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363627 avril 2015 – La genèse de ce texte est chronologiquement complexe à établir. Qu’il nous suffise de dire qu’un proche, qui suivait nos travaux concernant notamment le processus-Système de “néantisation” sous la formule dd&e (déstructuration-dissolution-entropisation), nous signala la présence sur YuTube d’une intervention du philosophe “déconstructeur” Jacques Derrida, sous doute datant de 2002, sous le titre (anglais) de Derrida’s Terror. C’est sur ce document que nous appuyons notre texte qui développe une hypothèse ambitieuse.
(Nous sollicitons ici le terme “néantisation” pour désigner en une forme plus définitive le processus dd&e, et bien qu’on puisse arguer que “néantisation” pourrait équivaloir à “entropisation” ; mais le premier néologisme [de Heidegger], d’origine philosophique et métaphysique, semble apte à embrasser la processus général dd&e, plus que le terme “entropisation”, de facture fortement scientifique, et de plus qui fait partie de la formule [dd&e], donc dans une position qu’on pourrait juger inopportunément “juge et partie”. Une hypothèse serait que, dans notre esprit, “entropisation” constituât l’opérationnalisation de la “néantisation” tandis que la “néantisation” engloberait l’ensemble du processus dd&e. C’est à voir et l’on verra. En attendant, on notera ce que Gorge Steiner dit, dans Grammaires de la création [NRF essais/Gallimard, 2001], du terme “néantisation” : «Mais c’est Heidegger qui va le plus loin dans le repliement des contours du langage ordinaire et de la syntaxe rationnelle. Dans le contexte historique qui est déterminant pour cette étude, à l’époque de la longue éclipse des espoirs humains et de la dislocation du temps futur, Heidegger fait du “néant” un verbe : Nichten, “néantir”. Le néologisme va beaucoup plus loin que vernichten, qui signifie “détruire”, “anéantir”. Il laisse pressentir comme à travers un voile, – la notion d’“ombre” est ici cruciale, – l’anéantissement de ce qui existe.»)
Le document Derrida’s Terror, mis sur YuTube le 24 novembre 2008 par un incertain Xenosophia, est manifestement une interview faite par un (des) intervieweur(s) de langue anglaise, ou anglo-américain sans nul doute (Derrida, décédé en 2004, enseignait régulièrement aux USA, comme on va le voir évidemment). La présentation écrite est en anglais, il y a des sous-titres anglais et, à un moment, Derrida dit une phrase en anglais alors que le reste de son intervention est en français. D’après les indications que nous avons recueillies, il s’agirait d’un document réalisé par deux des anciennes élèves de Derrida, de Kirby Dick & Amy Ziering Kofman (voir ce lien). Le texte de présentation dit ceci : «Jacques Derrida speaks about the aggressivity that is inevitable in the act of deconstruction, and the fear and anxiety that he experiences as he finds himself “aggressing” other texts, persons, or institutions.» Il y avait 5.591 visions le 25 avril 2015 alors qu’il y en avait eu 1.285 lorsque nous le visionnâmes pour la première fois, le 12 août 2012. La durée de l’interview est de 3 minutes 48 secondes. Voici sa transcription (Nous avons mis quelques mots en gras, pour souligner ceux qui sont les plus importants pour notre propos ; le mot “i-na-dmi-ssible” “tronçonné” en tirets retranscrit l’intonation de martèlement que Derrida déclame...)
« …Chaque fois que j’écris quelque chose … Que j’avance dans des espaces où je ne m’étais pas aventuré, ce qui implique des actes qui peuvent sembler agressifs à l’égard de penseurs, ou de collègues… C’est déjà arrivé… Je ne suis pas “polémiqueur” [sic] mais il est vrai que les gestes de type déconstructif ont souvent l’apparence de gestes qui vont déstabiliser, ou angoisser les autres, ou même blesser les autres quelquefois…
» Alors, chaque fois que j’ai fait ce geste là, il y a eu des moments de peur… Pas au moment où j’écris, parce qu’au moment où j’écris, il y a une espèce de nécessité, une espèce de force, plus forte que moi, qui fait que ce que je dois écrire, je l’écris, quelles que soient les conséquences … Je n’ai jamais renoncé à écrire quoi que ce soit parce que conséquences me faisaient peur. Rien ne m’intimide quand j’écris. Je dis ce que je pense qui doit être dit. Bon…
» Cela dit, quand je n’écris pas, quand je ne suis pas en train d’écrire, et à un moment très particulier qui est le moment où je m’endors… When I have a nap and I fall asleep … A ce moment-là, dans un demi-sommeil, je suis effrayé par ce que je suis en train de faire, et je me dis “mais tu es fou, tu es fou d’écrire ça, tu es fou de t’attaquer à ça, tu es fou de critiquer telle ou telle personne, tu es fou de contester telle ou telle autorité, que ce soit une autorité textuelle, une autorité institutionnelle, une autorité personnelle”... Et il y a une sorte de panique , dans un subconscient, comme ça, une sorte de panique, comme si … comme si, à quoi est-ce que je peux comparer ça ? Imaginez un enfant qui fait une chose honteuse, il a fait une chose honteuse, bon… Il y a les rêves d’enfant de Freud, où l’enfant se promène nu, vous savez les rêves où l’on se promène tout nu, et puis l’on est effrayé parce que tout le monde voit que vous êtes nu … Bon… Dans ce demi-sommeil, j’ai l’impression que j’ai fait une chose criminelle, honteuse, inavouable, quelque chose que je n’aurais jamais du faire… Et quelqu’un est en train de me dire : “Mais tu es fou de faire ça !” … Et c’est l’évidence même, je le crois dans mon demi-sommeil, je le crois… Et donc, l’ordre qui est évident dans cela, c’est “Arrête tout, retire ça, brûle tes papiers… Ce que tu viens de faire est i-na-dmi-ssible !” Mais dès que je me réveille, c’est fini.
» Ca veut dire que… Je l’interprète comme ça, ça veut dire que quand je suis éveillé, conscient, au travail, etc., je suis d’une certaine manière plus inconscient que dans un demi-sommeil… Dans un demi-sommeil, je, je… il y a une certaine vigilance qui me dit la vérité, à savoir que ce que je fais c’est très grave, d’une certaine manière … Mais quand je suis éveillé et au travail, cette vigilance-là est en sommeil. Elle n’est pas la plus forte, et donc je fais ce qui doit être fait… »
Il faut regarder et écouter Derrida, l’esprit dégagé au moins pour cet instant de tout parti pris, voire même de ses propres positions fondamentales, le regarder et l’écouter disons d’humain à humain. Il dit une vérité profonde de son être, de lui-même, qui le tourmente horriblement et dont on sent qu’il ne parviendra jamais à la maîtriser, comme s’il en était prisonnier, et dont on devine qu’il le sait. Il est difficile de ne pas ressentir une grande compassion, presque un sentiment de solidarité pour ce qu’il nous dit de la tragédie humaine, et comme nous-mêmes, nécessairement, nous l’aurions expérimenté dans son intensité quoique chacun à sa manière et selon l’orientation de son esprit. La tragédie intérieure de cet homme se trouve dans cette interrogation : comment surmonter une telle contradiction ? Entre cette “vigilance” qui lui “dit la vérité”, savoir que ce qu’il fait est “i-na-dmi-ssible” et devrait être brûlé, et lui-même, écrivant contre cette vigilance qu’il a écartée, estimant qu’il “fait ce qui doit être fait” ? Qui lui dit “ce qui doit être fait” alors que sa “vigilance” lui dit que c’est “i-na-dmi-ssible” ?... Il faut que l’enjeu soit, pour cet esprit, – mais aussi pour la théorie qu’il représente et l’influence qu’eut et qu’a cette théorie, – d’une importance vitale et, surtout, imposé par une force irrésistible et d’une surpuissance exceptionnelle.
Maintenant, laissons de côté l’aspect humain pour lequel nous disons notre plus grand respect, et venons-en à l’aspect disons plus social et symbolique de définition de la philosophie que représentent Derrida et quelques-uns des philosophes de la même école que lui et qui connurent la même aventure disons pédagogique. Derrida le dit lui-même, – le “geste de type déconstructif” définit le mouvement philosophique qui se développe à partir des références du structuralisme et du poststructuralisme ; on pourrait donc désigner ce mouvement comme celui de “la déconstruction” alors que nous serions conduit, pour notre part, à voir dans ce même mot, en partie l’équivalent de notre “déstructuration-dissolution”. Derrida exprime sa “peur” à propos de l’activation, dont il est lui-même l’ordonnateur, des “gestes de type déconstructif”. Il ne parle pas, disons comme pourrait le faire un isolé, un non-conformiste, un “poète maudit” ou un philosophe rebelle, un homme dressé contre les conventions et l’ordre établi (effectivement, des positions qui plaisent tant aux “intellectuels” qui se jugent nécessairement “en avance”, là où l’on peut se sentir isolé, angoissé, exposé à la vindicte du conformisme, etc., puisqu’effectivement “en avance” sur tout cela). Bien au contraire. Derrida fut, en son temps, avec ses confrères du post-structuralisme, de véritables maîtres, reconnus comme tels, de la future pensée dominante en train de s’élaborer, – mais nous devrions dire plutôt “psychologie dominante”, car peu nous importe le contenu extraordinairement complexe jusqu’à la micro-conceptualisation, de cette “pensée”. Pour nous, cette “future psychologie dominante” fut absolument la matrice implacable de la “pensée dominante” (pour le coup, le terme “pensée” a sa place), là où cela comptait.
Le livre French Theory, de François Cusset (La Découverte, 2003), nous instruit à propos du formidable succès de ces philosophes français aux USA dans les années 1970. Le “quatrième de couverture” nous suffit à cet égard pour avoir une idée du cheminement de l'influence de cette French Theory, et parce que c’est de psychologie et non de pensée que nous parlons, – et cette psychologie étant parfaitement celle de la “déconstruction”, ou “déstructuration-dissolution”, – ou, si l’on voulait un néologisme de grand style, la “déconstructuration”...
«Sait-on que la science-fiction américaine, du roman “cyberpunk” à la saga “Matrix”, se nourrit largement de Jean Baudrillard ? Que Gilles Deleuze et Félix Guattari inspirent aux États-Unis les pionniers de l’internet et de la musique électronique ? Que Michel Foucault y est une référence majeure des luttes communautaires tandis que Jacques Derrida est une star sans égale dans l’université ? [...] C’est cette histoire, mal connue, de la ‘French Theory’ que François Cusset retrace ici. Il retrace le succès de cette étrange ‘théorie française’, – la déconstruction, le biopouvoir, les micropolitiques ou la simulation [le simulacre], – jusque dans les tréfonds de la sous-culture américaine. Il restitue l’atmosphère particulière des années 1970 et raconte la formidable aventure américaine, et bientôt mondiale, d’intellectuels français marginalisés dans l’Hexagone ...»
Après ces flons-flons triomphants qui, contrairement à ce qui est dit, nous disent bien que ces “intellectuels français” ne furent jamais vraiment marginalisés, revenons au drame de Derrida que restituent les quelques minutes de confidences qu’on a écoutées. Ayant écarté les occurrences sociales et autres qui figurent au début des confidences, nous revenons au plus profond du secret de l’être, pour considérer enfin ce qu’il nous dit en vérité, selon notre interprétation. L’esprit qui fait “ce qui doit être fait” se trouve confronté, dans ces moments de semi-conscience que lui-même qualifie de la plus grande “vigilance”, c’est-à-dire de la lucidité qui dit “la vérité” en écartant l’espèce d’opium de la pure spéculation intellectuelle, l’esprit est confronté à ce jugement terrible : “Ce que tu viens de faire est i-na-dmi-ssible”... Non pas selon ta fonction, ta position sociale, ton respect de la hiérarchie, mais parce qu’il s’agit de quelque chose d’“i-na-dmi-ssible”, – et cela ne peut être alors que le fait de céder à la tentation épouvantable, de succomber à l’influence du Mal, d’accepter le simulacre qu’il impose.
Si nous disons cela, c’est conduit par la logique autant qu’influencé grandement par l’intuition, laquelle nous a proposé comme évidence que le Mal se manifeste essentiellement par ce processus dd&e, ou pour retrouver notre trouvaille de circonstance, par le processus de “déconstructuration”... Et l’état de semi-conscience où la “vigilance” retrouve sa place naturelle, c’est celui où la psychologie, débarrassée des chaînes des idées auxquelles l’esprit s’est attaché, est capable de percevoir toute la puissance de la vérité et de se faire elle-même messagère de la vérité pour admonester le philosophe. Ainsi Derrida se trouverait-il confronté à la vision affreuse que les idées qu’il développe constitueraient effectivement une transcription socio-intellectuelle de l’influence du Mal (ou du Système pour notre compte, pris dans son sens le plus large d’opérationnalisation du “déchaînement de la Matière”).
Encore une fois, il ne nous viendrait pas à l’esprit de développer cette idée misérable et infondée de faire un procès à Derrida. D’ailleurs, sa “confession” quasi-psychanalytique parle pour lui-même : il représente ce cas qu’on a déjà envisagé d’une intelligence brillante, d’un exceptionnel brio intellectuel, trahis par une psychologie trop faible ou affaiblie (elle n’est capable de transmettre les messages essentiels venus d’un en-dehors ou d’un au-delà que lorsque l’esprit est dans un état de conscience très amoindrie). Il représente cette défaite permanente des psychologies, depuis le XVIIIème siècle (siècle du “persiflage” bien entendu), confrontées aux pressions des salons, de l’université, des milieux intellectuels dominants, bref de tout ce qui fait la modernité dans son activité d’influence par le système de la communication.
(Il ne nous viendrait certes pas à l’esprit, non plus, d’écarter l’idée qu’un intellectuel, un écrivain, un penseur, un essayiste, un philosophe, ne connaît pas de terribles faiblesses dans son travail sans nécessairement avoir sa psychologie affaiblie. S’il fallait identifier la principale, ce serait l’angoisse avec ses différents effets [paralysie de la création, panique, etc.], et l’angoisse à cause du doute, mais non la peur, comme le confie Derrida. [L’angoisse concerne l’inconnu, qui peut être dangereux ou amical, faussaire ou vrai ; la peur, elle, concerne ce qui est connu et dont on sait le danger que cette chose représente, c’est-à-dire la cause de la peur identifiée comme mauvaise ou ennemie ; l’angoisse réclame la vérité de l’énigme qu’on affronte pour pouvoir être surmontée, la peur marque la démarche dont on a identifié le danger.] Outre cette différence entre l’angoisse et la peur, il y a ce fait que l’angoisse ne vient pas dans les états de semi-conscience, sous le coup d’une “vigilance” qui soudain joue son rôle ; elle marque en toute lucidité le travail de la pensée consciente, procédant par à-coups d’incertitudes angoissantes suivies de soudaines certitudes sublimes, suivies à nouveau d’incertitudes angoissantes, etc., –une bataille sans fin pour la vérité, et non pas une avancée sans douter mais transie de peur, pour “faire ce qui doit être fait”, “une espèce de nécessité, une espèce de force, plus forte que moi, qui fait que ce que je dois écrire je l’écris, quelles que soient les conséquences”, – cela dont la “vérité” vous dit par instant que c’est “i-na-dmi-ssible”. Nous n’écartons pas un instant l’idée que l’écrit est l’outil principal de transmission de forces invisibles [voir notamment le 16 avril 2015] et qu’il entraîne l’écrivain considéré alors comme un “messager” bien plus qu’il n’est conduit par lui, mais rien n’assure bien évidemment que dans ces forces ne s’en glissent pas certaines qui représentent une influence maléfique. C'est à la vigilance d'exercer son office.)
A partir de notre raisonnement intuitif concernant ce cas tel que nous l’identifions, à l’audition de ce remarquable document de la “confession” de Jacques Derrida, et à la lumière de ce qu’on sait de l’extraordinaire succès de la French Theory aux USA, il nous semble qu’une hypothèse opérationnelle historique peut être développée. Il s’agirait de présenter une explication hypothétique pour mieux comprendre notre époque depuis la fin de la Guerre froide et surtout depuis l’attaque du 11 septembre 2001, et essentiellement la politique de l’américanisme qui est apparue finalement comme étant elle-même l’opérationnalisation de la “politique-Système” et dont on sait qu’elle peut, qu’elle doit complètement et parfaitement s’identifier à elle.
Ce que nous observons, d’abord depuis la fin de la Guerre froide jusqu’à l’attaque 9/11, puis à partir de 9/11, c’est une évolution psychologique US caractérisée par une alternance maniaco-dépressive, d’abord d’un épisode dépressif puis d’un épisode maniaque (à partir de l’été 1996), transcendé ensuite avec 9/11 en une sorte d’épisode hypomaniaque qu’on peut aisément aligner avec un concept tel que l’“idéal de puissance”. Quant à la politique suivie à partir de 9/11, identifiée comme “politique-Système”, elle ne présente aucun caractère de cohérence lorsqu’elle est observée sur le terme de la quinzaine d’années nous séparant du 11 septembre 2001. Bien entendu, cette politique a un caractère de surpuissance évident qui est systématiquement interprété comme une politique de conquête hégémonique des USA. Seulement, sur ce terme de 2001-2015 on découvre que cette conquête hégémonique tourne en rond sur des territoires d’ores et déjà conquis (ou sous l’influence US), si bien qu’on finit par s’interroger sur la cohérence de la chose : combien de fois les USA ne se sont-ils pas lancés à l’assaut de l’Irak depuis 1991 ? Pourquoi les USA n’ont-ils pas aménagé leur écrasante supériorité qu’ils avaient sur la Russie dans les années 1990, en pratiquant une politique un peu plus habile sur un pays qui leur était quasiment acquis (même Poutine, à ses débuts, ne demandaient qu’à coopérer avec les USA) ? Pourquoi dans ces conditions ouvertes à la coopération, éventuellement à l’intégration-domination de la Russie dans l’OTAN, lancer dès 2002 le programme de missiles antimissiles qui n’a jusqu’ici servi qu’à s’aliéner la Russie et à pousser Poutine vers une réaffirmation de la souveraineté russe, et à un réarmement de son pays ? Etc... Chacune de ses questions sans réponse accentue le jugement d’une politique de complet désordre qui n’est conduite que par l'effet qu'elle produit de la déstructuration et de la dissolution.
Certes, les théories et les complots ne manquent pas, mais eux aussi tournent en rond et ne produisent rien. Il y a les neocons affirmant vouloir refaire les cartes du monde en s’appuyant sur Leo Strauss et proclamant l’ère du “chaos créateur”, il y a l’hypercapitalisme et sa référence à Friedrich von Hayek et la thèse de l’“ordre spontané” aussi vieille que l’Empire du Milieu. Mais rien ne sort de tout ce verbiage de communication dont Strauss et Hayek ne réclameraient certainement pas la paternité. On passe d’une Libye qu’on conquiert pour son pétrole et qui est récupérée par l’anarchie comme l’avaient prévu les adversaires de cette expédition, à une Syrie qu’on ne parvient même pas à attaquer, à une Ukraine qui nous conduit au bord d’un conflit aux proportions inimaginables sans se ménager la moindre issue de secours, tout cela et dans le même temps en lançant au Moyen-Orient la constitution d’un pseudo-“État Islamique” qu’on finance et qu’on arme tout en le combattant avec fureur, ou en soutenant l’attaque du Yémen par une maison Saoud dont la sénilité a produit soudain un vertige interventionniste, sans très bien savoir contre qui et dans quel but, et qui se trouve soudain à découvert, face aux plus grandes menaces pour sa propre survivance.
Le résultat est toujours et encore un immense désordre qui ne cesse de grandir et de s’amplifier selon un élan à la fois exponentiel et d’orientation entropique, et se caractérisant par une poussée constante, déstructurante et dissolvante, ou bien “déconstructurante” après tout ... L’impression, souvent émise, est que les intelligences qui mènent cette politique sont, à l’image de la déstructuration-dissolution du pouvoir en divers centres, complètement déstructurées ou déconstruites, donc elles-mêmes transformant la perception du monde qu’elles reçoivent en désordre en restituant évidemment des politiques qui alimentent ce désordre et l’accroissent partout où c’est possible ; il n’y a qu’un pas à faire, et nous le faisons plus souvent qu’à notre tour, pour avancer l’hypothèse que les psychologies qui sont au service de ces intelligences sont elles-mêmes déstructurées et livrent une perception qui l’est nécessairement. C’est bien évidemment à ce point que nous retrouvons Derrida, sa confession extraordinaire et la French Theory.
Notre thèse est que la French Theory, dont on a mesuré le triomphe aux USA par les extraits cités plus haut, et qui toucha tous les domaines, constitua un phénomène psychologique d’une profondeur considérable (il est question des “tréfonds de la sous-culture américaine”). Ce succès concerna certes les idées pour les milieux intellectuels, mais il eut surtout un impact psychologique fondamental sur les élites, d’ailleurs à partir de conceptions de déstructuration et de déconstruction correspondant parfaitement à l’esprit de l’américanisme tel qu’on peut le percevoir, notamment dans le flux du “déchaînement de la Matière”. (On sait combien nous apprécions les États-Unis d’Amérique comme une construction a-historique, “en-dehors de l’Histoire”, donc naturellement productrice d’une politique de déconstruction de l’Histoire allant jusqu’à l’annonce triomphale quoiqu’un peu hasardeuse, au moment où la French Theory donne tous ses effets sur la psychologie américaniste en accentuant décisivement ses caractères naturels, de la “fin de l’Histoire”.) Cette hypothèse donnant un tel effet au constat de l’influence de la French Theory aux USA est largement concevable tant on perçoit avec quelle force l’un des messagers de la “déconstructuration” lui-même, Derrida, est touché au niveau de sa psychologie. La philosophie de la déconstruction et de la déstructuration (“déconstructuration”) touche la psychologie autant que l’esprit, et elle a sur la psychologie un effet déconstructeur et déstructurant qui agit de toutes les façons sur l’esprit, sans même qu’il soit nécessaire d’assimiler les idées portées par la philosophie elle-même.
Les philosophes de la French Theory eurent un peu le même effet que celui qu’amena Sigmund Freud en le pressentant largement, lors de son premier voyage aux USA en 1909, lorsqu’il s’exclama que ce pays-continent était la terre rêvée pour la psychanalyse tant il était producteur fondamental de la névrose caractéristique de la modernité, désignée en 1879 par le Dr. Beard comme “le mal américain”. Simplement, à un peu moins d’un siècle de distance, ils ont décisivement prolongé Freud pour porter la psychologie de l’américanisme à son point de fusion, lorsqu’elle devint le parfait serviteur du Système en se déstructurant. La French Theory servait sur un plateau de fer et de tonnerre le destin des USA d’après la Guerre froide : une psychologie à la fois absolument déstructurée et absolument déstructurante, ou absolument “déconstructurante” si l’on veut, avec des idées plus ou moins précisées à mesure, qu’on peut de temps en temps saupoudrer de neocon ou de von Hayek, sans oublier la “démocratie” dont l’idée portée vers des lieux impréparés pour cela enfante elle aussi le désordre par “déconstructuration”.
Drôle d’hypothèse ou drôle de théorie finalement, que de proposer un tel rôle à la French Theory, matrice de la postmodernité et dont la position épouse parfaitement l’invasion universelle du “marché” et de l’effet de déconstruction et de déstructuration qu’il exige pour être quitte de toutes les règles et de tous les principes. On retrouve le même mouvement dans le monde de l’art, avec la déconstruction complète de la notion d’“art” qu’implique l’“Art Contemporain” (l’AC), lui aussi entièrement créature créé par le “marché”, le corporate power et l’hypercapitalisme, – et tous ces bouleversements pesant affreusement sur les psychologies de leurs principaux acteurs, toujours dans le même sens “déconstructurant”...
On observerait alors plusieurs enchaînement à la fois contradictoires et logiques ... Les USA qui purent se constituer grâce à la France et son intervention lors de leur guerre de l’indépendance, lancés à la conquête du monde par l’américanisation (vieux projet évident dès la fin du XIXème siècle) dans un sens qui trahissait évidemment les conceptions françaises engagées lors de l’aide aux insurgents (voir la Deuxième Partie de La Grâce de l’Histoire), recevant en retour deux siècles plus tard de la France, productrice tout au long de son histoire du pire et du meilleur de l’esprit, la French Theory qui pourrait bien être la recette pour accomplir le destin annoncé par Lincoln-1838 («En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant») ... Le problème, sans nul doute, est que nous sommes du voyage, et il faut espérer qu’il y a plus d’embarcations de sauvetage qu’il n’y en avait sur le Titanic.
Au reste, on conviendra que ce rangement ne contredit en rien celui, plus général, que nous proposons avec la thèse du “déchaînement de la Matière” ; au contraire, il s’y insère parfaitement, avec cette proximité jusqu’à l’intimité de la volonté de déstructuration (et la dissolution des esprits et des formes), de déstructuration-dissolution, de “déconstructuration”, qui s’ensuit, qui est le caractère même de la modernité aussi bien que des phénomènes que nous observons, en constante progression depuis plus de deux siècles et entrés dans une phase d’accélération foudroyante depuis un quart de siècle. Il faut dire que les trois minutes quarante-huit secondes de la “confession” de Derrida, celle-ci avec son caractère tragique, son ton pathétique, nous suggèrent effectivement que l’on se trouve là devant un phénomène dont la description et la signification touchent aux choses les plus hautes et à l’inversion la plus basses de ces choses les plus hautes. Comme si s’ouvrait soudain, devant nous, une porte d’un des pans du Mystère...
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