La Menace transmutée en Simulacre

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La Menace transmutée en Simulacre

31 mai 2019 – Il y a quarante années, lorsqu’on discutait des relations Est-Ouest, et par conséquent des relations avec la Russie, on parlait aisément, nous voulons dire sans plus de précisions, de “la Menace” (The Threat), – d’une façon quasiment institutionnalisée puisque majusculée comme on le voit. Le Pentagone avait traduit cela de façon plus précise en une luxueuse publication annuelle qui dura tout au long des années 1980, – production typique de l’administration Reagan, – sous le titre de Soviet Military Threat.

On a beaucoup glosé et ironisé là-dessus, nous voulons dire sur “la Menace”. Pour certains, non sans arguments, elle n’exista jamais réellement, mais cette conclusion nous paraît finalement un peu trop abrupte et convenue (un peu trop “anticonformiste” quand on s’affiche comme tel, en poussant un peu le propos, notamment pour ridiculiser un “conformisme” de toutes les façons dépassé). Il est vrai qu’on exagéra grandement “la Menace”, notamment pour alimenter les budgets militaires occidentaux et, d’une façon plus générale, le Complexe Militaro-Industriel ; il est vrai également qu’il n’est pas conforme à la vérité de dire qu’elle n’exista pas. Nos époques vivant sous le règne de la quantité, il est hors de doute que l’URSS produisit des masses impressionnantes d’armements, de divisions et d’armées, de missiles stratégiques et ainsi de suite. Sans doute la tromperie, ou dans tous les cas la déformation, porta-t-elle sur l’évaluation des intentions : l’armée soviétique avait certes une structure offensive, mais ses plans et ses intentions l’étaient beaucoup moins qu’on ne le dit.

Il est vrai qu’on peut également argumenter la réciproque, et nier que les plans en général, – à part chez quelques fous comme le général Curtiss LeMay, – étaient à l’Ouest beaucoup moins offensifs que les Soviétiques ne le crurent. La différence se trouvait sans doute dans la puissance des Complexes Militaro-Industriels par rapport au pouvoir civil, beaucoup plus grand à l’Ouest qu’à l’Est, alors qu’à côté de cela il a été établi qu’il existait une véritable “complexité objective” entre les deux CMI, chacun faisant en sorte de faire valoir la puissance de l’autre pour obtenir son propre renforcement des autorités civiles.

… Mais enfin, tout cela existait ! Mais aujourd’hui ?

Plus rien n’existe de ce qui caractérisait “la Menace” et ce qu’on lui opposait dans l’ordre de l’évaluation, du rangeme. Il n’est même plus question de comptabilité (combien qui a d’avions de combat ? Et celui qui s’oppose à lui ? Etc.). Certes, des phénomènes techniques apparaissent tout de même, à partir desquels on peut tenter de donner une illustration de la puissance, mais encore faut-il parvenir à définir exactement leur statut, et les résultats de ces investigations sont très divers, impliquant qu’aujourd’hui une “menace” (un composant d’une “menace”) doit être l’objet d’une véritable enquête pour déterminer sa véracité, son existence, sa “réalité”, etc… Deux exemples contradictoires donnent une idée de l’enjeu existant au niveau de la connaissance des choses, de la communication, de la vérité-de-situation et du simulacre… :

• Le fait hypersonique est désormais accepté, après diverses hésitations, tentatives de le réduire à un simple exercice de propagande, ou bien à une fausse affirmation technologique, etc. Il est désormais admis que l’hypersonique, avec tous les systèmes qui sont développés autour de lui, constitue une avancée stratégique majeure au bénéfice de la Russie et de la Chine principalement, les pays occidentaux ayant pris un retard considérable. Contre ce fait, on relève diverses réactions dans diverses directions, avec parfois des attitudes étonnantes consistant simplement, non pas à nier l’existence des hypersoniques, mais simplement à décliner l’idée de les développerce qui revient à accepter une supériorité stratégique russe et chinoise sans autre forme de procès, sans même en tirer la moindre conclusionau niveau de la question de la parité stratégique

« David Trachtenberg, sous-secrétaire adjoint à la défense des États-Unis, a déclaré qu'il faut être “deux pour faire une course”, ajoutant que l'Amérique “n'est pas intéressée à développer des systèmes équivalents aux nouveaux systèmes russes”. Il fait en effet remarquer que “les Russes mettent au point une quantité incroyable de nouveaux systèmes d'armes nucléaires” et qu'en général, ”ils font un certain nombre de choses que nous ne faisons tout simplement pas”… »

• L’existence de la technologie furtive, et particulièrement de l’avion de combat F-35 (JSF) continue à être présentée depuis près d’un quart de siècle comme la formule irrésistible de la domination des cieux (évidemment au bénéfice des USA et de tous leurs alliés-laquais bien alignés en rang derrière eux). Le F-35 est partout officiellement acclamée comme une arme sans équivalent, d’une puissance extraordinaire, que rien ne peut ni détecter ni arrêter. La vérité-de-situation, d’une puissance extraordinaire, prouvée et encore prouvée, et toujours prouvée, est le contraire de tout cela. Le F-35 est la plus grande, la plus coûteuse, la plus inefficace catastrophe industrielle et technologique de toute l’histoire de l’aviation militaire et de combat, et peut-être bien la fin de la catégorie de l’avion de combat développée selon le cours et la logique de soi-disant progrès du technologisme, – c’est-à-dire un signe très puissant de la fin du phénomènedu technologisme comme dynamique de progrès sans aucun frein… Mais rien n’arrête le flux de la communication autour du F-35, qui, à défaut d’être le plus grand avion de combat de tous les temps, est sans le moindre doute possible le plus grand simulacre d’avion de combat de tous les temps… Ainsi soit-il !

Cette situation qu’on devine aisément comme extraordinaire et sans équivalent nous conduit à des réflexions qui ne le sont pas moins. Ainsi en est-il de ces remarques du professeur Stephen F. Cohen, sans aucun doute le meilleur spécialiste de la Russie aux USA, qui est interrogé par le journaliste Chris Hedges, – une des meilleures combinaisons possibles aux USA dans le monde du système de la communication, sur cette forme de questions essentielles qui nous intéresse ici ; Cohen et Hedges qui parlent sans contrainte ni retenue, et cela dans le cadre de RT.com (USA), qui ne cesse de se révéler du point de vue de la liberté d’opinion et de l’antiSystème l’un des meilleurs réseaux au milieu d’une presseSystème totalement enkystée dans le simulacre de communication qu’elle ne cesse de renforcer et de développer.

… Effectivement, il s’agit bien d’un simulacre, – ce qu’on a baptisé le Russiagate, – qui est présenté avec raison par Cohen comme la “menace” la plus grave pesant sur les USA.

« La russophobie à l'échelle du système américain, qui a atteint son apogée avec la Russie, a créé une “catastrophe” pour la politique intérieure et les relations étrangères, qui menace l'avenir du système américain, explique le professeur Stephen Cohen à la RT.
» La guerre avec la Russie pourrait facilement éclater si les Etats-Unis insistaient pour poursuivre la politique de “diabolisation” qui a donné naissance à l’hostilité contre la Russie au lieu de revenir à la détente et à la coopération, affirme Stephen Cohen, professeur émérite d'histoire russe à l'université de New York, dans l’émission ‘On Contact’ de Chris Hedges. Alors que l’OTAN a délibérément contrecarré la Russie post-soviétique en s'étendant jusqu'à ses frontières, les Etats-Unis ont déployé des systèmes de défense antimissile le long de ces frontières après avoir supprimé un traité sur les armements, laissant le président Vladimir Poutine “sans illusions” sur la bonne volonté de l'Ouest, – mais armés de “missiles nucléaires qui peuvent échapper à tout système de défense antimissile”.
» “Il est temps de conclure un nouvel accord sérieux sur la maîtrise des armements. Qu'est-ce qu'on obtient ? Russiagate à la place.”
» M. Cohen estime que la théorie du complot, – qui fait toujours la une des médias américains bien qu'elle ait été complètement discréditée, tant par des enquêteurs indépendants que le mois dernier par le rapport du conseiller spécial Robert Mueller, – est le fait de la CIA et de son ancien directeur, John Brennan, qui sont fermement opposés à toute forme de coopération avec la Russie. Le procureur général William Barr, qui enquête actuellement sur la façon dont le FBI a commencé l'enquête de contre-espionnage en 2016, devrait jeter un coup d'œil à Brennan et à son agence, dit Cohen.
» “Si nos services de renseignements n’ont pas un comportement neutre et qu’ils sont au contraire partisans au point où ils peuvent essayer de détruire un candidat à la présidence, puis un président... nous devons le savoir et en tirer les conséquences”, dit M. Cohen. “C'est le pire scandale de l'histoire américaine. C'est le pire, au moins, depuis la guerre civile.” Et les dégâts causés par cette “catastrophe” ne se sont pas arrêtés à la frontière américaine.
» L'idée que Trump est un agent russe a été dévastatrice pour “nos propres institutions, pour la présidence, pour notre système électoral, pour le Congrès, pour les grands médias américains, sans parler des dommages qu'elle a causés aux relations américano-russes et à la façon dont les Russes, tant les élites russes que les jeunes, voient l'Amérique aujourd'hui”, déclare Cohen. Et les dommages potentiels qu'il pourrait encore causer sont énormes.
» “Russiagate est l'une des nouvelles plus grandes menaces pour la sécurité nationale. J'en ai fait une liste de cinq. La Russie et la Chine n'y sont pas. Russiagate est numéro un.” »

… Ainsi donc, un simulacre dans tous les sens possibles du terme, et reconnu comme tel par nombre d’analyses, joue le rôle de pilier central de la menace stratégique contre les États-Unis. C’est une folie, mais ce n’est pas faux, car c’est bien cette folie qui conduit les USA vers son destin déjà annoncé par Lincoln, – et en attendant nous ajoutons la Stratégie-Spectacle au sein de la société du Spectacle.

Simulacre & Stratégie-Spectacle

Bien entendu, lorsque l’on parle de simulacre pour décrire la situation, – et l’évolution de “la Menace” au Simulacre, – on ne parle que des USA, du bloc-BAO, de l’ancien Occident prétendument sorti vainqueurs de la Guerre froide. Les Russes (et d’autres), n’ont pas de ces représentationsmême si leur ressentiment contre les USA/le bloc-BAO ne cesse de grandir ; et leur posture militaire n’a jamais été en aucune façon offensive, encore moins conquérante ni hégémonique. Le développement des hypersoniques, pour reprendre cet exemple extrême, était présenté, littéralement comme l’avait dit Poutine lors de son discours du 1ermars 2018, pour ceci : « Cette fois vous allez nous écouter », et (poursuit-on pour lui) “parce que nous sommes sérieux avec nos nouvelles armes, vous allez nous entendre vous dire avec le plus grave sérieux qu’il faut absolument que vous vous arrêtiez de nous traiter d’une façon telle qu’un conflit pourrait devenir inévitable”.

Il semble bien que nous n’ayons ni entendu, ni même écouté Poutine, ce 1ermars 2018. Nous restons avec notre Simulacre, point final.

L’on comprend parfaitement l’argument du professeur Cohen qui parvient à cette situation extraordinaire où la principale menace pesant sur les USA et sur leurs alliés consiste en une intention, une machination, une subversion, une préparation à une attaque complètement inventées, – de préférence à de multiples et extrêmement puissantes vérités-de-situation qui sont autant de menaces réelles qui pressent le cœur même de la civilisation.

Nous pensons que l’explication, au-delà du formidable appareil de communication qui ne fait que relayer une intention initiale, au-delà de tous les arguments historiques ou plus récents de russophobie et de complotistes antirussistes qui ne font que nourrir d’un apparat de sérieux cette intention initiale qui devient finale, il y a l’existence d’un formidable déni collectif qui conduit à faire jouer à la Russie, contre son gré et sans rien lui demander, un rôle de convenance. Ce déni, c’est tout simplement l’échec de notre civilisation, l’échec de la modernité, tous ces échecs qui enterrent six siècles d’ivresse occidentale et chrétienne depuis la Renaissance. Un seul récit, correspondant à la puissance du technologisme et avec l’aide décisive du système de la communication, peut soutenir ce déni : le triomphe (le soi-disant “triomphe”, simulacre pour Simulacre) de la Guerre froide recommencé, d’une façon encore plus tonitruante et impérieuse.

A cette lumière, on comprend d’une façon assez différente la référence que nous donnions plus haut du sous-secrétaire adjoint à la défense des États-Unis David Trachtenberg. Dans le texte initial, nous faisions diverses explications pour expliquer son comportement et ses déclarations somme toute assez étonnants. Nous proposons alors une toute autre appréciation dans la logique de notre propos : il s’agit d’un déni technologique et militaire qui a sa place à l’intérieur du déni fondamental que nous venons de citer…

Il s’agit de notre déni effectivement, et de rien d’autre, avec cet exemple pour ce qui concerne les formidables systèmes hypersoniques russes : “Nous ne sommes pas intéressés par votre ferraille”, dit Trachtenberg – même si cette “ferraille” est de l’hypersonique qui enverra à la ferraille les onze super-porte-avions de la Navy et le reste, ou bien non, justement parce que cette “ferraille” peut envoyer à la ferraille les onze super-porte-avions… Comme s’il nous disait encore, Trachtenberg : “Nous ne sommes pas intéressés parce que nous jouons selon nos règles à nous et selon les normes de notre Simulacre où vous n’avez pas la place que vous prétendezoccuper, ni les hypersoniques, ni rien du tout, où vous n’êtes que des sales moujiksdont nous allons faire de la charpie sur laquelle nous planterons cette pancarte larguée par un F-35 que vous n’aurez pas vu venir : ‘Avertissement à ceux qui osent mettre en cause notre civilisation, notre hégémonie, notre indispensabilité, notre modernité’…”

Ainsi en va-t-il de notre interprétation du Grand Simulacre, le Russiagate, qui ne veut pas mourir, au contraire qui veut se développer plus que jamais. Cohen a raison : cette extraordinaire situation « a créé une “catastrophe” pour la politique intérieure et les relations étrangères, qui menace l'avenir du système américain » Nous-mêmes, nous ne cessons de le répéter, tandis que tous nos brillants éditorialistes européens/parisiens s’exclament d’extase devant les résultats économiques absolument ébouriffants, puisqu’absolument faussaires, qui tracent la trajectoire foudroyante de Donald Trump.

Le pauvre Stephen Cohen, cet homme si brillant, devant l’un des meilleurs journalistes de sa générations, Chris Hedges, tout cela sous les auspices d’un réseau russe, pleure l’épouvantable destin de la Grande République. Effectivement, elle se flinguera toute seule dans ses représentations fantasmagoriques, et alors résonnera, une fois de plus, la fameuse adresse du non moins fameux Abraham Lincoln (il y a longtemps que nous ne l’avions cité, celui-là) :

« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant »… Tu l’as donc bien dit, Abe.