La technologie politique du roman

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La technologie politique du roman

La production d’un film est précédée très en amont par un travail de scénographie.

Parfois, de longs mois voire années sont nécessaires pour arranger une histoire - originale ou achetée à un auteur- afin qu’elle puisse répondre à des critères de faisabilité technique et de conformité avec l’opinion supposée (ou à manipuler) du public qui va la recevoir. Quelquefois, le projet n’aboutit pas et peut rester dans les cartons attendant des temps de meilleure congruence entre tous les éléments qui déterminent la réalisation du projet industriel. L’industrie du cinéma et du divertissement a relégué aux oubliettes la fonction formatrice de l’imaginaire humain qu’accomplissait la transmission d’archétypes comportementaux par l’antépénultième génération à la dernière. Les grands-mères, quand elles sont disponibles, conduisent les rejetons aux spectacles Disney World plutôt qu’elles ne retracent les récits épiques qui magnifient la singularité de la communauté où s’élève la progéniture.

Si l’ère de la caste des scribes qui seuls détenaient savoir, son inscription matérielle et maîtrisaient sa passation à la postérité est révolue, la classe des littérateurs fabricants de romans pour différents usages est en inflation constante depuis une certaine démocratisation d’accès à l’université. Il faut trouver à l’employer. La population des cabinets présidentiels et ministériels en est abondamment pourvue, elle est chargée de la scénarisation adroite des gestes du prince du moment, lui-même contraint dans ses actions par un pouvoir extranational (ou transnational). La catégorie des journalistes qui arrangent plus ou moins heureusement le récit ‘des faits’ pour les rentrer dans le cadre d’une doxa est pléthorique.

Les journalistes sont à la fois des animateurs de spectacles divertissants au rythme haletant mais aussi inventeurs de réalité. Ils  travaillent surtout  à escamoter l’inscription des ‘faits’ dans un contexte qui les rendraient intelligibles autrement que dans la perspective idéologique prescrite par leurs employeurs.

Le polar hyperéaliste du siècle

La dernière péripétie du feuilleton du Moyen-Orient ne les a pas embarrassés outre mesure. Ils ont dû tenir liées dans une même logique périlleuse la démission du Premier Ministre du Liban prononcée dans une capitale étrangère, l’accusation préventive du Hezbollah dans son assassinat probable à venir et  la purge de nombre de princes dont deux furent assassinés et de ministres saoudiens au prétexte d’une lutte contre la corruption. Les crimes de Mohammed Ben Salman au Yémen, où des millions d’enfants sont exposés au choléra à une détresse alimentaire d’une ampleur sans précédent dans le monde, ont été étouffés derrière les fastes de l’inauguration du Louvre d’Abu Dahbi qui assure une rente d’un milliard/an aux musées français et la vente de deux rafiots de surveillance aux EAU. En filigrane est toujours présent l’arrière-plan explicatif dévalorisant d’une complexité arabe, levantine, moyen-orientale et musulmane toujours insaisissable, irrationnelle et atavique.

Tous les ressorts narratifs déployés n’ont pu occulter la massivité de l’objectif visé par MBS, accomplir le hold-up du siècle. Les avoirs confisqués et gelés avoisinent les 800 milliards, une coquette somme même libellée en dollars. Elle équivaut à celle escomptée par la vente de 5% d’Aramco sur les marchés boursiers, opération destinée à financer la réorientation de l’économie saoudienne dans une direction affranchie de la rente pétrolière pour les années 2030. Quelle belle légende en effet que celle d’un jeune Prince qui exalte les vertus patriotiques de ses sujets livrés à un chômage en hausse  par l’entreprise d’une guerre contre son voisin du Sud ? Il réactive ainsi la mémoire récente de l’annexion « glorieuse » des trois provinces de l’Asir, Najran et Jizan  au terme d’une précédente guerre en 1934 menée par l’ancêtre de la dynastie Saud Ibn Saud sous l’œil placide des troupes anglo-indiennes qui ne voulait du Yémen que le port d’Aden pour leur contrôle des mers. Quelle aubaine donc d’escamoter l’échec au Yémen qui a vu se nouer une alliance de l’ancien Président Ali Abdallah Saleh chassé par l’insurrection populaire dans le sillage du ‘printemps arabe’ avec les Houtis derrière le casse et l’emprisonnement des princes à la richesse insultante ! L’ouverture du port de Aden peut faire espérer la fin prochaine du blocus qui affame des millions de Yéménites.

Une mythologie en lambeaux

L’extension du domaine de la guerre menée par les Saoud, apparentés en cela avec leurs parrains étasuniens et sionistes en ce qu’ils ne conçoivent  la stabilité de leur régime qu’en fomentant et  en organisant des destructions autour d’eux, a trouvé désormais sa limite. La Syrie, aidée par le Hezbollah et l’Iran secondairement soutenu par la Russie a lié son sort désormais à celui de l’Irak  par un combat conjoint  et réussi contre l’armée de mercenaires Daéchiens. Karzaï, lui-même, l’ancien factotum au service de la Cia, dénonce aujourd’hui la collusion entre les Usa et l’Isis en Afghanistan.

La stratégie d’une Qaïda new lookée sous les traits d’un terrorisme institué sous forme d’un Etat  grossièrement grimé pour faire office d’un califat aux sympathies notoirement israélophiles est répudiée. De même est ajourné le plan d’un Kurdistan indépendant, enclave israélienne plongée dans le cœur de l’Irak et de l’Iran.

A ceux qui continuent d’envisager une attaque future (toujours imminente depuis 20 ans) des Usa et d’Israël, forcément appuyés financièrement par les pétrodollars saoudiens, il faut rappeler les injonctions répétées du régime de Tel Aviv, toutes directions confondues de Sharon à Netanyahu en passant par Olmert, de bombarder l’Iran ou au moins d’organiser ‘un regime change’ se sont écrasées sur une impossibilité.

La raison en est triviale.

La riposte s’adressera d’abord à Israël. Un million de volontaires que la mort au combat ne dissuade pas et des missiles de fiabilité maintenant éprouvée et démontrée détruira le plus grand ghetto juif jamais imaginé. C’est finalement l’existence de cette écharde plantée par le colonialisme britannique au profit d’une bande d’activistes sionistes tétanisés par les pogroms tsaristes et l’antisémitisme judéophobique (mais pas seulement) européen au sein du monde arabe qui protège l’Iran. La construction d’une légende nationale glorieuse a toujours été nécessaire pour cimenter les membres d’un groupe. Lorsque celle-ci s’appuie sur le ressentiment et le mythe invraisemblable d’une haine universelle et éternelle de tous les Autres, elle peine à recruter parmi les gens raisonnablement cultivés et éduqués. Elle est vouée à devenir inexploitable à court terme, elle ne répond pas aux besoins fondamentaux de chaque humain d’aspirer à une vie tout simplement digne. Le sionisme des premières générations enthousiastes désireuses de construire une société nouvelle et un Juif nouveau (?) aussi athlétique, blond et agressif que les Aryens a fatalement dégénéré. L’imposture coloniale qui a chassé les Palestiniens de chez eux et en a maintenu une poignée sous un régime d’occupation militaire et d’apartheid a fini par produire un régime mafieux pur qui s’écroule sous nos yeux par ses contradictions et ses implications de plus en plus explicites dans nombre d’opérations militaires à peine occultes, Colombie, Côte d’Ivoire, Rohyngias, Ukraine et Daesh. La présence de Jared Kushner à Djeddah peu avant le déclenchement du coup du Ritz Carlton a été assez rapportée, même si voulue discrète, signalant la signature de Tel Aviv dans les dispositifs sécuritaires qui ont entouré les arrestations et les assassinats ciblés de deux princes.

Les rédacteurs et leurs pinceaux soyeux

Ainsi le monde est invité à participer à l’écriture d’un roman nouveau.

Des personnages qui n’étaient que figurants passifs en deviennent des co-auteurs.

Le système qui a prévalu est maintenant sur la défensive. Il répète des bribes d’antiennes  sans convaincre un public lassé de ses montages pathétiques de maladresses et de redites.

Un projet s’élabore, consistant, autour de la tentative avortée  d’un ultime  démembrement occidental du Moyen Orient qui se joue depuis l’affaissement continu de l’Empire Ottoman tout au long du 19ème siècle et au-delà de sa disparition en 1919.

La Russie qui avait précipité son dépeçage quand elle était tsariste redevient une force de construction positive, jouant sur le devant d’une scène que deux milliards de Chinois dressent silencieusement et efficacement.

Au-delà de l’acte de brigandage caractérisé de MBS qui renie l’ordre successoral adelphique qui a jusque là prévalu en Arabie, c’est le basculement de la péninsule dans l’orbite sino-russe qui se joue.

Salman est allé rendre visite à la Chine Populaire et à la Russie, avec toutes les pompes et le décorum qui sont seyant à un autocrate d’un autre temps, mais c’est Trump qui est venu faire sa cour à Salman à Ryad.

La Chine a proposé l’achat des fameux 5% de l’Aramco sans passer par une quelconque cotation boursière, offre alléchante car elle dispenserait le rejeton MBS de l’évaluation des réserves réelles contenues dans le sous-sol de l’Arabie. Trump a immédiatement tweeté sa recommandation de réaliser l’introduction boursière d’Aramco à Wall Street, de quoi régaler d’un confortable bénéfice les banques américano-sionistes qui organiseront la curée (9).

Le renflouage du trésor public ou personnel des Saoud par la saisie des biens des membres de la tribu maintenant dépossédés va peut-être rendre inutile cette vente que bon nombre parmi les 3000 princes contestaient pour différentes raisons, nationalisme, cours très bas du baril. L’irrationalité apparente et complexe moyen-orientale répond simplement à une dialectique matérielle alimentant aussi une spiritualité qui échappe à la logique simpliste du tiers-exclu.

La volonté de dissimuler un acte de gangstérisme éhonté en initiant une nouvelle guerre civile au Liban est en train de renforcer plus que jamais un sentiment national libanais compromis par deux siècles de manipulation des minorités religieuses et ethniques par l’Occident. Deuxième effet du vol de la cagnotte, la Séoudie maudite s’expose à sa fragmentation car les princes dont certains ont eu des responsabilités dans le renseignement et la sécurité militaire, mis sous cellophane et naphtaline dans le hall du Carlton ont encore des partisans. Mais il lui reste encore trois options, garder une forme de souveraineté si elle ne cède pas les bijoux de famille ce qui la range malgré tout dans la sphère sioniste pour le maintien de sa sécurité, l’abandon en faveur de Wall Street et sa disparition à court terme ou le choix d’alliance avec la Chine, option la plus judicieuse pour sa survie à moyen terme.

Badia Benjelloun