La riposte russe, un changement de paradigme ?

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La riposte russe, un changement de paradigme ?

Le 18 novembre marque un tournant subreptice dans l’intervention russe en Syrie ; la subrepticité du tournant est devenue intention massive et affirmée le 20 novembre. De ce fait, le changement intervenue le 18 est passé du conjoncturel au structurel. Si nous parlons de “subrepticité” à propos de ce changement, c’est parce que l’intervention de l’aviation stratégique à longue distance le 18 (bombardiers lourds Tu-22, Tu-95 et Tu-160), à partir de bases russes, a d’abord paru comme une démonstration, par exemple du type de celle du tir de missiles de croisière Kalibr le 7 octobre à partir d’une unité navale en Mer Noire. Finalement, ce n’est pas le cas. L’intervention de l’aviation stratégique signifie que la Russie ne s’interdit aucun moyen pour lutter contre le terrorisme, – et quand nous disons “aucun moyen”, nous ne mettons dans l’expression aucune restriction. Nous pensons que, s’il le fallait selon une hypothèse qui nous paraît pour l’instant complètement théorique, s’il le fallait la Russie utiliserait du nucléaire. Nous pensons également que “le terrorisme” est désormais pour la Russie considéré comme une menace existentielle. Nous pensons enfin que l’on doit prendre le terme “terrorisme” et la catégorie de danger qu’il manifeste sous une forme symbolique, qu’en vérité le terme et les circonstances dans lesquelles il est utilisé dans ce cas, désignent une position symbolique qu’on pourrait désigner comme ceci, en employant comme nous faisons quelque fois une expression anglaise qui nous paraît particulièrement signifiante : cette époque as a whole est désormais considérée comme une menace existentielle pour la Russie. (Ce dernier point est bien entendu essentiel et renvoie d’une façon certaine au F&C d’hier qui nous parlait d’Armageddon. On y reviendra plus loin d’une manière plus concrète.)

On citera l’une ou l’autre intervention concernant cet élargissement décisif de l’intervention russe, dont par exemple parle le Saker-US par ailleurs, mais d’une manière qui ne nous satisfait pas vraiment parce qu’elle demeure trop ancrée dans des appréciations tactiques et stratégiques conjoncturelles. Les trois interventions dont nous parlons, elles, donnent des indications, – rien que des indications partielles pour deux d’entre elles, une indication plus importante pour la troisième,  – exemplaire pour chacune, de ce qui pourrait être un changement de paradigme de la part de la Russie.

• La première intervention que nous noterons est celle du ministre français de la défense Le Drian, parlait à Europe-1 hier. Sputnik.News fait un texte court sur cette intervention (le 22 novembre), mais qu’il l’ait fait dans son édition anglaise indique l’importance qu’il lui accorde. Il est évident qu’avec ces remarques, Le Drian renforce l’impression d’un basculement progressif mais significatif de la France du côté de la Russie dans l’affaire syrienne, sous le mot d’ordre plus ou moins dit ou susurré par chacun… “En avant toute contre Daesh” ; et il n’est pas indifférent que ce soit lui qui le dise, et pas un Fabius qui ne semble plus capable d’exprimer le point de vue français dominant, étant passé de l’invective anti-Assad à l’ensommeillement face aux nouvelles situations. On trouve sur Europe-1 l’extrait de l'intervention de Le Drian qui nous intéresse, qui tend à balayer, sous le couvert d’une évolution par ailleurs en partie bien réelle pour le point concerné, l’accusation portée contre la Russie d’être uniquement alliée d’Assad, voire même d’être alliée de Daesh puisque certains font effectivement, dans le registre des montage himalayesques, d’Assad et de Daesh des alliés à peine “objectifs” sinon complices à tous égards.

« La position des Russes a bougé. On ne l'a pas totalement mise en valeur. Ils ont été violemment frappés par Daesh. En outre, les Russes s’aperçoivent qu'il y a beaucoup de russophones parmi les terroristes. Enfin, ils se sont rendus compte que l'armée de Bachar Al-Assad est devenue très faible et moins en mesure de protéger leurs intérêts, le port de Tartous notamment. Désormais, la Russie frappe de manière très significative les positions de Daesh... »

• Le site israélien DEBKAFiles rapporte le 21 novembre avec moult détails ce qu’il estime être l’attaque principale des forces aériennes (stratégiques) russes, contre la ville de Raqqa, capitale du Super-Califat surnommé Daesh. Cette attaque est présentée comme une riposte directe à la destruction du vol 9628 au-dessus du Sinaï. La description a l’air de correspondre dans les détails à une évaluation du renseignement israélien et rend assez bien compte de l’attitude ambigu du site (et sans doute de nombreux organes de la sécurité nationale israélienne) : à la fois un ton épisodique de dénonciation de la violence de l’attaque, qui reste accordée à une position politique épisodiquement dénonciatrice de l’action des Russes ; à la fois une certaine admiration pour la dureté des Russes, pour leur résolution à riposter coup pour coup et sans aucune retenue, à mesure de l’agression, et lorsque celle-ci (vol 9628) a été identifiée comme telle, avec un nombre de victimes impressionnant (224 morts, qui n’ont guère suscité dans nos contrées le millième de la compassion qu’on voit se déployer en d’autres occurrences).

« Russia has launched a merciless blanket air campaign, backed by Kalibr cruise missiles fired from the Caspian and Mediterranean Seas, for the object of wiping the Islamic State’s Syrian center of Raqqa off the map, DEBKAfile’s military sources report. Western and Middle East sources tracking the campaign since Friday, Nov. 20, report that at least 75 air sorties have been conducted and are systematically razing the town of 200,000 inhabitants 160km east of Aleppo, district by district, irrespective of civilian town dwellers.

» Moscow wants the entire Middle East and Muslim world to see the price exacted for launching a terrorist attack on Russia after the downing of the Metrojet airliner that killed 224 people over Egyptian Sinai on Oct. 31. Russian bombers and cruise missiles rained death and destruction on the ISIS administration center after the jihadists claimed responsibility for that disaster and published photos of a soft drink can claimed to have been rigged as a bomb for blowing the plane up. When the Russians are done, the town will be a pile of rubble, an intelligence source told DEBKAfile. [...]

» Last Tuesday, our military sources first revealed that the Tupolev’s were taking off from Morozovsk air base in the Rostov district of southern Russia instead of from the Russian military enclave outside the Syrian town of Latakia. Defense Minister Sergei Shoigu reported Friday that 15 Syrian oil facilities seized by ISIS had been destroyed this week and 525 of their trucks, costing the jihadists $1.5 million a day in revenue. As for casualties, the published figure of 600 jihadists killed in one day is probably far below the real figure. Our sources report that the Islamist terrorists’ death toll most probably runs into thousands with many more injured.

» To sustain the hectic tempo of its aerial war, Moscow has doubled the number of bombers assigned to Syria from 34 two weeks ago to 69 by Saturday, Nov. 21. Our military sources add that this augmented air power allows the Russians to expand their targets to other parts of Syria. On Friday, they renewed sorties against Syrian rebel forces holding the southern town of Deraa near the Jordanian border. »

• Le troisième élément est peut-être le plus impressionnant. Il s’agit d’une intervention de Poutine, en réaction aux attentats terroristes, et plus précisément à la destruction du vol 9628. (L’intervention date du 18 novembre et on la trouve notamment sur le Sakerfrancophone, le 22 novembre [sous-titres français]. A cette date du 18 novembre, il a été établi avec certitude par la Russie que la destruction du vol 9628 est le résultat d’une attaque terroriste.) Le ton du président russe, extrêmement froid et presque coupant, le rythme de son intervention, les silences étonnamment long qu’il y mélange à trois ou quatre reprises, donnent une impression de résolution impressionnante. On retire l’impression presque symbolique qu’il ne peut s’agir que du même homme qui a ordonné l’attaque sur Raqqa telle qu’elle est décrite dans le passage précédent ; nous parlons de symbolisme parce que l’attitude de Poutine correspond à l’ampleur de l’attaque et sonne comme une réponse déterminée à l’attaque du vol 9628, en même temps qu’elle constitue effectivement un avertissement tel qu’il est présenté, également dans le passage précédent :

« Moscou veut que l’entièreté du Moyen-Orient et du monde musulman contemple le prix à payer pour avoir lancé une attaque terroriste contre la Russie avec la destruction de l’avion de Metrojet qui a tué 224 personnes au-dessus du Sinaï égyptien le 31 octobre... »

...Pour notre part, nous irions certainement plus loin : ce n’est pas seulement au Moyen-Orient et au monde musulman que Poutine s’adresse, mais d’une façon générale à une époque et aux différentes forces qui s’y manifestent. Il ne fait aucun doute, à écouter Poutine mais aussi à détailler le renforcement considérable du potentiel militaire en Syrie (doublement de l'engagement aérien), que la Russie est sur le pied de guerre. Des articles et reportages comme ceux de Sputnik et de RT sur « le centre national russe de contrôle de la défense, où s'est tenue la réunion de Vladimir Poutine avec des représentants du secteur de la défense sur la campagne militaire russe en Syrie » font partie du climat de cette situation, dans le volet de la communication du côté russe. La situation est, de ce point de vue, beaucoup plus grave qu’elle ne l’était il y a un an ou dix-huit mois avec la crise ukrainienne (et d’ailleurs cette situation englobant nécessairement la crise ukrainienne puisqu’elle concerne l’état du monde en général).

C’est en fonction de ces divers éléments qu’on peut avancer l’hypothèse qu’il y aurait un changement de paradigme chez les Russes, qui correspond après tout à la situation dans le sens que nous indiquions plus haut (le “F&C d’hier qui nous parlait d’Armageddon”). Les Russes ont déjà connu des attaques terroristes très sanglantes, ils ont même fait une guerre très longue et très sanglante (en Tchétchénie), mais jamais dans un tel climat. Le sentiment général, qui est évidemment complètement partagé par les Russes, est qu’il existe une montée de la tension vers un extrême ou même vers tous les extrêmes possibles, et cette montée  de la tension n’est pas nécessairement représentée par le seul Daesh ni suffisamment définie par le seul Daesh, même si bien entendu Daesh est le moteur-détonateur de la chose. Il s’agit bien de toute une époque qui est en train de s’embraser, qui vit véritablement “en état d’urgence” et “sur le pied de guerre”. Le caractère remarquable se confirme bien dans cette impression de volatilité et d’incertitude sur le sens profond de cette situation extrême, qui à notre sens transparaît chez les Russes, parce que les Russes semblent s’adresser directement à un ennemi précis, ce qu’ils font précisément ; en même temps, ils semblent prendre en compte cette volatilité et cette incertitude dont nous parlons plus haut.

Ainsi, l’expression “changer de paradigme” nous paraît-elle bien appropriée. Elle implique effectivement un radical “changement de point de vue”, une perception complètement différente du sens des évènements et des possibilités de leur extension. Les mots employés dans les références citées (“apocalyptique”, “Armageddon”, etc.), même s’ils ne sont considérés que du point de vue symbolique, ont complètement leur place. Le plus remarquable dans cette situation, malgré le fait opérationnel incontestable que constitue Daesh, est qu’on ne sait exactement sur quelle sorte de trouble, sur quel éventuel conflit, sur quel prolongement catastrophique l’on va déboucher. A cet égard, Daesh, avec tous ses caractères inhabituels, ses références à prétention apocalyptique, etc., est disons un symbole parfaitement adéquat  de la situation qui s’ouvre. Il est à la fois le point de rencontre de toutes les intrigues, le nœud gordien de tous les nœuds que produisent les divers acteurs, il est à la fois une matière insaisissable et absolument incertaine. Face à eux, les Russes doivent effectivement finir par se trouver comme ils se sont trouvés devant tous leurs envahisseurs, absolument campés sur leurs positions et dans leurs intentions.

Une inconnue à ce propos est de voir de quelle façon les autres pays qui s’estiment visés par Daesh vont réagir vis-à-vis de cette position russe. S’il y a une véritable évolution opérationnelle, à côté des interminables jeux de scène diplomatiques, la plus grande probabilité serait l’évolution de la France qui est en quelque sorte “contrainte” par les évènements à s’orienter vers une position plus conforme à sa tradition. (Hollande est, à cet égard, parce qu’il est selon le portrait récent qui nous en a été tracé un homme sans aucune conviction, – même pas une “conviction européenne”, – l’“homme sans conviction” idéal pour évoluer dans ce sens, cela allant ou pas avec le départ possible de Fabius qui ne représente de toutes les façons pas un obstacle notable à cette évolution. Fabius est devenu une sorte d’obstacle à rien du tout, mais la déclaration de Le Drian représente l’indice que le ministre de la défense, plus proche d’une évolution pro-russe, devrait jouer désormais un rôle plus important que Fabius.) Sur ce plan des évolutions vis-à-vis de la Russie, les “obligations européennes” et “euroatlantiques” qui ont tant pesé lors de la crise ukrainienne devraient s’avérer infiniment moins contraignantes ; c'est essetiellement le désordre qui règle sarcastiquement la cohésion du bloc-BAO.

Encore s’agit-il là de positions classiques, où l’on retrouve sans surprise les postures des uns et des autres telles qu’on les voit se définir depuis un peu plus d’une année, ou bien avec quelques surprises sans beaucoup d’importance encore pour la France. Reste à considérer l’effet général de cette évolution crisique en fonction de ce qu’on sait des ambitions de Daesh et de toute la mouvance qui l’accompagne. C’est là le plus important parce que c’est selon l‘effet de cette dynamique que se joue la cohésion du bloc BAO et, au-delà, ce qu’il reste de stabilité du Système, ou bien le même événement étant considéré d’un point de vue différent qui pourrait s’accorder au nouveau paradigme, l’amorce de la déstabilisation du Système. La question que pose la dynamique crisique actuelle est en effet de savoir si le choc que porte cette dynamique crisique actuelle reste encore dans le plan de l’ultime position de stabilité du Système, ou si elle entre dans l’autre plan qui est celui de l’amorce de la déstabilisation nécessairement finale du Système. (Dans l’état et la position où il se trouve, le Système n’a plus de ressources en demie-teinte : ou bien il tient dans toute sa surpuissance malgré tout, ou bien il commence à ne plus tenir et plus rien ne lui permettra de rattraper cette perte d’équilibre vers l'autodestruction.)