur les propos de Donald Trump comme quoi l'Europe était “pire que la Chine” et que l'Union européenne “ne contribuait pas à la promotion des intérêts américains”. L'attitude du président, de son administration et de ses partisans au sein de la classe politique américaine à l'égard de la “menace chinoise” est notoire et n'exige pas de description supplémentaire. Pour les Européens, les actions des autorités américaines montrent que Washington ne veut pas voir en eux les alliés avec lesquels il convient de partager les résultats des succès géopolitiques américains. Simon Nixon constate avec tristesse que des contradictions idéologiques pourraient surgir entre les États-Unis et l'UE, mais que les parties adverses ont de fait des convictions identiques: tu mourras aujourd'hui et moi demain.

Il faut prendre en compte que dans sa situation actuelle, Donald Trump est tout simplement obligé de mentir et de faire semblant que l'économie américaine va bien et qu'elle ira encore mieux à l'avenir. Toutefois, pendant la campagne présidentielle, il était beaucoup plus sincère et disait ouvertement que l'économie américaine n'était qu’“une grosse bulle”. C’est justement l'état de l'économie américaine qui constitue le problème et le cauchemar principal du président des États-Unis, et c'est justement les tentatives de remédier à cette situation critique au détriment d'autrui (ce qui correspond entièrement à l'esprit et aux traditions de la politique américaine) qui déterminent toute la stratégie diplomatique de Washington. Il suffit de se rappeler ce que Donald Trump lui-même disait sur les perspectives de l'économie américaine en 2015 dans une interview au magazine The Hill: “De toute façon, nous sommes dans une bulle. […] La raison pour laquelle elle (l'administration Obama — ndlr) maintient les taux à un bas niveau est qu'Obama ne veut pas connaître de récession ou de dépression tant qu'il exerce ses fonctions […] Savez-vous qui sera le plus touché? Ce seront les gens qui agissent en conformité avec le rêve américain et qui font ce qui doit être bon. Ces gens ont vécu une quarantaine d'années en mettant de côté deux cent dollars par semaine sur leurs comptes bancaires. Ils ont travaillé toute leur vie pour épargner et maintenant on les pousse vers un marché boursier surestimé, si bien que leurs économies seront complètement détruites à un certain moment”.

Un pronostic assez morose pour le futur président américain, n'est-ce pas? Et à la différence de nombreux économistes (notamment russes), Donald Trump ne croît pas en un schéma du genre “nous ferons tourner la planche à billets et tout ira bien” parce qu'il sait que les choses n'iront pas bien. Si l'on analyse les activités de Washington sous le prisme de cette perception sombre mais réaliste des perspectives économiques, tout le chaos apparent s'érige en un schéma logique : pour sauver les États-Unis, il faut que les sociétés chinoises, européennes, japonaises, mexicaines, canadiennes, etc. (ainsi que leurs employés dans le monde entier) gagnent beaucoup moins mais dépensent beaucoup plus à l'achat des articles américains, ce qui permettrait aux sociétés (et à leurs employés) aux États-Unis de gagner beaucoup plus. Donald Trump et son équipe seraient sans doute heureux de mener des guerres commerciales avec un seul rival, par exemple la Chine, avant de passer à la lutte contre l'UE. Mais l'unique explication logique de leur comportement à première vue irrationnel réside dans le fait que Donald Trump veut “piller” le monde entier d'un coup, simultanément et tout de suite — sinon, il n'arrivera pas à “équilibrer ses comptes”.

On peut facilement tirer plusieurs parallèles historiques avec cette situation. Comme le disent les Américains, “l'histoire ne se répète jamais mais elle rime souvent”, et on peut se rappeler les problèmes analogues en matière de redistribution du “gâteau” du commerce international et les crises de protectionnisme qui ont précédé les deux guerres mondiales. On peut aussi se rappeler avec quel plaisir et avec quelle efficacité les Américains ont recouru au mécanisme d' "ouverture" des marchés étrangers pour assurer leur propre développement économique au XIXe siècle. Si Donald Trump le pouvait, il n'hésiterait pas à envoyer vers les côtes chinoises un nouveau commodore Perry mais aujourd'hui, les Etats-Unis ne jouissent plus de la suprématie militaire et technologique qui avait permis à l'époque à Perry d'enrichir tellement l'économie américaine.

Les leaders européens peuvent difficilement être soupçonnés de naïveté. Il ne faut pas non plus les soupçonner d'incapacité à compter l'argent et à évaluer d'une manière raisonnée les perspectives de l'Union européenne dans une situation où les États-Unis considèrent l'UE non pas comme un moyen de promouvoir les intérêts diplomatiques américains mais comme une tirelire à casser. Sur cette toile de fond, on peut parler tant qu'on veut des valeurs démocratiques communes et de la fidélité aux idéaux suprêmes du monde occidental, mais en tout état de cause un conflit insoluble d'intérêts réduira en cendres le "cadre idéologique" transatlantique dont la disparition est pleurée par le premier analyste européen du Wall Street Journal.

Pour trouver une issue, les dirigeants européens devront prendre des mesures assez radicales qui présupposent toutes d'importants changements géopolitiques. On pourrait notamment essayer de transformer la crise en un instrument d'unification et de centralisation de l'Europe sous une direction commune comme le propose Emmanuel Macron, qui compare une telle “UE renforcée” à l'empire de Charlemagne. On pourrait par ailleurs tenter de conclure des alliances tactiques avec la Chine et la Russie. Enfin, on pourrait essayer de combiner les mesures susmentionnées. Jusqu'à une époque récente, Emmanuel Macron et Angela Merkel se comportaient de manière à avoir en réserve une variante de plus: attendre que les États-Unis reviennent à la raison. Cependant, peu de gens y croient après le sommet désastreux du G7. Les Européens ne pourront pas attendre la fin du cauchemar mais ils pourront en revanche attendre le début de “l’année 1989 américaine”. Qui plus est, certains leaders européens font tout pour rapprocher au maximum cette perspective.

Ivan Danilov

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