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332223 mars 2013 – L’idée est au départ assez simple et relève de la simple dialectique militaire. L’analogie est strictement limitée, sans tenir compte du reste, aux premières semaines de la Grande Guerre, jusqu’autour du 10 septembre 1914 qui acheva une première phase du conflit, la première “guerre dans la guerre” de la Grande Guerre… Ce fut l’application du grand plan stratégique qui devait donner à l’Allemagne la victoire en quelques semaines sur la France, avant que le vainqueur présomptif ne se retournât contre la Russie ; ce fut le “plan Schlieffen”. Son application conduisit à la bataille de la Marne et à la “divine surprise” française, et, dans cet affrontement ultime, la défaite allemande qui renversa tout. Le “plan Schlieffen”, tel qu’il avait été appliqué, fut une impressionnante succession de victoires tactiques achevées par un désastre stratégique.
Certaines situations, réflexions, etc., conduisent aujourd’hui à raisonner autour de ce thème, – en allant plus loin et dans un sens différent, en raisonnant comme avec un “plan Schlieffen” sans queue ni tête stratégiques, – “une succession de victoires tactiques” sans aucune stratégie, ni pendant, ni au terme, ni jamais, ou encore une “succession d’actes tactiques” sans aucun sens et bien entendu sans jamais seulement envisager de poser le moindre acte stratégique, comme si la stratégie n’existait plus, ou pire, comme si la stratégie n’avait jamais existé. Cette idée pourrait qualifier et décrire à la fois le voyage du président Obama en Israël, sans saveur, sans but sinon celui d’une pose convenue (“alliés pour toujours”, “amitié éternelle”, etc.). Devant les Palestiniens, après sa visite en Israël, Obama a affirmé avec force qu’il était à leurs côtés pour un État palestinien et contre les implantations israéliennes, sans trop préciser que, pour autant, il ne ferait rien. Auparavant, il avait dit à peu près la même chose, dans un autre discours, devant des jeunes Palestiniens, en s’adressant aux jeunes Israéliens… (Le Guardian du 22 mars 2013 : «President tells youngsters that responsibility for peace – which includes an independent Palestine – rests on their shoulders») The Independent du 22 mars 2013, détaille, sans les identifier pour ce qu’elles sont, ces interventions exprimant avec emphase et talent oratoire, non seulement l’impuissance de ce dirigeant politique, mais ce qui devient effectivement une sorte d’ignorance de sa part qu’il puisse y avoir quelque chose d’au-dessus (la stratégie), qui puisse concrétiser, fixer, structurer cette succession d’intervention de communication (d’actes tactiques) ; sans ce “quelque chose d’au-dessus”, l’événement est sans aucune cohérence ni signification.
«Barack Obama has told Palestinians that the United States is "deeply committed to a sovereign and independent Palestinian state", but he would not press the Israelis into freezing settlement building in the West Bank as a pre-condition to fresh talks between the two sides. […] While his set-piece speech was heartily received, he will leave Israel later today after his three-day visit without any concrete proposals on how to move the peace process forward...»
Le 20 mars 2013, Stephen M. Walt inscrivait ce commentaire sur son blog de Foreign Policy, à propos du voyage d’Obama en Israël. Il est inutile de traduire le titre qui renvoie à Shakespeare, – «Much ado about nothing» ; ce nothing, suggérant si fortement le nihilisme en cette circonstance, est terrible… «I know many foreign policy mavens are obsessed with Obama's trip to Israel, and we are already seeing an explosion of punditry attempting to tell us What It All Means. Because I don't think the trip will accomplish anything worth remembering, I've decided to refrain from commenting unless something surprising or significant occurs. So far, nada.»
Selon la même logique d’analyse, poursuivant une amertume sans cesse renouvelée, Stephan M. Walt renchérit le lendemain, ce 21 mars 2013, à propos de la politique US en Syrie. Il s’agit du même constat qu'à propos de la visite d’Obama en Israël, où toutes les conceptions et les décisions stratégiques sont écartées, tandis que la tactique se poursuit au jour le jour, selon les nécessités, selon les accidents de terrain. La réflexion de Walt est intitulée “le vide stratégique en Syrie”, constatant qu’avec la Syrie-2013 la situation est finalement complètement similaire dans son contenu et dans sa forme à celle de l’Irak-2003, avec entretemps la détérioration colossale qui s’est poursuivie et accélérée justement du fait de ce contenu (vide) et de cette forme (informe)... On en vient à conclure, comme nous le suggérions plus haut, que la notion de “contenu” n’existe plus vraiment, comme si la stratégie n’existait plus pour poursuivre l’analogie militaire, et la “forme”, qui est la parcours tactique pour préparer des conditions favorables au but stratégique, devenue nécessairement informe, c’est-à-dire absence de forme, puisqu’on ne sait plus quelles sont les conditions pour remplir un but stratégique que tout le monde ignore.
«If you want evidence of the tunnel vision that continues to dominate U.S. national security thinking, check out David Sanger's news analysis yesterday on the “lessons” of Iraq. Sanger checks in with various former policymakers to explore the different implications one might draw from the Iraq experience for the current situation in Syria.
»As expected, there is some difference of opinion expressed by the various people that Sanger interviewed. But what's striking is how the entire discussion of “lessons” revolves around tactical issues, and none of the people quoted in the article raise larger questions about how the United States is defining its role in the world or the broader goals it is trying to accomplish. Instead, they debate the reliability of pre-war intelligence, whether the U.S. can do a better job when it occupies other countries, or whether the U.S. can figure out ways to intervene in various places without getting sucked into costly quagmires. In short, it's all about whether we can do these things differently and not about whether we should do them at all… […]
»Today, U.S. military superiority gives presidents the freedom to fight wars of choice (or whim), which allows foreign policy gurus to sit around and think up lots of interesting ways to use American power. We even have drones and special forces that permit us to conduct acts of war without anyone being fully aware of what we are doing. Yesterday: Kosovo, Colombia, Iraq, and Libya. Today: Afghanistan, Yemen, and a few other places. Tomorrow, maybe Syria or Mali. And these same ambitious experts can always come up with a rationale for these activities, because smart people can always invent some sort of connect-the-dots scenario suggesting why failure to act might eventually lead back to something unfortunate happening to somebody or something we care about. But this sort of worst-case reasoning – the life blood of our national security establishment – isn't really strategy at all. It was the kind of thinking that led us into Iraq, and it's still alive and well today.»
Cet exposé général qui concerne la Syrie, nous le prenons volontairement hors de toute considération politique, c’est-à-dire une considération qui impliquerait évidemment qu’il y a une stratégie, – un dessein stratégique, une ambition quelconque (la chute d’Assad et la transformation de la Syrie en un État vassal du bloc BAO, ou bien, l’éclatement de la Syrie en plusieurs entités, etc.). Nous estimons de plus en plus fortement qu’une telle situation n’existe plus, reprenant l’idée que la stratégie n’existe plus (“comme si la stratégie n’existait plus”), que tous ces dirigeants politiques en ont perdu la conscience et que toute la machinerie qui est à leurs ordres et dont ils sont en réalité les serviteurs évolue en fonction de ce fait. On comprend que c’est rejoindre là l’idée exprimée par Fédor Loukianov sous l’expression “stratégie de la démence”, et substantivée par cette phrase : «Maintenant, [Poutine] croit que [les USA] non seulement font ce qu’ils veulent, mais aussi ne comprennent plus ce qu’ils font.» Exprimons donc précisément cette idée en la poussant encore un peu, en ayant à l’esprit bien entendu que les USA, c’est désormais, aussi, le bloc BAO : “ils font ce qu’ils veulent et ils ne savent pas ce qu’ils font”… Le “et” a remplacé le “mais”, et les deux propositions deviennent quasiment identiques, automatiquement et indissociablement liées, nécessaires l’une à l’autres, voire liées par un puissant enchaînement de cause à effet (“ils font ce qu’ils veulent parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font”).
Il est intéressant de constater que cette idée de l’impuissance devenue ignorance des dirigeants politiques se retrouve chez des chefs importants de la sécurité nationale israéliens. Nous voulons parler du formidable document The Gatekeepers de l’Israélien Dror Moreh (France-Israël, 2012), qui a été diffusé le 5 mars 2013 sur ARTE. Ce document, qui a reçu de nombreuses distinctions, présente des interviews saisissantes des six chefs successifs du Shin Beth israélien (contre-espionnage et anti-terrorisme), de 1980 à 2011 successivement. Nous introduisons ce sujet dans un sens déjà vu de la rupture entre les responsables de la sécurité nationale et les dirigeants politiques, israéliens compris et surtout eux (voir le 2 novembre 2011). On fera trois remarques concernant Gatekeepers, qui prolongeront et élargiront notablement le sujet tel que nous le développons.
• La première, c’est la stupéfiante franchise de ces chefs de Shin Beth et la découverte, – remarquable lorsqu’on songe à la mythologie entourant ces chefs israéliens, hommes de l’ombre représentés comme impitoyables, – qu’il s’agit d’êtres humains, parcourus de sentiments divers et, surtout, de doutes très profonds à la fois sur leur mission, sur le sens de cette mission, sur la politique et sur l’avenir d’Israël, et enfin ne cachant pas la compréhension qu’ils ont des Palestiniens. L’un d’eux, Ami Ayalon, observe qu’on “sort gauchiste” d’une période à la tête du Shin Beth : «La plupart des Israéliens ne côtoient pas les Palestiniens, les militaires non plus et, si c'est le cas, c'est en tant qu'ennemis. Au Shin Beth, c'est différent. Vous rencontrez les Palestiniens pour les interroger, les comprendre, pour recruter des informateurs. Vous vous trouvez en face d'individus, même lors d'un interrogatoire, et l'idée est de saisir leurs motivations.» Cela représente une bonne leçon de choses sur la situation et la conception des hommes apparemment les plus compromis selon un certain point de vue, les plus proches des tendances les plus maléfiques du Système selon ce même point de vue, et cela nous renforcerait encore plus dans le sens de la conception de Plotin (selon notre citation favorite : «… Mais les autres, ceux qui participeraient de lui [du Mal] et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi »).
• Leurs méfiances, voire leur fureur et leur mépris fondamentaux à l’encontre des hommes politiques, irresponsables au premier chef, incapables de leur donner une orientation générale, incapables au fait de fixer une “stratégie”, demandant beaucoup aux “services” et ne les protégeant jamais des remous intérieurs, enfin se contentant d’une politique au jour le jour, sans la moindre vision ni perspective. Seul Yitzhak Rabin, le Premier ministre assassiné en 1995, échappe à cette vindicte, salué par tous comme le seul homme qui aurait pu établir la paix avec les Palestiniens, – et cette affaire représentant le plus terrible revers du Shin Beth... (Selon cette appréciation, l’assassinat de Rabin représente, pour Israël, l’équivalent de l’assassinat de Kennedy pour les USA.) Dans leurs commentaires revient souvent ce trait que nous soulignons dans ce commentaire : la tactique, la tactique, jamais de stratégie… (Extraits d’un article du Monde du 28 février 2013 sur le sujet.)
«Alors aux commandes, Yaakov Peri estime n'avoir reçu durant les six ans de son mandat aucune consigne des gouvernements successifs. Ou bien il a cette formule, dont les termes sont partagés par ses collègues : Israël remporte la plupart des batailles, sans gagner la guerre. “Nous ne savions pas dans quelle direction aller, résume Peri. C'était toujours de la tactique, jamais de vision stratégique.” […] [L]es interrogations de Yuval Diskin, à la tête du Shin Beth depuis 2005, [restent entières]. Ses prédécesseurs, interrogés dans The Gatekeepers, rappellent qu'ils ont demandé, dès les années 1990, à être soumis à des régulations. Pour une raison, cernée par M. Ayalon : “La plupart des batailles que nous remportons ne mènent nulle part, car nous perdons la guerre.”»
• Depuis la mort de Rabin, la situation n’a fait qu’empirer, quoi que disent la tactique, la gloire suspecte de 9/11 et face à 9/11, les rodomontades de Netanyahou et les sourires d’automate de Barack Obama. Les craintes de ces hommes pour l’avenir d’Israël, déjà répercutées, sont plus fortes que jamais, voire désespérées… A certains moments, on se dit que de telles craintes se marient effectivement avec l’évolution de la crise terminale du Système, où Israël, avancée du bloc BAO dans la région du Moyen-Orient, tient un rôle prépondérant. De ce point de vue, ce vide constaté à la tête des directions politiques aussi bien que dans les politiques elles-mêmes, prend une dimension considérable, aussi bien opérationnelle que symbolique. Un tel document, manifestant une extraordinaire capacité de franchise et de liberté de ton qui renvoie à la crise intérieure d’Israël où les principes d’autorité et de légitimité sont battus en brèche par une direction politique faussaire et psychologiquement corrompue, montre combien le basculement vers une fonction antiSystème au cœur même des institutions du Système dépend d’impulsions extrêmement ténues, combien l’équilibre restant à ce stade de la crise est fragile...
Reprenons l’analogie de la bataille de la Marne, du côté allemand, en tant qu’événement historique isolé du reste, pour montrer comment s’effectue cette dissolution de la stratégie qui caractérise la réflexion que nous développons. On ajoutera pour compléter loyalement l’analogie que cette dissolution ne fut rendue possible que grâce à l’intervention d’un facteur complètement inattendu : le retournement français et la capacité extraordinaire dans cette circonstance (comme à Verdun) du soldat français à se transformer instantanément en contre-attaquant après plusieurs semaines de retraite pressante, souvent proche de la déroute dans les derniers jours… (Même les chefs allemands ont reconnu cet élément : von Klück, chef de la Ière Armée allemande, écrivit que «des hommes, ayant reculé pendant dix jours, couchés par terre à demi-morts de fatigue, pussent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avions pas appris à compter, une possibilité dont il n’avait jamais été question dans nos écoles de guerre».) Dans ce cas de la machine de guerre allemande représentant l’“idéal de puissance” à son apogée, selon le classement de Guglielmo Ferrero ; les soldats français représentent, eux, une réaction antiSystème née de la représentation métahistorique de leur propre pays, de leur terre natale, en une manifestation fondamentale de l’“idéal de perfection” (Ferrero).
C’est ainsi que la bataille de la Marne de septembre 1914 représente effectivement la transmutation catastrophique de la stratégie en tactique, après le changement du plan Schlieffen d’origine qui fit passer Klück à l’Est de Paris au lieu de l’Ouest, et ainsi offrir son flanc à Gallieni, le gouverneur de Paris et l’homme qui pesa d’un poids psychologique décisif pour décider Joffre à déclencher immédiatement la contre-attaque… Nous écrivions ceci dans Les Âmes de Verdun (voir le site de présentation) :
«Les admirateurs de la rigueur prussienne seront toujours surpris de découvrir improvisations et cafouillages installés au cœur de la formidable mécanique de l’armée allemande. Un Moltke [chef du Grand État-Major Impérial] dévoré par la dépression d’une humeur angoissée et d’un cœur malade au moment de l’offensive initiale, en août-septembre 1914, qui invite sa femme aux dîners de son état-major du front pour la consulter, laquelle, Eliza (Lissa) von Moltke-Huitfeld consulte son voyant, l’anthroposophe et président de la Société théosophique Rudolph Steiner, bombardé ainsi conseiller indirect mais influent du Grand Etat-Major impérial (l’anthroposophe Rudolf Steiner, plein de visions cosmologiques, dont on dit qu’il inspira Adolf Hitler) ; Lissa, s’appuyant sur ses convictions et ses fréquentations, s’estimant être “un instrument de Dieu” et agissant en conséquence auprès d’un mari influençable, devant les officiers d’état-major respectueusement ébahis ; la direction cruciale de l’offensive finalement laissée de facto à un triumvirat de lieutenants colonels qui prennent sur eux de compléter puis de transformer des ordres que Moltke ne parvient plus à mettre sur papier.» (1)
Nous nous référons à ce symbole du point de vue structurel, – car c’est ce qui compte pour la maîtrise des événements, et nullement la description de la stratégie et de ses buts, et nullement la description de la politique et de ses buts si nous passons à un autre domaine… Du point de vue structurel, la clef de la structure stratégique s’est peu à peu dissoute à mesure que l’offensive se déroulait. L’adaptation du plan Schlieffen aux conditions générales, l’impréparation des forces alliées, notamment à un mouvement enveloppant passant par la Belgique neutre et théoriquement hors du conflit, permettent effectivement ce bon fonctionnement, y compris avec le changement d’orientation de von Klück qui relève encore de l’adaptation de la stratégie aux nécessités. Mais la dissolution de la clef stratégique, en l’espèce l’effondrement psychologique de Moltke, va finalement rencontrer le moment fatal, le “chas de l’aiguille” de la bataille, lorsque celle-ci se livre sur la Marne, à partir du 4-6 septembre. La dissolution de la clef stratégique signifie l’éclatement des forces en autant de conceptions tactiques différentes avec la référence au dessein stratégique qui a perdu sa clef déformée par chacun selon ses propres intérêts tactiques. (Les chefs d’armée entreprennent des actions non coordonnées, chacun suivant son but tactique, qui aboutissent par exemple, mais exemple proche d’être décisif, à un “trou” de plus de 50 kilomètres entre les Ière et IIème Armée de von Klück et de von Bulow, permettant à la contre-attaque française de s’engouffrer décisivement entre les deux masses.) Les trois lieutenants colonels qui tentent de suppléer à l’effondrement de Moltke n’ont absolument pas la capacité, ni hiérarchique ni psychologique, de restructurer stratégiquement la bataille. Le sort de l’ensemble de la séquence est laissé au destin, et les soldats français et leurs chefs sauront le forcer à leur avantage : ces soldats et leurs chefs ne remportent d’ailleurs pas stricto sensu une “victoire stratégique”, ils sont dans le champ métahistorique, absolument dans un rôle antiSystème, et la bataille de la Marne marque un coup d’arrêt de la marche de l’“idéal de puissance”.
(Il y aura d’autres coups d’arrêt, notamment à Verdun, mais l’un dans l’autre, l’avancée de l’“idéal de puissance” se poursuivra, le rôle de l’Allemagne étant repris par les USA, puis, aujourd’hui, par le bloc BAO, tandis que l’opérationnalisation de l’“idéal de puissance” inspiré du “déchaînement de la Matière” se retrouve dans le Système. Mais nous ne parlons pas en termes de victoires et de guerres, et nous n’observons effectivement pas la bataille de la Marne dans ce sens. Nous parlons en termes de structure et de déstructuration-dissolution, nous observons les faiblesses de l’“idéal de puissance”/du Système, les capacités antiSystème envisageables. Au terme, pour notre compte et notre rangement conceptuel, on sait qu’il n’y aura pas de victoire car l’on sait qu’il n’y a pas guerre, car ces termes ne correspondent pas à la situation : il y a simplement la marche de la surpuissance née du “déchaînement de la Matière”, et la mesure qu’on peut prendre du surgissement antagoniste, progressif puis de plus en plus rapide, de sa propre autodestruction, l’aide qu’on peut apporter à cette dynamique, etc.)
Ce qu’on observe, à partir de notre analogie, c’est que le Système pullule aujourd'hui de Moltke divers et de différentes factures, plus ou moins bien fardés en grands chefs réduits à la volubilité de communication. Obama est un Moltke, comme le sont les différents Premiers ministres israéliens. Comme l’enjeu national et la pression d’une situation de guerre massive n’existent pas en vérité, les exécuteurs des tactiques nécessaires sont beaucoup plus libres et mesurent de plus en plus l’absence (au propre et au figuré) de leurs Moltke, et ils s’interrogent de plus en plus furieusement sur cette situation où des développements tactiques sans fin ne sont nulle part chapeautés, orientés, inspirés par le moindre but stratégique. Ils en viennent donc au soupçon central qui est de se demander : la stratégie existe-t-elle encore ? Puis, rapidement : a-t-elle été complètement détournée par le Système à son profit, ce qui entraîne tout le monde dans une folie autodestructrice ?
Le plus remarquable dans les diverses variables citées dans la première partie du texte, c’est l’attitude du jugement objectif des chefs du Shin Beth, à la fois sur ces prouesses tactiques sans stratégie, à la fois sur la dissolution des directions politiques et donc la dissolution de toute stratégie. Il ne s’agit pas là d’une réaction concertée, ni de réaction de caste, etc. Ami Ayalon (qui dirige le service de 1996 à 2000) vient directement de la marine israélienne, il n’a pas fait carrière au Shin Beth ; il s’affirme stupéfait de la convergence de vues des six directeurs… «Nous avons des origines différentes, ce n'est pas comme si nous passions notre temps ensemble dans le même club. Nous ne sommes d'ailleurs pas forcément d'accord sur l'analyse. En revanche, nous le sommes sur le diagnostic…» De même doit-on, selon nous, s’abstraire du jugement politique et partisan (même si le parti est bon) du fait qu’il s’agit d’Israël, du Shin Beth, etc., avec toute la charge émotionnelle et circonstancielle qui va avec, qui est nécessairement réductrice ; on doit s’en tenir à l'essentiel, au symptôme qui concerne finalement le Système en son entier, qui s’exprime ici effectivement dans le cas d’Israël. Ces hommes sont des manifestations de la grande crise du Système, serviteurs du Système, puis serviteurs critiques, jusqu’à se retrouver dans la position de la critique antiSystème où les directions politiques sont leur première cible. Dans ce cas, effectivement, le fait qu’il s’agit d’Israël est extrêmement important pour une bonne mesure de la situation générale. Nous écrivions ceci dans le texte cité plus haut du 2 novembre 2011 :
«Il est remarquable de constater, selon des sources diverses que nous avons consultées, que certaines des opinions les plus “catastrophistes” viennent d’un pays comme Israël (hors sa direction politique, classée comme les autres hors compétition). […] Si l’on fait si grand cas de cette évolution israélienne…, […] c’est parce qu’Israël, comme on connaît ce pays, est le plus dur, le plus déterminé dans une politique offensive et agressive de force et de puissance, sans retenue ni frein de quelque ordre conceptuel que ce soit (moral, diplomatique, légalité internationale, etc.). Qu’on trouve dans les milieux cités, dans ce pays, l’état d’esprit qu’on décrit ici, rend compte de la puissance et de l’universalité de cet état d’esprit… En un sens, on pourrait avancer que “si Israël est touché, en vérité tous sont touchés”…»
Le schéma de la bataille de la Marne est symboliquement intéressant parce qu’il restitue ce moment où la dynamique de surpuissance est à son maximum et passe en dynamique d’autodestruction dès lors que la clef stratégique s’effrite, que la direction des forces centrales disparaît. Les exemples cités restituent effectivement cette situation. Les interventions des chefs du Shin Beth dans The Gatekeepers, si elles reflètent une situation venue du passé jusqu’au plus récent (2011 et Diskin), n’en produisent pas moins un effet présent très fort en montrant la réelle pensée de ces chefs de la sécurité nationale. Nous affirmerions volontiers que l’accueil assez discret fait par la presse-Système israélienne à ce documentaire absolument sensationnel est paradoxalement le signe indubitable de son importance et, par conséquent, de son influence, – laquelle se manifeste évidemment par d’autres voies. Nous ajouterions que la réalisation de ce documentaire, la collaboration active des anciens chefs du Shin Beth, leurs jugements extrêmement abrupts et exceptionnellement francs, tout cela diffusé publiquement et sur des canaux de grande audience, sont eux-mêmes, outre le contenu, des signes probants de cette dissolution des forces centrales du Système, ou de la “stratégie” faussaire faisant de la “tactique” une dynamique nihiliste.
Il est de plus en plus difficile d’expliquer les incohérences totales qui marquent la dissolution de la stratégie (transformée de plus en plus en “stratégie de la démence” ou en “vide stratégique” selon les interprétations) par des appréciations rationnelles de politique. La position et les manigances d’un Qatar (voir ce 22 mars 2013) par rapport à ses grands “alliés” qui devraient normalement le contrôler, et qui ne contrôlent plus rien du tout («neither Saudi Arabia, Jordan nor other key (Western) players were informed of Hitto’s appointment…»), ne signifient nullement la puissance du Qatar ou des Frères Musulmans, mais effectivement l’effondrement de la stratégie et des diverses clefs qui devraient la contrôler, ou plus généralement l’effondrement des directions des forces centrales qui ont pour mission de gérer l’expansion surpuissante du Système, au service du Système. Nous ne sommes plus dans un monde où la stratégie et la direction centrale au service du Système s’effondrant et se dissolvant, on se trouverait avec “une place à prendre”, avec le simple geste de “ramasser le pouvoir“ plutôt que de le prendre. Nous sommes dans un monde où les structures de direction se sont déstructurées et se dissolvent en s’effondrant sans trop de bruit, actant ainsi le processus d’autodestruction du Système. Cette situation vaut pour tous, y compris les Qatar divers, puisque tous évoluent dans ce cadre. Plus on avance dans cette voie, plus il nous paraît évident qu’on ne peut éviter l’hypothèse écrasante du fait que les causes de ce phénomène sont d’une nature qui est hors de portée de la capacité humaine de contrôle, – ce qui a ouvert de bien vastes horizons, que les experts courants, ou experts-Système, n’arriveront plus jamais à combler avec leurs thèses stratégiques. Aujourd’hui bien plus qu’hier sur la Marne, trois lieutenants colonels ne peuvent assurer in extremis la fonction de l’autorité centrale et légitime du chef du Grand État-Major impérial. Le fait fondamental et impressionnant est qu’il n’y a plus de Grand État-Major impérial, plus d’autorité, plus de légitimité, plus rien, – nothing, nada... La surpuissance du Système a achevé de dévorer le Principe et cette gloutonnerie insensée l’emporte dans l’autodestruction.
(1) Les trois lieutenants colonels qui assurent la direction effective des opérations de la phase finale de l’offensive et l’échec stratégique de ce qui est connu comme la bataille de la Marne, sont les lieutenants-colonels Tappen, Hentsch et von Dommes, respectivement chefs des sections opération, renseignements et politique de l’état-major allemand. A partir du 3-4 septembre, ils dirigent effectivement, ou tentent de le faire, la coordination stratégique de la bataille, notamment avec des déplacements constants auprès des chefs d’Armée. Leur rôle essentiel lors de la bataille de la Marne, et la disparition de Moltke pour impotence, ont notamment été mis en évidence à partir d’archives par le professeur Hans Plote, de l’université de Brunswick, lors d’une communication au colloque Reims-Verdun du 6-7 mai 2004 (Actes du colloque, dans le livre Les Batailles de la Marne, 14-18 éditions, 2004).
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