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1381L’on sait que nous avons, parmi nos auteurs préférés, l’historien italien Guglielmo Ferrero, qui a si parfaitement utilisé les concepts de l’“idéal de perfection” et de l’“idéal de puissance” pour définir en le symbolisant l’affrontement entre la Tradition (idéal de la perfection) et la modernité (idéal de la puissance). L’on sait moins qu’il épousa Gina Lombroso, licenciée en lettres et philosophie, diplômé en médecine, vulgarisatrice scientifique, militante du féminisme, auteure de nombreux ouvrages (voir son profil sur Wikipédia). L’intérêt de la carrière de Lombroso est qu’elle fut consacrée pour une part importante à cette activité qu’on décrit aujourd'hui et complaisamment comme moderniste et même postmoderniste qu’est le féminisme, et qu’elle se conclut en tournant toute son attention vers la critique fondamentale de la modernité.
(…Un peu vite d’ailleurs définie comme action libératrice “moderniste”, le “féminisme”, comme de nombreuses activités que la modernité s’attribue indûment. Le féminisme est un activisme qui est en grande partie né des excès initiaux de la classe bourgeoise installée d’une façon constitutive et dominante à partir du début du XIXème siècle, et donc opérationnalisation sociale de la modernité, dans le contexte de l’évolution de la civilisation devenant contre-civilisation après l’explosion du “déchaînement de la Matière”. Le féminisme actuel tel qu’il est vécu dans ses outrances est donc une marque de la dérive autodestructrice de la modernité puisqu’elle s’attaque à une structuration sociale qui est née avec la modernité. En un sens, les féministes type-Lombroso étaient des réactionnaires antibourgeoises, donc antimodernistes ; les actuelles féministes, elles, sont simplement une partie de la révolte sociétale machinée par la surpuissance du Système contre sa propre structure, donc à finalité autodestructrice.)
Dans La rançon du machinisme (ou Tragédie du progrès mécanique dans son titre italien originale), Lombroso complète les travaux de son mari en développant une analyse remarquable de la société telle qu’elle se développe dans le mode catastrophique sous l’empire de la machine et de la technique. On observera que sa critique rejoint, ou plutôt est rejointe selon la chronologie par celle que fera Toynbee dans les années 1940 sur la perte d’une vision générale du monde au profit (?) d’une multitude de visions parcellaires spécialisées. La modernité entraîne la spécialisation, développant une formidable puissance aux dépens d’une perte vertigineuse de la conscience du sens des choses par l’appréciation générale de l’évolution. On retrouve parfaitement le schéma qu’impose le Système et qui parvient aujourd’hui au chaos de la catastrophe de son développement final (la Grande Crise Générale d’effondrement du Système).
(Sur Toynbee, voir notamment le 17 mars 2017 : « Toynbee a développé l’idée d’une succession cyclique des civilisations, les civilisations suivant elles-mêmes une évolution cyclique se terminant par une décadence (une chute, un effondrement) qui permet à une autre civilisation de lui succéder. Il constate alors, – même s’il n’en tire pas en 1948 toutes les conséquences que nous devons en tirer en 2017, – que nous sommes, avec la civilisation occidentale, dans un blocage parce que la surpuissance de cette civilisation (le technologisme, ou “la technique”) empêche toute autre civilisation de se développer et maquille notre décadence sous divers artifices permis par le technologisme, ainsi nous faisant survivre par “acharnement thérapeutique”, alors que le sens même de cette civilisation se rapproche comme on le voit chaque jour d’une sorte de néant entropique. [Déjà, Toynbee notait en 1948 le “regard déformé d'un contemporain occidental dont “l'horizon historique s'est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l'espace et du temps”, et dont la vision historique “s'est rapidement réduite au champ étroit de ce qu'un cheval voit entre œillères, ou de ce qu'un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope”...”] »)
On observera la remarquable actualité de cette critique de la modernité de Lombroso, dont tous les jugements trouveraient leur place aujourd’hui, bien sûr multipliés ad nauseam dans le sens de la quantité par l’accélération formidable du “progrès” de la machine et des techniques. L’époque de l’entre-deux-guerres, de 1919 aux années 1933-1934 où l’intérêt passa au politique et au combat idéologique faussaire, est l’époque la plus féconde de la critique de la modernité et du progrès, jusqu’à notre époque depuis les années 1990 où cette critique est revenue au premier plan. C’est durant cette période que se développe une critique extrêmement incisive et de type civilisationnel, notamment contre l’américanisme avec son machinisme symbolisé par Henry Ford (le “fordisme”) et l’américanisation de la culture qui est la force d’influence pour imposer ce machinisme, avec le développement des technologies de communication, de l’hollywoodisme, etc.
(Cette critique se trouve aussi bien chez un Duhamel dans Scènes de la vie future que chez un Siegfried dans Les États-Unis aujourd’hui, que chez Dandieu-Aron [Robert Aron] dans Le cancer américain, parmi un foisonnement extraordinaire d'autres ouvrages de même tendance, venus en grande majorité d'auteurs français. Elle est effectivement civilisationnelle et implique la modernité, les USA n’étant considérés que comme son “modèle” le plus avancé, tandis qu’elle deviendra ensuite, jusqu’à la fin de la Guerre froide, idéologique et portant essentiellement sur la politique des USA.)
Il y a donc un lien très ferme à établir entre ces deux époques, celle de l’entre-deux-guerres et la nôtre, qui constituent deux prises de conscience de la catastrophe de la modernité. La première répond à la catastrophe de la Grande Guerre, qui fut la première démonstration du caractère catastrophique et entropique de la production centrale de la modernité issue du “déchaînement de la Matière”, la seconde (la nôtre) répondant à la “fin des idéologies” comme matière dominante de la pensée depuis 1933-1934 pour déboucher sur le constat de l’évidence catastrophique et entropique de cette même production moderniste, cette fois entrée dans sa phase finale dite surpuissance-autodestruction. (Cette thèse se retrouve dans La Grâce de l’Histoire, Tome-I.)
Voici donc un extrait de La Rançon du machinisme, traduit de l'italien par Henri Winckler, préface de Guglielmo Ferrero, 1931, sans doute chez l’éditeur Rieder. (En italien : Le tragedie del progresso meccanico, Bocca, Torino, 1930.)
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… Une petite élite pourrait réagir contre toutes ces causes décadentes ; il peut y avoir, il y a certainement de vrais intellectuels disposés à renoncer aux attraits du monde moderne pour se recueillir dans le silence et la solitude, et éclairer par leurs pensées les hommes de leur temps. Mais ils n’ont aucun moyen de se faire entendre, aucune chaire du haut de laquelle s’adresser aux foules. Aucun éditeur ne veut éditer leurs livres trop longs, aucun théâtre ne veut jouer leurs pièces, trop sérieuses, aucune école ne veut écouter leur voix, trop inquiétante ; et alors ces penseurs n’ont d’autre ressource que de se jeter eux aussi dans les affaires et de fabriquer des millions.
Les intellectuels ne peuvent vivre hors de leur époque. Penser, mais ne pouvoir communiquer sa pensée, ni l’exprimer à qui aimerait la comprendre, c’est être dans la situation d’un fou, sans le confort de cette certitude que la folie concède à ses victimes.
On conçoit avec peine qu’après son IIIe siècle si brillant, la Rome païenne n’ait plus produit de génies : des penseurs exceptionnels, des artistes naissent au cours de tous les siècles en égale quantité, mais seuls émergent ceux qui peuvent trouver dans la vie quelque fonction ; les autres, tels ces plantations de cyprès qu’on coupe pour en faire les haies, sont obligés de plier la tête et de s’adapter à ne protéger que les pieds des hommes au lieu de s’élever comme des géants au-dessus d’eux.
Cette décadence intellectuelle, même accompagnée d’une évolution technique est néfaste à l’industrie, mais plus encore à la société.
La société est divisée aujourd’hui en mille petits regroupements, chacun s’applique non seulement à un art ou à une science spéciale mais à une parcelle de cet art ; on n’est plus médecin mais oculiste , mais spécialiste du nez, de la gorge ; l’oculiste n’est même plus uniquement spécialiste de l’œil mais de l’iris, de la paupière ou de la cornée ; on n’est plus littérateur ou critique seulement mais critique musical, artistique ou littéraire ; non plus ingénieur seulement mais ingénieur des mines, ingénieur architecte, ingénieur mécanicien, et même ingénieur mécanicien est un terme trop large puisque chacun se spécialise dans tel ou tel genre de machine. Chacun s’applique à perfectionner sa petite part de travail quotidien, sans s’intéresser à l’importance ou aux répercussions que son travail, grand ou petit, peut avoir dans l’ensemble.
Personne ne sait plus ce qu’est l’ensemble et quels sont les besoins de la société dans laquelle il se meut.
Les modernes sont si infatués de technique qu’ils ne considèrent, n’adoptent et n’admirent que les découvertes techniques et n’ont confiance que dans les solutions « techniques ». L’ingéniosité est plus prisée que la capacité de larges synthèses. Il semble aux hommes modernes que l’application du cinéma, de la radio et des rayons x résolve les problèmes de l’instruction, de la médecine et de l’hygiène, comme les ballons et les sous-marins auraient dû résoudre les problèmes de la politique, de la guerre et de la paix. Politique, philosophie, histoire, lois, toutes ces études, ces sciences, ces arts qui ont pour but de résoudre les problèmes naissant du frottement des hommes vivant en société, tout ce qui est problème d’intérêt général, solution théorique est laissé de coté comme études inutiles.
Nous sommes désormais un concert où chaque musicien croit contribuer au succès général en ne s’occupant que de sa partie et de son propre instrument sans s’occuper des autres ; un orchestre où chacun joue de son côté. Personne ne s’aperçoit que l’affreux vacarme ainsi produit vient de l’absence d’un chef d’orchestre qui organise et dirige les divers instruments.
La société vit heure par heure, demandant à mesure à la technique de résoudre les problèmes les plus urgents, défaisant docilement ce qu’elle a fait hier si la technique le lui conseille, sans penser à la gêne qu’apportent à la vie sociale ces changements continuels et ce provisoire perpétuel des solutions adoptées.
C’est ainsi que bien qu’en progrès sur les anciens pour la perfection technique du travail, de la science, de l’industrie, mettons même des finances, des banques, etc., nous reculons continuellement pour tout ce qui demande de la réflexion, de la prévoyance, des prévisions politiques surtout. Alors que nous résolvons des problèmes techniques que les anciens auraient cru insolubles pour les dieux eux-mêmes, nous ne pouvons plus résoudre des petits problèmes politiques aussi bien que l’aurait fait le dernier tribun de Rome, ni de petits problèmes d’éducation, de morale et de philosophie dont serait venu à bout le dernier des pédagogues d’Athènes.
Nous voyons l’intelligence et la sagesse reculer chaque jour et ce qui est pire reculer justement parmi les diplômés qui ont les parchemins les plus accrédités, qui sont les plus imprégnés de fausse culture et auxquels va fatalement le pouvoir. Une société où ceux qui doivent obéir ont à subir des dirigeants qui leur sont intellectuellement inférieurs, se trouve dans une condition terrible ; c’est à cela que nous devons la désagrégation rapide de la société moderne, des nations, des classes, des castes, des familles de tous les noyaux nécessaires à l’humanité. Pour peu qu’on continue dans cette direction, il ne restera plus que des individus isolés sans liens ni avec le passé ni avec le futur ; parcelles destinées inévitablement à se dissoudre dans le vide comme il en est advenu en Russie où le désordre ne dépend pas du communisme mais de l’intensification des maux de l’industrialisme, dans un pays qui n’y était pas préparé.
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