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3913Une très courte séquence visible sur YouTube montre la sortie des négociateurs de l’accord (nuit de jeudi à vendredi) entre les dirigeants ukrainiens, avec le président Ianoukovitch, et les dirigeants de l’opposition, sous la direction de coordination des trois ministres des affaires étrangères des pays de l’UE qui forment également le “Triangle de Weimar”, – la Pologne, l’Allemagne et la France. Egalement présent, chose fort peu mentionnée, Vladimir Loukine, le Ombudsman de Russie dont Poutine avait proposé l’envoi à Kiev, à Ianoukovitch, le jour précédent, pour aider à la résolution du conflit. L’intervention est également présentée, parmi d’autres références, par un texte de HuffingtonPost UK, le 21 février 2014.
Des deux séquences que nous donnons en référence, la première montre sans commentaire un moment de la sortie des négociateurs avec principalement le ministre polonais Sikorski parlant avec des représentants de l’opposition dans un langage et une atmosphère extrêmement tendues. Une personne s’adressant à Sikorski dit : «Vous avez tort, vous avez complètement tort ...», et Sikorski répond : «J’espère que j’ai tort», – puis, se reprenant en répétant le principal de ce qui semble être à la fois son argument et son avertissement, il dit «Si vous ne soutenez pas cet accord, vous aurez la loi martiale, l’armée. Vous serez tous morts» ; puis, passant devant un journaliste qui lui demande «Avez-vous réussi à les convaincre, monsieur le ministre», Sikorski, crispé, glacial, répondant en marmonnant entre ses dents «Je ne sais pas» («...Don’t know»). Dans la seconde séquence, la même courte scène (sauf la question du journaliste) est diffusée à deux reprises, avec un commentaire en voix off, entrecoupée de scènes de rue à Kiev, mais également d’une courte séquence montrant la signature de l’accord proposé entre les différents participants. On voit Ianoukovitch serrer la main de Sikorski, puis, se tourner vers Vitali Klitschko et, après une hésitation du dirigeant de l’opposition raide comme un piquet, lui serrer la main également. La tension est palpable.
• Plusieurs éléments méritent d’être signalés, qui relèvent autant de l’atmosphère de la rencontre que de certains faits évidents, qui permettent de mieux fixer les positions des uns et des autres dans une situation devenue soudainement tragique mercredi soir et jeudi (près de 100 morts), avec une perspective évidente et immédiate de conflagration armée. Le premier constat, évident, est que cet accord ne ressemble à rien qui puisse se rapprocher de la diplomatie (au contraire des stupides commentaires relevés ici et là dans la presse-Système française, qu’on a entendue se féliciter d’un “succès de la diplomatie française”). Il s’agit d’un accord arraché à tous sous la pression de la rue, d’événements sanglants, de la perspective assurée dans l’esprit des négociateurs d’un embrasement de l’Ukraine, avec loi martiale, intervention d’une armée dont nul ne sait le degré de cohésion, etc., si quelque chose n’était pas fait pour freiner la marche des choses et la pression des événements. On songe à des moments d’une intensité tragique comme la signature d’accords de circonstance, plus ou moins imposés, au cœur de révoltes tels que la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968, la Pologne en 1981, etc. Ce n’est pas la diplomatie qui parle, c’est l’état de guerre quasiment présent qui force... Les négociateurs de l’UE ont dû ressentir cela comme un choc terrible, débarquant de leurs bureaux de prestige et des confortables salles de réunion de Bruxelles, pour pénétrer dans ce pays quasiment en état de guerre encore plus anarchique que civile.
• Le rôle de Sikorski a été manifestement essentiel durant ces négociations, notamment à cause du poids que la Pologne pèse dans les événements actuels. On en a eu des échos dans notre Bloc-Notes du 21 février 2014 : les liens des Polonais avec divers organismes de l’opposition, y compris des éléments de la droite extrême, impliquent qu’ils sont à la fois influents et bien informés sur la situation du pays. A cette lumière, ce qui perce de l’affrontement entre Sikorski et les dirigeants de l’opposition pourrait sembler surprenant, puisque la Pologne a toujours été du côté de cette opposition ; on a sans doute là l’effet de cette information privilégiée des Polonais, qui sont les premiers à percevoir le dangers de conflagration qui pourrait toucher leur pays, d’une situation qu’ils ont eux-mêmes contribué à s’établir. On se situe là dans un moment crucial où se trouvent brutalement confrontées les manœuvres et les manipulations de la guerre de communication et d’influence, avec la réalité soudain pressante des menaces de conflit armé apparaissant brusquement lorsque la situation échappe à tout contrôle et se transforme en confrontation armée. Il est certain que la Pologne, comme d’autres pays limitrophes de l’Ukraine et membres de l’UE (Slovaquie, Hongrie, Roumanie avec la question de la Moldavie, etc.), ressentent avec une grande préoccupation la diffusion des tensions ukrainiennes : la crise ukrainienne est une crise “ouverte” sur le reste de la zone, y compris et surtout sur la zone est-européenne de l’UE. Il y a dans cette situation un état d’urgence indéniable dont nul ne peut mesurer ni apprécier les conséquences, qui rend brusquement accessoires les plans calculés d’influence et autres ; un de ces moments où les événements prennent le pas sur ceux qui croient les influencer ou les diriger, et ouvrent la perspective sur l’inconnu.
• La présence dans la négociation du Russe Vladimir Loukine, Commissaire des Droits de l’Homme de Russie et “Ombudsman”, envoyé par Poutine, indique que la Russie a soutenu complètement l’initiative de l’UE après en avoir été informée, et que d’autre part l’UE (et les USA, Obama ayant téléphoné à Poutine, – voir Novosti le 22 février 2014) ont tenu à ce que la Russie pèse de son poids dans le processus de ces négociations. Selon Russia Today du 21 février 2014, Loukine a apprécié la “dynamique positive des pourparlers” («Nous avons été mis au courant de la position de nos partenaires, et maintenant nous la comprenons»). Ayant dit cela, Loukine précise, sans ironie mais d’une façon qui résonne ironiquement quant à la véritable valeur de l’accord, que «la plus grande difficulté est que la situation change constamment et qu’on ne sait pas très clairement qui va appliquer l’accord et comment...»
• ... En effet, situation rapidement changeante, c’est le moins qu’on puisse dire. La Parlement est pris d’une fièvre révolutionnaire et vote des lois à tour de bras, type-“nuit du 4 août” à la sauce postmoderne (demande de destitution du président, libération de Ioulia Timochenko, etc.). La foule sur Euromaidan hue les dirigeants qui ont signé l’accord de l’UE et réclame la tête de Ianoukovitch, ce que le groupe extrémiste et en position de force Pravy Sektor soutient également. (On ignore d'ailleurs, aujourd'hui, où se trouve Ianoukovitch, s'il n'est pas démissionnaire, etc. Cela importe peu, le président n'ayant désormais plus guère de poids politique et sa “présidence” exprimant désormais le vide politique du pouvoir légal en Ukraine.) La ville de Kiev est désormais sans force légale significative de maintien de l’ordre, l“ordre” étant assurée par des milices et autres groupes auto-constitués. La situation d’une extrême fluidité se caractérise par un mouvement d’autonomisation du pays ; bien entendu à l’Ouest où dominent la forces pro-occidentales et où les forces de sécurité passent du côté de l’opposition dont on ne sait plus si elle est encore opposition, ou majorité, ou rien du tout d’ailleurs. (Sur ces mouvements à l’Ouest du pays, voir le Guardian du 22 février 2014.) La même chose, sauf que c’est en sens inverse (pro-russe) se passe à l’Est où un mouvement d’autonomisation est en cours, avec la prise en main de tous les pouvoirs à leur échelon par des autorités locales qui établissent leur distance à mesure, par rapport à la situation de désordre de Kiev, et attendent que l’“ordre constitutionnel” soit rétabli, si cet ordre est rétabli, et s’il s’agit bien d’un “ordre constitutionnel” selon leur appréciation. (Voir Russia Today, le 22 février 2014, sur la réunion à Kharkov de délégations de ces différents pouvoirs locaux de la région orientale du pays.)
• D’une certaine façon, l’accord imposé par l’UE avec l’appui du reste (Russie et USA) a semblé écarter le pire dans l’immédiat, par la grande porte de ce qui fut présenté comme une victoire diplomatique et qui fut en réalité une mesure d’urgence absolument vitale, sur la nécessité de laquelle à peu près toutes les autorités constituées, intérieures et extérieures, s’entendaient. Mais “le pire”, revenant par la fenêtre, pourrait bien être en train de s’insinuer partout, actuellement, dans le cours fluidifié et incontrôlé de la situation ukrainienne, avec possibilité d’extension autour de l’Ukraine.
Mis en ligne le 22 février 2014 à 14H09