La puissance bienveillante du monde

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La puissance bienveillante du monde

6 novembre 2015 – Après une journée de réflexion, je me suis décidé dans le sens qu’on va lire. C’est un phénomène digne d’être présenté, l’intrusion de la crise du monde dans l’inconscient, ou la surconscience d’un être, de façon si aigue, si insistante, comme si la crise du monde nous pressait et annonçait ainsi sa complète réalisation ... (Car ma conviction est que je ne suis pas le seul dans ce cas, qu’on le sache ou pas, qu’on le dise [ou l’écrive] ou non.)

Je ne suis pas du tout coutumier des rêves, et non plus des cauchemars. C’est-à-dire que je ne me souviens que très rarement des rêves, dont les cauchemars, que je fais nécessairement puisque le rêve est une activité coutumière du sommeil. Ces dernières années et plus, – je parle du temps passé depuis le début du siècle, et même avant, même plus longtemps avant, je ne sais, – je n’avais aucun souvenir de mes rêves à mon réveil ou après ; parfois quelques bribes, la sensation d’avoir rêvé, mais rien de plus ;  je n’ai pas, au-delà de ces très récentes expériences dont je parle ici, le souvenir de m’en être souvenu... Et puis, voilà que tout change. Le phénomène me paraît remarquable dans la mesure où en moins d’un mois, deux rêves-devenus-cauchemars s’inscrivent dans ma mémoire de réveil avec une force, une minutie dans le détail, une puissance telle que le phénomène influe radicalement sur mon humeur à ce réveil, que j’identifie précisément la chose, que je dois me battre pied à pied contre cette humeur en en sachant parfaitement la cause comme si elle existait vraiment, bien vivante et réelle, et encore devant moi, là, avec moi, en détaillant mon cauchemar, en l’assumant, en le comprenant selon mon interprétation... Je vous dirais comment j’en ai triomphé.

On se souvient bien sûr que le premier de ces deux cauchemars successifs fit l’objet d’une chronique du Journal dde.crisis le 12 octobre, il y a moins d’un mois, d’ailleurs avec des réactions extrêmement passionnantes des lecteurs de la chronique. Le destin récidive dans cette nuit du 4 au 5 novembre, et j’espère ne pas lasser ces mêmes lecteurs en m’y attachant. Là aussi, puissance du rêve, minutie du détail, images gravée très profondément, logique-onirique du développement avec ses contrepieds, ses dissimulations et ses ruptures d’apparence illogique, sa symbolique à fleur de conscience, etc. ; puis humeur extraordinaire, particulièrement active et puissante au réveil, je l’ai déjà dit, à croire que la chose noire comme de l’encre et comme une nuit sans fin reste présente, bien vivante, elle aussi sortie de sa nuit pour me poursuivre... Tout y est.

Que s’est-il passé ? Nous roulons en voiture sur une autoroute d’une beauté somptueuse, d’abord à cause du lieu et des environs où il se déroule : un paysage d’une puissance inouïe, et pourtant comme d’une douce beauté également très grande, entre deux chaînes de montagne élancées, acérés et très hautes, qui proclament leur puissance de granit, avec à leur hauteur habituelle dans ces paysages alpins des forêts de sapins sur le flanc, avec une vallée très large entre les deux chaînes, presque une plaine, pour les rassembler mais dans un mouvement très ample et très large, donnant ainsi à l’ensemble un mélange de grandeur, de sublimité, mais aussi d’ouverture et d’apaisement, et je dirais, par-dessus tout, de bienveillance, comme peut le montrer un géant sûr de sa force et de sa grandeur, et attentif au reste. (En vérité, rien à voir, à aucun moment, avec l’impression d’écrasement qu’on peut parfois éprouver dans les vallée plus encaissés ; dominés par l’immense hauteur presque inaccessible et pourtant qui vous domine directement, comme certains l’éprouvent parfois à Chamonix.) L’autoroute est à flanc de la pente très forte, au milieu des sapins, parfaitement intégrée dans l’ensemble, dans la structure de ce monde jusqu’à ne plus s’en distinguer par son incongruité moderniste, et pourtant sans aucune trace de la pénombre qui baignent souvent ces grandes forêts d’arbres sombres qui ne se départissent jamais de leur ombre puissante avec leur feuillage persistant. En un mot, ce paysage a quelque chose d’unique dans l’équilibre de ses vertus et la force de la proximité qu’il arrive à établir : sublimité, puissance, sombritude irradiant une lumière indéfinissable (il n’est question ni du ciel, ni du soleil, ni du temps qu’il fait dans mon rêve), enfin, toujours et encore, cette omniprésente bienveillance trempée dans l’harmonie et la sérénité, comme une musique universelle.

Dans la voiture, ma femme et moi sur les sièges de devant, et deux personnes à l’arrière. Je suppose, sans aucune certitude à aucun moment, que ce sont les deux filles de ma femme, d’un premier mariage, deux jeunes femmes presqu’à la maturité aujourd’hui, dans leurs trentaines. Tous ces personnages d’habitude si proches de moi sont désincarnés, comme déjà lointains, presque perdus. Bientôt s’annonce une halte, qui doit être, je le suppose là aussi, ce qu’on nomme communément et d’une façon si incongrue dans ce paysage grandiose, une “station-service”. L’accord général se fait pour un arrêt, pour faire quelques pas, peut-être pour regarder, pour humer... On emprunte la bretelle montant vers une petite plate-forme (nous roulons sur le flanc haut de la montagne) où se trouve la chose. C’est une bien étrange “station-service” : un très grand bâtiment de bois dans ce qui doit être le style du pays, et de quel pays d’ailleurs ; si l’on veut un très grand chalet plutôt étalé en surface qu’en hauteur (pas plus d’un étage), sur le site qui est comme un rivage temporaire creusé artificiellement pour l’autoroute dans l’océan des sapins qui grimpent ou qui dévalent la pente c’est selon. Je n’ai aucun souvenir : y a-t-il d’autres véhicules sur cet emplacement qui doit faire office de “parking” ou sommes-nous le seul ? Comme je l’ai dit, la “station-service” est étrange, mais elle est aussi sublime dans son unicité ; non seulement la beauté indicible et comme d’un autre temps de cette construction du chalet de bois, mais aucune enseigne, pas le moindre indice de ce qui serait un magasin comme c’est la coutume des “stations services”, nulle part la moindre chose qui ressemblerait à ces infâmes choses, des pompes à essence. Rien de tout cela ne nous étonne.

Il y a un chemin qui s’enfonce derrière le chalet-station, adossé à la pente de la montagne et sous les auspices des sombres sapins, et s’ouvre plus loin sur une échappée qui semble brusquement enrobée de lumière. Nous décidons d’aller faire quelques pas dans ce sens, ma femme est devant avec celle qui paraît être sa fille ainée, moi avec celle que je suppose être la cadette, dont j’ai l’étrange sensation qu’elle devient garçon en gardant le caractère de la fille, puis, situation complètement différente, elle ou lui devenu peut-être bien mon neveu lorsqu’il approchait de ses vingt ans ; il avait toujours été mon préféré des garçons dans la famille et, pendant un temps, j’aurais aimé qu’il ait été mon fils. Mais soudain, tous deux ont disparu lorsqu’on s’aperçoit qu’il n’y a plus personne devant nous. Ma femme et sa compagnie ont disparu de notre vue, bien que le chemin soit assez long pour qu’on y voit loin, et lumineux comme j’ai dit. Je décide de presser le pas pour les rattraper et conseille à ma propre compagnie de retourner vers le chalet pour nous y attendre, pour tenir conseil lorsque nous serons revenus. Une impression rapide d'un temps assez long d'une marche endiablée mais rien n’y fait : personne. Je reviens sur mes pas, vers le chalet-station, et là, quelle surprise ! Il n’y a plus de chalet mais une de ces infâmes bâtisses blanchâtres, carrées et trapues, sans aucune structure réfléchie, efficace, esthétique, comme on en faisait dans les années soixante au début de mon époque, dans leurs “stations-service”, les murs pleins de salissures, la peinture écaillée, avec des fissures, puante de matière à bon marché et de conception artificielle et industrielle. J’entre, je ne sais comment, ne retrouve pas ma compagnie, et d’ailleurs il n’y a personne, absolument personne, avec un silence de mort par anéantissement des choses, et dehors plus de voiture, plus de “parking”. Je suis à nouveau en-dehors du bâtiment infâme et m’aperçois qu’en fait il est complètement en ruines avec juste la structure intacte pour témoigner de ce que fut cette chose, avec des poutres d’acier abattus, des tiges de fer tordues et rouillées, avec des plaques de contreplaqué bouffées par l’humidité, une ruine de contrefaçon, de toc, dans laquelle on ne peut plus entrer depuis si longtemps puisque complètement informe, avec cette odeur caractéristique de la ruine de toc vieillie dans les intempéries comme par une punition, envahie par des sortes de lianes hostiles, des ronces agressives et méchantes. Je me tourne et regarde l’autoroute ; qui parle d’autoroute ? Un reste immonde de vielle route d’un béton fissuré et informe rappelant une vague direction et suggérant un usage incertain et sans aucune nécessité, avec son bitume craquelé et usé, parcouru sinon recouvert bientôt de plantes sauvages, peut-être quelques branches pourries, voire des pierres venues d’un éboulis, tout cela dépotoir sans queue ni tête, sans avant ni après... Une angoisse extraordinaire m’étreint alors et je découvre, comme Hercule supportant le monde, le véritable sens, le poids, la force, la substance, l’écrasante vérité du mot lorsqu’il s’accompagne d’une telle désolation des œuvres humaines : solitude, comme l’on dit d’une ruine infâme qui sollicite l’oubli comme ultime faveur... Le “réveil” sonne alors, quelques notes du pauvre Franz Liszt qui n’aurait jamais oser s’imaginer enfermé dans un téléphone portable pour cette fonction dégradante du réveil, et je déserte brusquement mon cauchemar. J’ignore si je l’ai interrompu, si l’on “interrompt” un cauchemar, dans tous les cas je me suis levé aussitôt.

L’angoisse me paralysa pendant presque une demi-heure. La bataille fut ardue ensuite, pour m’en défaire décisivement. Je finis par y parvenir, en plus du Xanax insuffisant, en relisant une dernière fois les Notes d’analyse concernant l’inconnaissance, sur lesquelles j’avais beaucoup travaillé, dont j’avais beaucoup  douté, et qui soudain me parurent satisfaisantes. Un grand soulagement m’envahit. C’est alors que je commençai à croire que le véritable héros de mon cauchemar, le deus ex machina, celui-là qui m’avait permis de tenir malgré tout, c’était ce “paysage d’une puissance inouïe, et pourtant comme d’une douce beauté également très grande, entre deux chaîne de montagne élancées, acérés et très hautes, qui proclament leur puissance de granit... donnant ainsi à l’ensemble un mélange de grandeur, de sublimité, mais aussi d’ouverture et d’apaisement, et je dirais, par-dessus tout, de bienveillance, comme peut le montrer un géant sûr de sa force et de sa grandeur, et attentif au reste... quelque chose d’unique dans l’équilibre de ses vertus et la force de la proximité qu’il arrive à établir : sublimité, puissance, sombritude irradiant une lumière indéfinissable... enfin, toujours et encore, cette omniprésente bienveillance trempée dans l’harmonie et la sérénité, comme une musique universelle.” C’est lui qui m’a délivré de mon cauchemar et, jusqu’à ce que j’écrive ces lignes, il n’a cessé de s’affirmer et de montrer sa splendeur dans mon souvenir ; il m’a rendu gai, plein d’ardeur et d’allant pour tout un jour et au-delà, ce paysage du monde qui semblait exister hors de tous les avatars que j’ai rencontrés, comme un autre monde autour de cette aventure terrible et affreuse où je m’étais enfoncé.

Comme je l’écrivais au début, et je le répète : “...l’intrusion de la crise du monde dans l’inconscient, ou la surconscience d’un être, de façon si aigue, si insistante, comme si la crise du monde nous pressait et annonçait ainsi sa complète réalisation”.