La guerre est en réparation d’urgence

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 6103

La guerre est en réparation d’urgence

3 mars 2014 – Chuck Hagel est un secrétaire à la défense-fantôme. (Voir Winslow Wheeler, sur POGO-Center of Defense Information, le 13 février 2014.) Brillante personnalité avant d’être appelé à cette fonction de pouvoir, personnalité complètement dissoute en douze mois par l’exercice de cette fonction, – cas typique et malheureux d’un sapiens prometteur, complètement absorbé et digéré par le Système. Ainsi, lorsque Hagel a présenté le budget du Pentagone pour l’année fiscale (FY)2015, c’était bien le Système qui nous parlait, presque directement. Que se passe-t-il dans ce budget ? D’une certaine façon, c’est-à-dire d’une façon comptable, on n’y trouve rien de bien nouveau ; d’une certaine autre façon, c’est-à-dire d’une façon symbolique, on y trouve un événement formidable : le niveau des forces terrestres (US Army) pour 2015, qui sera de 440 000-450 000 hommes contre 520 000 aujourd’hui, est le plus bas depuis l’entrée en guerre des USA dans la Deuxième Guerre mondiale, lorsque, en 1940, les effectifs de l’US Army, effectivement à ce niveau, était considéré comme suicidaire pour une puissance de cette vocation mondiale. “D’une certaine façon” (suite), le Système, cantonné à sa seule perception comptable et technique, a laissé échapper sans s’en aviser un formidable symbole. (Mais, par sa nature, par les limites irréfragables de ses puissantes capacités insensibles à la valeur qualitative, le Système ignore la véritable portée du symbole et du langage symbolique. Ainsi le symbole de ce budget FY2015 est-il d’autant plus fort que celui qui l’a formulé ignore qu'il s'agit d'un symbole.)

Le Secrétaire à la défense Hagel a expliqué que les USA ont abandonné la possibilité de conduire une guerre consistant en des opérations stables, très amples et de longue durée («...long and large stability operations”»), – c’est-à-dire tout ce qui se rapproche de la guerre conventionnelle de haut niveau, et a fortiori du modèle pur de “guerre conventionnelle de haut niveau”. Staphanie Gaskell, de DefenseOne.com, dit involontairement tout, dans l’intitulé du titre de son article du 25 février 2014, de la portée conceptuelle et symbolique de l’acte sans s’en expliquer dans son texte : «Pentagon’s Post-War Budget Marks End of War Era.» (Son «End of War Era» concerne les activités US aujourd’hui, mais, symboliquement, il pourrait et devrait effectivement illustrer la signification pour les USA qu’on expose ici.) Spencer Ackerman nous en dit un peu plus dans son article du Guardian, du 25 février 2014, notamment en mentionnant cette référence historique de 1940-1941.

«The US defense secretary, Chuck Hagel, has effectively declared that the US is out of the business of long, agonizing ground wars for the foreseeable future, a gamble detailed between the lines of the Pentagon’s budget plan for 2015. The $496bn budget, previewed by the Pentagon on Monday before its submission to Congress next week, presents an army smaller than at any time since before the second world war, a shrinkage defense strategists argued represented contemporary and not legacy threats.

»Hagel, a Vietnam veteran, called the new budget the first to “fully reflect the transition DoD [the Defense Department] is making after 13 years of war.” One of the “realities” Hagel described as shaping his budget thinking was that “after Iraq and Afghanistan, we are no longer sizing the military to conduct long and large stability operations”.

»Pentagon officials told reporters on Monday the new budget assumed a greater amount of risk than in previous years, but described their approach as balancing long-term modernization and technological superiority with immediate needs. Under the plan, the active-duty army will shrink over the next five years to between 440,000 and 450,000 soldiers, down from the current 520,000 – approximately 50,000 soldiers fewer than planned by officials at the beginning of the decade.

»Pentagon officials said that the cuts could be absorbed by the army, which has for years argued that it would be willing to trade size for what it calls “surge capacity”, or the ability to rapidly scale up a well-trained and equipped force in the event of a crisis. But the army has resisted cuts of the size envisioned by the Pentagon. In October, an internal army document seen by USA Today described a force of 450,000 soldiers – at the upper end of the proposed budget – as representing “Extremely High Risk”...»

... Ce rapport, cité par Ackerman, a été publié par USA Today, le 21 octobre 2013. Il s’agissait d’une évaluation faite par l’US Army de ses capacités selon les réductions envisagées de ses forces. A cette époque, il était encore question d’abaisser le niveau des forces à 490 000 hommes pour 2015. L’US Army envisageait trois scénarios et les qualifiait de cette façon  : • Le niveau de 480 000 hommes était qualifié de “risque acceptable” (“Acceptable Risk”), dans le sens du risque de ne pas pouvoir remplir le DSG, ou Defense Strategic Guidance qui est la mission de combat confiée par la présidence à l’US Army («the White House view of the threats the military needs to account for in fielding its forces»). • Le niveau de 450 000 hommes, qui est l’un des termes du niveau choisi finalement pour 2015 (450 000-440 000 hommes) était qualifié de “risque très élevé” (“Extremely High Risk”) de ne pas pouvoir accomplir la DSG. • Le niveau de 420 000 hommes, qui est le niveau impératif de l’incapacité : «Cannot Execute DSG».

A ce moment-là, en octobre 2013, le général Odierno, chef d’état-major de l’US Army, déclarait catégoriquement qu’il lui paraissait déraisonnable, voire impossible d’envisager moins d’un chiffre conséquent (il pensait au niveau des 480 000 hommes), essentiellement parce que la qualité (les technologies avancées) ne sauraient complètement remplacer la quantité (le nombre de soldats) :

«There are lots of different opinions out there, There are people who want to change the way the Army fights, and they believe that we don't need ground forces. We can do everything with technology, standoff weapons, missiles. I can tell you emphatically I absolutely disagree with that. I think that's a grave mistake if we head in that direction. I think it's irresponsible frankly.»

Ce débat n’est certainement pas tranché, entre la qualité et la quantité. Ackerman cite un officiel estimant ceci : «“It’s logical that you’ll have a smaller force, a less capable force, maybe a force that can’t react as quickly”... [...] [T]he risk incurred by an army of 440,000 to 450,000 active-duty soldiers would take “our ability to think creatively across every discipline of what we do”» L’argument inverse est toujours opposé à cette conception, comme le fait Tom Donnelly, du think tank néoconservateur American Enterprise Institute : «The prediction that we’ll never get into a land campaign that requires a lot of people is not very likely to be borne out. We’ve made that prediction repeatedly since the end of the Cold War and it just doesn’t work out that way...»

On ajoutera là-dessus qu’il n’est pas assuré que ces chiffres divers, et par conséquent les débats qui les accompagnent, reflètent réellement des décisions assumées, des concepts stratégiques. On a plutôt l’impression d’une doctrine qu’on pourrait nommer “ce que tu ne peux étouffer, tu l’embrasses”, – et c’est désigner l’inexorable chute des capacités budgétaires, financières et de gestion du Pentagone. Ce sentiment existait déjà lorsque le général Odierno, encore lui, disait en juin 2013 que le chiffre de 480 000-490 000 soldats auquel on espérait arriver en 2015 «[will be] accomplished almost all of it by natural attrition» ; ou lorsqu’un officiel du Pentagone avertit que si le phénomène de séquestration reprend, comme c’est probable pour le début 2015, on arrivera à la fin de cette année non plus aux 440 000-450 000 hommes prévus mais aux 420 000 hommes de l’option «Cannot Execute DSG»

On observera la vanité de ces divers débats. D’abord l’on vous dit qu’avec 440 000-450 000 hommes, on arrivera aux capacités nécessaires pour remplir la mission de l’US Army, ensuite l’on vous dit que de toutes les façons l’“attrition” conduit vers ces chiffres, enfin l’on vous annonce qu’il est bien probable que l’imbroglio législatif et financier dans lequel se débat Washington vous conduira à un chiffre bien plus bas, – celui qui, disait l’US Army l’année dernière, l’empêcherait (l’empêchera) de remplir sa mission. Par ailleurs, nul ne sait précisément à quoi correspond dans la vérité des situations stratégiques soi-disant anticipées par lui, le fameux Defense Strategic Guidance du président des USA, puisqu’il s’agit d’occurrences stratégiques qui cherchent surtout à réduire le plus possible les engagements des USA, pour le maximum de rentabilité au niveau de la sécurité nationale. Le DSG cherche surtout à déguiser le néo-isolationnisme US.

De même, le conflit théorique entre le qualitatif et le quantitatif relève de la même vanité. L’explication du choix soi-disant fait de favoriser le technologisme ne relève en rien, ni de la stratégie, ni de la sécurité nationale, mais simplement de la complicité des bureaucraties et de l’industrie de l’armement. Pour poursuivre l’argumentation symbolique, on dira que le volume des forces de l’US Army est sacrifié à un niveau de 1940 où les USA isolationnistes et encore en crise (la Grande Dépression) étaient incapables d’intervenir hors de leurs frontières, au JSF dont chacun sait qu’il s’agit de l’énorme archétype de la machine monstrueuse devenue paralysie même par sénilité et obsolescence paradoxale du progrès lui-même. (Même lorsque le progrès fonctionnait encore, l’argument du qualitatif dans l’ordre des machines, – ordre par définition inverti et faisant par conséquent de cet argument du qualitatif un piège sémantique, – constituait un argument absolument trompeur. Avancer que le F-16 a autant de capacité offensives que douze bombardiers lourds B-17 de la Deuxième Guerre mondiale, comme Lockheed Martin fit dans certaines de ses annonces publicitaires, est vrai dans un absolu qui n’a aucun intérêt et complètement sophistique et faussaire dans la vérité de la relativité des situations ; ne serait-ce que parce que le F-16/12 B-17 ne rencontrera pas contre lui la défense aérienne au sol et en l’air de 1943-1944 mais celle de 2014, qui a évolué selon les mêmes critères de progression technique, – et ainsi, avec un seul S-300, abattrait-on douze B-17 d'un coup....)

Historiquement, enfin, cette équivalence symbolique entre 2014 et 1940 suggère une comparaison plus en profondeur des situations respectives. Cette information fondamentale par le biais du symbole appelle à évaluer avec une précision comptable ce qui signifie ce “retour à la case départ” des forces armées US. Nous allons donc comparer ces deux années, – 1940 et 2014, – pour évaluer leur valeur respective en données capacitaires impliquant l’aspect budgétaire et l’aspect du technologisme. En d’autres termes, s’agit-il simplement d’un “retour à la case départ” ? Nous allons comparer ces deux années, non pas selon les techniques économiques (inflation, etc.) qui sont fondamentalement faussaires, mais en fonction de la vérité des capacités et des matériels relativement aux nécessités de l’époque. La référence choisie est celle de l’avion de combat considéré comme le meilleur du temps dans chacun des cas, du point de vue des USA… (source : US Government Spending, Defense Spending Chart.)

• En 1941, le budget de la défense des USA atteignait 2,13% du PNB US, qui atteignait lui-même $101,4 milliards. On peut donc fixer ce budget de la défense à un peu plus de $2 milliards, qu’on arrondira à $2 milliards. A cette époque, le meilleur avion de combat US, comme le révèleraient les événements du conflit mondial, était le North American NA-73 Apache/Mustang, qui devint le A-36 Apache puis, universellement connu comme le meilleur avion de combat de la guerre, le P-51 Mustang. Son développement de la planche à dessin au premier vol se fit en 102 jours, jusqu’en octobre (premier vol le 26 octobre 1940), pour une somme de $75 000 (sur commande du gouvernement britannique, non de celui des USA). Le Mustang, produit à 16 766 exemplaires, revenait durant les années de guerre à $25 000 l’exemplaire. Cela signifie qu’avec le budget de la défense complet de 1940, on pouvait acquérir autour de 80 000 exemplaires du “meilleur avion de combat” US de l’époque.

• En 2014, le budget du DoD atteint 5,15% d’un PNB nominal de $17 011,4 milliards, soit approximativement $870 milliards nominaux (cette somme impliquant l’addition de budgets hors-DoD, comme les agences de renseignements et le budget consacré au nucléaire, des postes qui n’existaient pas ou qui étaient négligeables en 1940). Le “meilleur avion de combat” US de l’époque, ce qu’on pourrait juger en perception comparable de celle du P-51, est l’inévitable JSF. Près de $400 milliards ont déjà été dépensés sur le développement de l’avion, depuis 1993-1994, et le prix estimé devrait être, au minimum minimorum, de $250 millions l’exemplaire. Avec le budget complet du DoD, on pourrait donc acquérir autour de 3 300/3 400 JSF, pseudo-“meilleur avion de combat” US de l’époque..

... Il n’y a pas “retour à la case-départ”, il y a retour au sous-sol de ce qu’était “la case-départ”, un sous-sol qui est une impasse décisive puisqu’il s’agit de la fermeture des perspectives capacitaires réelles par une impasse tendant vers zéro. On ajoutera le vrai élément qualitatif, celui qui est apprécié par rapport aux capacités de son temps : le Mustang fut vraiment le meilleur avion de combat de son temps, le JSF menace d’en être le pire, s’il existe jamais (avion de combat capable d’effectuer des missions ou avion de démonstration dont la principale fonction serait de rester au sol pour montrer qu’il existe, un peu à la manière du montage de désinformation du soi-disant Heinkel He-113 par les Allemand, peu avant l’entrée en guerre de 1939?).

De 2014-1940 à 1914, avec l’Ukraine comme référence

Dans ce bouillonnement abracadabrantesque de comptabilité faussaire, de gaspillages, d’intérêts particuliers, etc., que représente le Pentagone, l’argument rationnel se perd et perd toute sa substance. Le symbole, par contre, s’il est perçu comme tel, peut dégager une puissance assez grande pour faire prendre conscience de la vérité d’une situation. C’est le cas avec cette idée d’une US Army réduite à son effectif de 1940, au sommet ultime de l’isolationnisme de l’entre les deux guerres, avant l’explosion de l’expansion militaire des forces commençant en 1941. Ce symbole, c’est comme si nous remontions dans le temps, pour achever, dans une boucle gracieuse, un parcours d’expansion maximale d’une puissance jusqu’à passer son pic d’efficacité pour sombrer dans l’inversion, lorsque l’expansion devient négative dans son effet et se précipite dans l’effondrement... Et encore bien plus, – l’inversion est dans la comptabilité et dans l’évaluation des capacités, elle est aussi dans la logique des situations et dans la psychologie.

D’abord, on notera combien ce “retour symbolique à l’isolationnisme” par le biais du volume des forces de l’US Army rencontre un débat aux USA sur un “neo-isolationnisme” (“néo-iso”) en full swing dans les milieux washingtoniens. On a lu quelque mots là-dessus ce 28 février 2014, de et à propos des agitations de John Kerry pour nous convaincre que l’agonie se porte comme un charme. C’est une idée qui revient beaucoup dans nos propos en ce moment, comme notamment le 2 décembre 2013 :

«En effet, notre sentiment est que ce basculement psychologique de l’opinion publique, accompagnant une modification de la politique générale des USA, suscitée ou appréhendée c’est selon par ce nouvel état d’esprit, suggère un retour à la psychologie de la Grande Dépression. Il s’agit alors d’un repli sur une psychologie d’“isolationnisme défensif”, extrayant autant que faire se peut les USA des affaires du monde et de leurs responsabilités, tout en poursuivant bien entendu les relations commerciales et économiques selon les intérêts des USA. Cela suppose une perception catastrophique de la situation interne des USA par la psychologie, comme s’il s’agissait d’une sorte de Grande Dépression rampante mais d’une puissance considérable, peut-être plus grande que le modèle initial, dissimulée par des narrative et des mesures artificielles indirectes qui conduisent à une situation ubuesque où Wall Street n’a jamais été aussi haut alors que l’état des USA dans tous les domaines sociaux, infrastructurels, de cohésion nationale, d’équilibre économique des richesse, des structure du pouvoir, sont plongés dans l’impuissance, la paralysie ou en cours d’effondrement et de dissolution.»

Tout se faisant aujourd’hui en mode d’inversion marquant terriblement la psychologie, le propos continue à nous conduire à des observations paradoxales et contradictoires, qui s’accordent fort bien à la dynamique surpuissance-autodestruction d’effondrement du Système. La sortie de l’isolationnisme de1940 se fit, au travers de divers avatars et manigances intérieurs US, dans la dynamique d’un conflit passant à la dimension mondiale (la déclaration de guerre de septembre 1939, la chute de la France de juin 1940, l’attaque contre l’URSS du 21 juin 1941 et Pearl Harbor le 7 décembre 1941). La sortie de l’isolationnisme répondait à une logique objective, quelles que fussent les intentions qui la caractérisaient, d’une guerre mondiale où les USA, dans tous les cas où Roosevelt et son parti interventionniste, jugeaient vitale leur participation. Le retour, par le biais d’un neo-isolationnisme type-“retour à la case-départ” se fait alors que surgit une crise (la crise ukrainienne) qui est la première de la séquence (depuis 9/11 et surtout depuis 9/15 et 2008) portant en elle les éléments potentiels d’un conflit, non pas régional mais au plus haut niveau concevable, – et là, “néo-iso” ou pas, les USA étant rattrapés par leur effondrement, – et alors la crise “première de la séquence” pourrait devenir la crise décisive de la séquence, elle-même avec tout pour s’imposer comme la séquence décisive..

Cette situation, pour en revenir brièvement à la comptabilité, signifie que les USA sont dans une courbe inverse, et surtout avec une psychologie inverse également, à celle qui marqua la brusque émergence d’un courant de réarmement pour la guerre en 1941, après la réélection de Roosevelt. Techniquement et opérationnellement, le secrétaire à la défense Hagel annonce que le Pentagone a décidé d’abandonner le modèle d’une “guerre consistant en des opérations stables, très amples et de longue durée («...long and large stability operations”»), – c’est-à-dire tout ce qui se rapproche de la guerre conventionnelle de haut niveau, et a fortiori du “modèle pur de ‘guerre conventionnelle de haut niveau’”. Cet abandon répond à un choix mais aussi à l’incapacité de répondre à une nécessité (celle d’entretenir une armée capable de mener une telle guerre). Les USA n’ont d’ailleurs, d’ores et déjà, plus les moyens techniques, logistiques et structurels d’une telle occurrence, – et cela vaut évidemment pour l’Ukraine selon les risques et les menaces qui sont apparus ces deux ou trois derniers jours.

Inutile d’ajouter en détails que le reste du bloc BAO suit la même pente que les USA. Les directions-Système du bloc sont fascinées, comme seul champ de bataille essentiel, comme seule guerre décisive et de sauvegarde concevable, par la situation financière et le renforcement constant du système bancaire pourrie jusqu’à la moelle, selon les diktat de l’idéologie-Système (appelez-la ultralibéralisme et ainsi de suite, si vous voulez). L’activisme extérieur du bloc BAO suit cette pente, avec les critèeres habituels de lâcheté et d’illégalité, avec l’esprit éclatant de l’irresponsabilité, avec les moyens essentiels des interventions sans risque militaires (et aux effets catastrophiques, comme marque de fabrique certes) contre des très-faibles (la Libye), ou les interventions réduites aux menaces et à la subversion contre les très-faibles apparus comme moins faibles qu’on ne croyait (Syrie) ; surtout avec des moyens de subversion dans le domaine de la communication, type-“agression douce”, largement développés et de plus en plus avec comme objectif principal la Russie, et en Ukraine bien entendu pour le plus récent exemple opérationnel de la chose. Mais d’armée, de hard power hors des systèmes de technologie avancée permettant une stratégie isolationniste de l’agression ponctuelle, point du tout puisque l’argent va aux banques et au complexe militaro-industriel réduit à l’industrie et à la bureaucratie complice. On observera que tout cela correspond à une psychologie totalement nourrie à la principale narrative-Système concernant les véritables “forces” du temps du Système (la finance, le technologisme, la communication subversive).

On comprend le choix de cette stratégie amputée de l’instrument stratégique d’antan, dans la mesure où l’état d’esprit général y consent, c’est-à-dire si tout le monde joue le jeu. Mais les Russes, eux, jouent-ils le jeu ? Déjà, nous évoquions la forte possibilité d’un renversement complet de leur attitude il y a deux ans, lorsque les événements syriens semblaient y inviter durant une phase cruciale. Ainsi s’agissait-il des “méditations de Poutine“ (le 4 juin 2012). Il s’agissait alors d’envisager une alternative à la politique de stabilisation de la Russie en Syrie, impliquant une coopération avec le bloc BAO, et cette alternative abandonnant ces efforts et cette coopération...

«L’alternative, c’est de laisser aller tout en prenant des mesures de prudence et de renforcement des positions acquises, avec la certitude que la crise syrienne éventuellement devenue guerre civile s’étendra nécessairement à la région et impliquera de gré ou de force le bloc BAO, ne serait-ce que par les troubles subis par ses alliés israéliens, saoudiens, qataris. Cela ne signifie pas se retirer du jeu mais refuser un jeu qui revient à faire le jeu de la politique paralysée du bloc BAO, pour occuper une autre position. Il existe un point au-delà duquel la politique de recherche de la stabilité nécessite de laisser faire la dynamique de l’instabilité devenue inarrêtable, pour que les évènements eux-mêmes se chargent de détruire les facteurs d'instabilité et le cadre général qu'ils imposent, et conduisent ainsi à une stabilité nouvelle dans des conditions radicalement différentes, en plaçant tous les acteurs devant leurs vraies responsabilités. Dans le cas qui nous occupe, les choses de la dynamique de l'instabilité ne s’arrêteront pas à la Syrie, ni à la région autour de la Syrie, ni à l’Iran, mais, par les contrecoups déclenchés dans les situations intérieures, notamment celles des pays du bloc BAO, elles iront au cœur du sort du Système dans son entièreté. Elles poseront la question essentielle de l'effondrement du Système.»

L’Ukraine, c’est un peu le résultat de cette évolution, – et peut-être, par conséquent, des “méditations de Poutine” conduites à leur terme ; cette fois, évolution proche de la réalisation opérationnelle du choix de ce terme de l’alternative, et d’une façon, pour les Russes, non plus passive mais active parce que l’Ukraine telle-qu’elle-est aujourd’hui est un pistolet braqué sur le cœur et sur l'âme de la Russie. Plus rien à voir avec la Syrie, enjeu stratégique, et tout avec ce qui apparaîtrait comme rien de moins que l’enjeu existentiel dans toute sa crudité. L’esprit se rapproche, si l’on veut, de celui qu’implique cette remarque de Elena Ponomareva, dans Strategic-Culture.org, le 2 mars 2014... C’est-à-dire que si la direction russe, la psychologie russe, voire l’âme historique de la Russie, acceptent la situation prospective envisagée ici, alors les “méditations de Poutine” sont effectivement à leur terme parce que le problème se posent en termes absolument radicaux de vie ou de mort.

« Aujourd'hui encore, la Russie est le principal obstacle sur le chemin de la domination mondiale par l'élite mondiale. Leonid Chebarchine, ancien chef du service de renseignement extérieur soviétique, a noté un jour  [après la chute de l’URSS] que “l’Occident ne veut qu'une chose de la Russie : que la Russie n'existe plus”. L'Occident veut que la Russie cesse de faire partie de la géopolitique, il ne peut accepter son existence psychologiquement et historiquement et il peut infliger des dommages en arrachant l'Ukraine à la Russie, en divisant en fait une seule et même nation »

Bien entendu, la situation ne se résume pas à cela, aux seules interrogations ontologiques de la Russie. Il y a le bloc BAO et, pour lui, l’enjeu fondamental, également existentiel, – enjeu qu’il ignore, bien entendu, puisqu’entièrement intoxiqué comme un junkie par sa narrative, – c’est la réalisation de ce que serait l’état d’esprit de la Russie selon notre propre méditation. Déjà des signes dans ce sens apparaissent, et à quelle vitesse, selon le rythme fou que les événements imposent à tous, – événements devenus incontrôlables et s’exprimant en termes métahistoriques. The Independent titre son éditorial de ce 2 mars 2014 par cette formule lapidaire qui lui aurait fait risquer le lynch pour “état d’esprit munichois“ il y a 5 ans ou 10 ans : «We don’t want a war with Russia», – et il termine son texte, quels que soient par ailleurs les arguments, avec ceci, et avec les derniers mots que nous soulignons en gras :

« ‘The Independent on Sunday’ n'est pas opposé à toutes les guerres, quels que soient les discours à la mode sur le fait de vivre dans un monde "post-interventionniste". Nous sommes, comme le président Obama, opposés aux guerres stupides. Une guerre avec la Russie serait une guerre stupide pour mettre fin à toutes les guerres stupides. »

“Une guerre stupide pour en finir avec toutes les guerres stupides” (“la mère de toutes les guerres stupides”, doit ricaner Saddam de Là-Haut), – et l’on comprend bien sûr que cela est écrit, consciemment ou pas, avec une arrière-pensée apocalyptique, et le “en finir” a alors une connotation affreuse et terrible ; parce qu’entre les conditions du possible conflit en Ukraine avec la puissante armée russe, et l’incapacité du bloc BAO d’y répondre au même niveau conventionnel, l’alternative d’une guerre-malgré-tout c’est le nucléaire. Les Russes ont ce risque immense à l’esprit depuis longtemps (voir Medvedev, le 18 mai 2012) parce qu’ils ont l’esprit clair et le sens du tragique de cette époque sans précédent. Nous-mêmes le notions la semaine dernière, ce 28 février 2014 :

«Il importe en effet de ne pas oublier ceci que face à la Russie, sur la frontière ukrainienne, un bloc BAO qui prétendrait jouer un rôle militaire sérieux dans un conflit conventionnel sérieux n’a rien, absolument rien de sérieux pour le faire, – sauf peut-être la France qui redirigerait ses 400 soldats de renforts de fonds de tiroir en Centrafrique pour la frontière ukrainienne derrière laquelle la Russie déploie 150 000 hommes ? Ils savent tous très bien que, face à la Russie qu’on est allé provoquer sur le fondement absolument central de sa sécurité nationale, la seule riposte sérieuse possible serait tout simplement la possibilité d’une escalade vers l’“unthinkable”, l’option finale du conflit nucléaire...»

Cette prise de conscience paradoxalement inconsciente du danger suprême est-elle en train de se faire dans le bloc BAO ? Notre sentiment est que cette hypothèse doit être prise en compte : ce pourrait bien être le cas, et si c’est le cas cela devrait être nécessairement très rapide, comme vont les choses aujourd’hui. La prise de conscience n’est alors plus, pour le bloc BAO, une évolution psychologique mais un formidable choc psychologique. On devrait voir cette proposition du “choc psychologique”, si c’est effectivement le cas, dans le très court terme, à mesure de la détérioration de la situation ukrainienne. S’ouvrirait alors la perspective d’une nouvelle et terrible inconnue dans l’équation de ces temps fondamentaux, car l’issue apocalyptique, c’est-à-dire le risque du conflit nucléaire, n’est pas une assurance événementielle (qu’on pardonne l’étrange assemblage de mots si étrangers). Cette “nouvelle et terrible inconnue”, c’est d’abord d’observer ce que ce “formidable choc psychologique” produirait comme effets sur le bloc BAO. Aucune prospective n’est à faire, car il serait déraisonnable de spéculer sur l’inconnu, sur cette terra incognita que serait cette réalisation de la possibilité de l’apocalypse nucléaire ; il serait déraisonnable de spéculer sur l’effet d’un “choc psychologique” qui, s’il a lieu, bouleverserait tout dans notre perception, dans notre jugement, dans notre attitude. Personne ne serait épargné, y compris les Russes d’ailleurs, car s’ils ont, eux, ce risque terrible à l’esprit, il va de soi qu’ils n’en veulent à aucun prix, – mais ils ont ceci de plus que les autres, dans le sens du tragique, qu’ils y sont préparés.

(Bouleversement psychologique, disons-nous... Qui a vécu la crise de Cuba de 1962 ou la “peur nucléaire” accompagnant la crise des euromissiles de 1981-1984, comprendrait ce que c’est que ce “formidable choc psychologique”, y compris pour les dirigeants ; de Kennedy-Krouchtchev signant le traité d’interdiction des essais nucléaires en altitude de l’été 1963 avant d’être liquidés par les mœurs du temps, aux Gorbatchev-Reagan d’après 1985, cherchant le désarmement nucléaire et forçant au traité INF en décembre 1987 avant de déboucher sur l’effondrement de la Guerre froide, — événement plus justement défini que par l’effondrement de l’URSS. Encore s’agissait-il de période où la folie du Système n’avait pas pris le dessus, en réduisant tous les dirigeants-Système à leur médiocrité hallucinée, en réduisant la marche du monde à la prééminence totalitaire d’une narrative appuyée sur cette idéologie réduite à l’accomplissement du néant entropique par la dynamique du nihilisme universel, et soumettant la psychologie à ce diktat, – et c’est bien la survie de ce diktat qui est en jeu face au “formidable choc psychologique” dont nous parlons.)

Ainsi notre analyse est-elle que la possibilité du pire est en train de naître avec la crise ukrainienne rencontrant le néo-isolationnisme de l’effondrement américaniste (avec la psychologie américaniste à mesure) exprimé dans sa déroute budgétaire et monstrueuse, qu’elle existe peut-être désormais, mais que cela ne signifie pas que l’évolution de la situation va nécessairement dans ce sens du pire exprimé en un conflit nucléaire inéluctable. Cela signifie d’abord la possibilité, sinon la probabilité de ce “formidable choc psychologique” qui devrait changer toutes les conditions du jugement et même, en amont de la réflexion, de la perception elle-même, et par conséquent du comportement, des décisions, de la soumission à des événements à la course complètement nouvelle et inattendue débouchant plus sur le désordre cul-par-dessus tête que par l’impasse de l’apocalypse. L’analogie guerrière qui vient à l’esprit, mis à part absolument la question apocalyptique de l’emploi du nucléaire mais en la comptant comme un formidable facteur psychologique, s’accorde parfaitement avec l’autre symbole du centenaire de 1914, – car cette analogie est bien celle de la Grande Guerre, bien plus que de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour le conformisme de l’historiographie-Système, la Grande Guerre est “sortie de rien”, sorte d’accident monstrueux et incompréhensible. Notre thèse est exactement le contraire, comme l’on voit dans la présentation de La Grâce de l’Histoire :

«Dans ce premier tome, on analyse la séquence historique identifiée comme la dynamique conduisant à la crise actuelle, à partir de la rupture de la fin du XVIIIe siècle avec ses trois événements fondamentaux : la Révolution américaniste (guerre d'Indépendance des USA), la Révolution française et la révolution du choix de la thermodynamique engendrant le développement industriel et technologique. Dans la dynamique de cette séquence historique, la Grande Guerre de 1914-1918 occupe une place centrale, à la fois pivot de la dynamique en question, à la fois “réplique sismique en amont” annonçant notre grande crise du début du XXIe siècle...»

 On comprend que ce qui nous rapproche de 1914, ce n’est pas nécessairement l’événement (la guerre) mais l’esprit d’un temps perdu dans une ivresse aveuglante et qui se trouve soudain confronté aux réalités catastrophiques de lui-même. La crise ukrainienne, et la réalisation que les pressions du Système (du bloc BAO, son factotum) peuvent conduire à l’extrême catastrophique des affaires du monde, peuvent aussi bien, grâce au “formidable choc psychologique” dont nous parlons et à l’immense crainte qu’il recèle, déclencher une autre dynamique d’une puissance inouïe. Notre hypothèse à cet égard, rencontrant l’idée de la formidable puissance symbolique du centenaire de la Grande Guerre (voir le 2 janvier 2014), est que cette dynamique est celle de l’effondrement du Système dont rien, absolument rien ne réclame qu’il se fasse dans l’apocalypse nucléaire, parce qu’alors elle pourrait bien être, cette dynamique, le fruit de la panique psychologique totale naissant de la perspective soudain apparue que le risque de la guerre nucléaire existe plus que jamais. Il serait assez juste, disons “justice divine” ou “sort of”, que le Système s’écroulât sous la poussée de la trouille soudaine et bouleversante de ses serviteurs de la possibilité de l’usage du produit le plus monstrueux du système du technologisme. Les Russes, qui sont au courant, verraient cela d’un regard sans surprise, disons au moment où l’on connaîtrait le résultat du référendum de la Crimée sur son avenir, ou quelque autre gâterie de ce genre accouchée des fines manœuvres du bloc BAO.