La terrible vindicte du Sénat contre MbS

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La terrible vindicte du Sénat contre MbS

Le Sénat n’a pas reculé, ni tempéré aucunement ses “bonnes résolutions”. Les vieux briscards habitués des couloirs absolument corrompus de Washington D.C., type House of Cards plutôt que “D.C.-la-folle”, constatent ce fait extraordinaire que le très-puissant lobby saoudien, – sans doute l’incontestable second après l’intouchable The Lobby (israélien), – n’a rien pu faire malgré ses dizaines de $millions “investis” dans cette affaire contre la vague vertueuse qui a emporté les sénateurs. Faut-il crier “victoire” ? Pourquoi pas mais cela se discute et cela se nuance car il faut savoir de quelle victoire l’on parle.

L’on sait que le Sénat a développé depuis l’assassinat le 2 octobre du journaliste-familier des princes saoudien, puis journaliste-opposant des princes, Khashoggi, une extraordinaire vindicte : extraordinaire par sa durée et sa résilience, extraordinaire par sa résistance au lobbying paré de toutes les générosités princières et paniquées, extraordinaire si l’on considère combien l’Arabie est l’allié indispensable des entreprises déstructurantes des USA, son complice en gestion du pétrole mondiale, son acolyte en corruption généralisée, etc. Rien n’y a fait, le Sénat a voté, et doublement voté, ajoutant l’insulte à l’injure...

• Par 56 voix contre 41, le Sénat a adopté la Joint Resolution 54 qui conteste officiellement l’engagement US dans la guerre que mène l’Arabie au Yémen ; il s’agit du premier acte de ce genre vis-à-vis d'un président depuis 45 ans, depuis le vote de la War Powers Act de 1973 qui permet de voter pour limiter ou interdire l’engagement des USA dans une guerre et conteste ainsi la pratique coutumière des innombrables guerres non déclarées ni approuvées en tant que telles par le Congrès des présidents US depuis la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Corée. Jason Ditz, de AntiWar.com écrit : « La résolution est une contestation dans le cadre de la War Powers Act de l’implication non autorisée des États-Unis dans la guerre au Yémen. Elle obligerait les États-Unis à cesser cette implication si un projet de loi complémentaire est adopté à la Chambre. Quarante-cinq ans après le vote de la loi sur les pouvoirs de guerre, il s’agit du premier défi réussi [à une politique belliciste de l’exécutif]. »

• A l’unanimité, le Sénat a adopté une résolution qui condamne le prince Mohamed ben Slimane (MbS) pour le meurtre de Khashoggi, permettant ainsi aux sénateurs qui n’avaient pas suivi la résolution précédente pour ne pas entraver l’action du président et pour répondre à des intérêts stratégiques, de marquer leur solidarité sur le fond, – savoir la condamnation de MbS : « Après le vote sur la guerre du Yémen, le Sénat a adopté à l'unanimité et sans opposition une résolution condamnant le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi en Arabie saoudite et exprimant le sentiment du Sénat que le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman est responsable de ce meurtre. » Le Sénat sanctionne ainsi l’attitude du président, refusant de désigner MbS comme le coupable, et tire la conséquence du témoignage de la directrice de la CIA, qui était venue dire aux sénateurs, la semaine dernière, la “très forte conviction” de l’Agence de la culpabilité de MbS. (Ne pas oublier que le Post, qui employait et choyait Khashoggi, a été racheté par Bezos, l’hyper-milliardaire d’Amazon, sur orientation et fonds discrets de la CIA.)

Ce qui est remarquable, insistons là-dessus, c’est la résilience de la volonté du Sénat (du Congrès), malgré les multiples sollicitations et pressions dont il est l’objet, – corruption des lobbyistes saoudiens, exhortations du Président, pressions sonnantes et trébuchantes de l’appareil du complexe militaro-industriel, interventions pressantes au cours d’auditions des ministres qui vont avec, de Pompeo à Mattis... Pour prendre la pleine mesure de la durée de cette résilience, on rappellera que nous écrivions déjà ceci le 15 octobre 2018, il y a deux mois à un jour près :

« ... Le Congrès des États-Unis d’Amérique qui trône à “D.C.-la-folle”, lui non plus ne facilite pas les choses, mais dans le sens contraire car la situation n’est plus jamais simple à “D.C.-la-folle”. Le Congrès s’est enflammé contre l’Arabie, au point qu’un observateur proche du Congrès (d’où viennent les pressions anti-Arabie) estime que cette pression “n’est pas seulement préjudiciable à la réputation d’un allié-clef des États-Unis, elle menace l’autorité du président lui-même”. (Au fait, ceci explique peut-être cela, et inversement...)

» Pour cette fois, on peut s’intéresser au commentaire de CNN, qui alimente la chronique anti-Trump, c’est-à-dire dans ce cas décrivant l’action des forces partisane d’une ‘punition’ de l’Arabie qui est pourtant un verrou capital du Système dans la région... “Le possible assassinat du chroniqueur du Washington Post, Jamal Khashoggi, au consulat d'Arabie saoudite à Istanbul a déchaîné des forces à Washington qui placent le virage brutal de Trump mettant de côté les valeurs traditionnelles de la politique étrangère américaine devant son test politique le plus dur à ce jour. Il y a de plus en plus de signes indiquant que la Maison Blanche pourrait ne pas être en mesure de contrecarrer la pression grandissante du Congrès en faveur d'une action punissant l’Arabie saoudite et de mettre un frein à son impitoyable dirigeant de facto, Mohammed bin Salman, utilisé par la Maison-Blanche comme pivot de sa politique au Moyen-Orient... »

Cet acharnement du Congrès devient un fait politique important à Washington, et un facteur déstructurant important de la politique de sécurité nationale, ou politiqueSystème, évidemment en raison du rôle central de l’Arabie, de son influence dans la région, de ses antagonismes et de ses alliances qui pourraient évoluer de façon inattendue. Du côté saoudien, il va enclencher des mécanismes politiques de recherche d’alternatives à l’actuel alignement complet sur les USA (et l’actuel alignement des USA sur l’Arabie et l’axe Arabie-Israël), et bien entendu la Russie est sur les rangs comme l’a montré le comportement de Poutine avec MbS lors du G-20.

On pourrait envisager, par exemple , comme première réaction du dirigeant saoudien après les votes du Sénat, que MbS accélère avec enthousiasme la procédure d’achat, voire de livraison des missiles russes S-400 qu’il envisage de commander, voire d’envisager d’autres achats. Cela ne signifierait pas qu’il annulerait les contrats avec les USA, car les Saoudiens agissent prudemment, mais il s’agirait d’une sorte de réorientation par saccades. De telles initiatives auraient par ailleurs pour conséquence d’aggraver encore plus les relations avec les USA et la colère du Congrès (lequel, en passant, dénoncerait bien entendu un complot immonde de Poutine et de la Russie, maudite soit-elle).

Les Saoudiens ne peuvent pas poursuivre leurs relations du type-business as usual, même avec un Trump déployant tous ses charmes, avec une telle animosité du Congrès, comme une épée de Damoclès pas moins, et en plus avec l’humiliation permanente, chose insupportable pour un prince de la sorte, que représente cette hostilité. En somme, il s’agit de la perspective de plus en plus précisée d’un énorme changement stratégique qui a désormais quelque chose d’inéluctable car la forme même des relations est brisée, l’apparence de respect mutuel, à laquelle tiennent tant cette sorte de personnages et ces sortes de directions ; il est insupportable aux crapules, aux acolytes, aux maîtres-serviteurs des basses besognes, aux despotes, etc., dont on a tant besoin par ailleurs, de s’entendre désigner comme tels par une assemblée qui, pour être peuplée de crapules de substance à peu près équivalente (ce que les USA font subir aux prisonniers de Guantanamo et indirectement à un Assange vaut bien le sort fait à Khashoggi), n’en est pas moins chargée de la pompe et du prestige d’une sorte d’imitation de l’auguste Sénat de l’empire de Rome.

(Sur le plan pratique notamment de l’engagement au Yémen, auquel nous accordons moins d’importance pour l’instant à cause des difficultés de faire respecter une éventuelle loi de cette sorte, la résolution du Sénat devra être complétée par une résolution de la Chambre, du type qui a jusqu’ici été bloquée par sa direction républicaine. On verra donc avec la nouvelle Chambre à majorité démocrate, à partir du début janvier. Si l’accord entre les deux assemblées se fait, alors il y aura l’affrontement entre le Congrès et le président, puisque, dans tous les cas jusqu’ici, Trump a annoncé qu’il mettrait son veto qui ne peut être annulé qu’avec un nouveau vote réunissant cette fois les deux tiers [66] des voix du Sénat. Un tel affrontement constituerait d’abord, quel que soit le résultat, une dégradation de plus pour l’ensemble institutionnel du pouvoir de l’américanisme ; et si Trump réussissait à imposer son veto, ce serait une victoire à-la-Pyrrhus qui le fragiliserait paradoxalement encore plus sans la moindre garantie qu’il puisse restaurer l’alliance avec l’Arabie et MbS.)

Reste à s’interroger sur le fait même : qu’est-ce qui a fait agir le Sénat de cette sorte, d’où vient cette résilience extraordinaire ? Bien entendu, il y a l’élément rationnel que Khashoggi est un journaliste américaniste du prestigieux Washington Post, mais l’argument n’est pas décisif même s’il pèse ; même mâtiné de CIA, Khashoggi est une pièce rapportée du monde médiatique US, et puis on n’a jamais vu le Congrès prendre un tel tournant, même pour un journaliste 100% pur jus-establishment washingtonien, surtout contre un acolyte de l’importance de l’Arabie. Il y a également, du côté démocrate, la volonté de nuire à Trump qui est engagé à 150% aux côté de MbS, mais cet aspect doit rester très-conditionnel puisqu’on a vu nombre de républicains se joindre aux démocrates dans une résolution bipartisane, et que les républicains n’auraient pas accepté une cabale trop ouvertement anti-Trump.

 Notre sentiment pour la cause décisive est donc plus hypothétique, sinon intuitif, plutôt du domaine de l’inconscient collectif, avec l’intérêt de laisser entrevoir d’autres surprises : l’absence définitive du sénateur McCain, décédé en même temps que canoniséen septembre. McCain était un homme d’une médiocrité irréprochable, d’une intelligence limitée aux plus grossiers stéréotypes, belliciste au-delà du “à ne pas croire” et servi par une foi exceptionnelle absolument tournée, ou invertie si l’on veut, vers l’obédience diabolique qui était devenue une part de lui-même, en toute innocence et candeur pourrait-on croire... En effet, en bon super-américaniste, il irradiait cette foi avec une sorte d’innocence et de candeur que donne la certitude d’être du côté du “bien” en faisant le pire du mal puisqu’on est américaniste de la fournée décisive de l’effondrement et de “médiocrité irréprochable” ; en même temps on le couvrait d’une de ces réputations convenues et fabriquées à gros fil blanc de maverick (sorte de “parlementaire libre”, – l’oxymore du siècle, –républicain votant démocrate lorsque les démocrates envisageaient un projet belliciste, votant contre Trump si l’on soupçonnait Trump de ne pas être assez belliciste, etc.) ; tout cela ayant fait de lui une icône du Sénat, choyée par les lobbies sans trop l’accabler sous le fric, invitée par tous les “révolutionnaires-sorosiens” du monde, montant au front en bras de chermise pour féliciter les ukrano-nazis et les tueurs anti-Assad de Daesh... Ainsi, McCain exerçait-il une sorte de magistère, quasiment une dictature sur le Sénat dans toute sa fausse-gloire et son passé trafiqué (pilote de l’aéronavale fait prisonnier et peut-être collaborateur des Nord-Vietnamiens) ; bref, personnage fabriqué et simulacre inverti, manichéen dans le sens du simulacre américaniste, etc...

Notre hypothèse est que si McCain avait été là, il aurait retourné la vertu du côté de MbS pour sauvegarder la coopération avec l’Arabie, en faveur des tueurs de Syriens et de Yéménites. Le signe même de la fin de “l’ère McCain” pourvoyeuse de la médiocrité belliciste est marqué par le comportement de son compagnon de toujours, Lindsay Graham, qui s’est notablement émancipé, qui est aujourd’hui beaucoup plus nuancé et qui est d’ailleurs une des chevilles ouvrières de l’attaque contre MbS.

... C’est pour cette raison, l’enterrement de “l’ère McCain”, qu’il se pourrait bien que nous ayons d’autres surprises au niveau du Congrès, dans le domaine de la politiqueSystème. Puisque la boussole belliciste McCain a fait son temps, désormais règne le désordre qui pourrait nous conduire à de bien étranges engagements, par ses purs caprices car l’on sait, ou l’on devrait savoir, que le désordre est parfois l’auxiliaires des dieux.

 

Mis en ligne le 14 décembre 2018 à 14H05