La vérité comme négation de l’oubli

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La vérité comme négation de l’oubli

La domination économique allemande sur le continent européen s’est développée dans l’entre-deux guerres et pendant la guerre de 1939-1945. Elle s’est poursuivie au-delà sous la forme déjà pressentie et souhaitée par le Président de la Société Générale et du Comité d’Organisation des Banques lorsqu’il a déclaré dans une allocation à l’ambassade d’Allemagne à Paris le 10 septembre 1941 : « son espoir que les plans allemands seraient assez vastes pour décider la suppression des frontières douanières et la création d’une monnaie unique pour l’Europe ». (*)

L’industrie et la haute finance française et allemande ont fait alterner et souvent coexister des rapports de collaboration et de rivalité pour l’hégémonie depuis la fin du dix-neuvième siècle, dès après la guerre de 1871. Les deux guerres mondialisées ont été les moments où la rivalité a culminé. Dans les deux cas, le grand vainqueur, les Usa, a imposé une modalité de règlement de l’après-guerre qui a favorisé le grand vaincu, l’Allemagne.

La grande crise systémique de surproduction capitaliste 1874-1914 a abouti à (et s’est résolue par) une confrontation armée qui a décimé la population et détruit à une échelle encore jamais vue les moyens de production. Elle a été l’occasion de transformer le pays retardataire de l’Entente, à forte proportion paysanne et peu industrialisé, en un pays socialiste fédéral. Le parti socialiste et démocratique, bolchevik, en réclamant la paix et l’organisation de soviets en instances de pouvoir, a réalisé une révolution, la deuxième en importance après celle de1789 en France, qui allait changer radicalement l’histoire des peuples au-delà de l’Europe.

Les capitaux étasuniens, très impliqués dans les Konzern avant 1914, ont afflué en Allemagne et dans le reste de l’Europe. Grand créancier des anciens pays belligérants, les Usa ont contraint la France à renoncer aux réparations de guerre et ont favorisé l’industrialisation forcée et le réarmement allemand qui seuls garantiraient le remboursement des emprunts Dawes et Yong. La BRI, Banque des Règlements Internationaux, a été fondée à Bâle en 1930, juste au lendemain de la crise de 1929, pour veiller à l’encaissement des intérêts de ces emprunts. La dette allemande, hors celle des réparations, s’élevait à 3000 milliards de dollars dont les deux-tiers allaient à des banques privées étasuniennes. Les industriels français se sont inclinés devant les Allemands en acceptant d’être dominés dans les différents cartels de la sidérurgie, de la chimie et de l’assurance  dès 1926 sous la menace de rétorsion d’une attaque spéculative contre le franc. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les monopoles qui ont bénéficié de la gabegie de 1914-1918 ont concentré davantage le capital. En s’organisant en cartels franco-germaniques, ils ont réduit les coûts de production (baisse du prix des matières premières subventionnées par l’Etat et réduction des salaires) et ils se sont entendus sur les prix, les fixant à un niveau bien supérieurs à ceux du marché s’il avait été ‘libre’. Le krach boursier de 1929 a contaminé l’Europe et l’a plongée dans une longue récession que l’effort de guerre allemand a tenté de conjurer. Les dirigeants de la sidérurgie et de la banque françaises y ont collaboré efficacement, chargeant en quelque sorte le parti national socialiste allemand de disposer de l’Europe centrale pour attaquer l’URSS. 

Fabrication de l’UE avec corollaire, l’hégémonie allemande

L’après 1945 a été le moment de l’ouverture du marché européen aux capitaux et à l’industrie des Usa, le vainqueur occidental de la deuxième guerre européenne mondialisée alors que les économies des pays ‘alliés’ ruinées par la rapine nazie et les destructions de la guerre nécessitaient un minimum de protectionnisme. La France achètera le surplus charbonnier américain deux fois plus cher que l’allemand en dollars, elle renoncera à toute réparation de guerre et participera à la reconstruction de l’industrie lourde allemande par l’intégration des zones occidentales allemandes dans l’union douanière. Tout cela en échange de prêts étasuniens pour financer l’investissement en faveur d’une production de masse.

Les Usa ont accompli un travail intense de propagande combiné à des menaces de rétorsion financière et des aides financières sous forme de dons et de prêts, le plan Marshall, pour faire aboutir le projet d’une Union européenne dominée par l’Allemagne. Ce tropisme électif des Usa pour l’Allemagne trouve son origine dans l’implication forte depuis des décennies de la haute banque étasunienne dans l’économie allemande qu’il a aisément pénétrée. Il a au moins deux autres raisons. Il fallait créer un barrage idéologique fort et rapide au communisme et quoi de mieux que de prôner la ‘Liberté de la Culture et de l’Entreprise’ en agitant sous le nez de la jeunesse de l’Europe de l’Est l’abondance des voitures, des jeans, du rock and roll. L’autre est d’installer au cœur de l’Europe une colonie avec des bases militaires dans un pays vaincu, favorisé par rapport à ses voisins et à leurs dépens particulièrement la France. Le Royaume Uni a renoncé depuis longtemps à toute prétention face à son surgeon étasunien. La France, elle-même puissance impériale affaiblie depuis 14-18, revendique encore ses colonies, leurs ressources en matières premières et leurs hommes, et rayonne intellectuellement, brûlant ses derniers feux. Elle est dotée d’un appareillage hérité de la période des Lumières, d’une masse de clercs producteurs de courants de pensée. Elle a aussi et surtout un Parti Communiste puissant et une CGT qui défend les salaires et contrecarre la loi du profit maximal.

Le miracle allemand résulte en grande part de la conversion de l’humiliation du vaincu en force économique. Les dettes de guerre, réaménagées en 1953, ne seront remboursées à leurs créanciers qu’en monnaie allemande, de faible valeur à l’époque sans qu’elles ne dépassent 5% des revenus d’exportation. France, Royaume-Uni, Belgique et Usa ne peuvent utiliser le deutsche mark qu’en s’approvisionnant auprès de l’industrie allemande La composante essentielle de la réussite reste l’alliance patronat-syndicats patronaux qui a toujours réduit les appétits salariaux de la classe ouvrière.

La réunification allemande et l’effondrement de l’URSS ont renforcé la position dominante allemande. L’afflux massif d’ouvriers (très) qualifiés du bloc de l’Est va encore faire baisser le coût du travail. Elle sera l’occasion pour une Allemagne débarrassée totalement (enfin presque) d’une idéologie archaïque nazie de disposer des ressources et du marché de l’Europe orientale sans dépenses militaires apparentes.

Les réformes Hartz, mises en place entre 2003 et 2005, dans un contexte de chômage ‘indigène’ et immigré et sous gouvernement SPD, ont installé au cœur de l’Europe travail précaire et baisse des allocations chômage, rendant l’industrie allemande encore plus compétitive.

Le servant en rébellion

Jusque là, l’Allemagne s’est comportée en alliée vassale mais privilégiés de son féal. Le refus d’aller en Irak sous la férule de Bush le deuxième, l’affidé des néoconservateurs, a été un court  moment d’insoumission, car très vite, l’Allemagne a servi de plateforme pour les interrogatoires secrets de la CIA dans le cadre des black sites et extraordinary rendition. Les bases de l’OTAN qu’elle abrite servent de plaque tournante pour l’aviation Us en direction du Moyen Orient, Irak et Syrie. Le dépeçage de l’Ukraine suivie de son intégration à l’OTAN et de la libre circulation dans l’espace Schengen de travailleurs ayant un salaire moyen de 40 euros fait partie du projet (autrefois nazi) étasunien de destruction de l’économie russe (autrefois soviétique).

Cette abondance d’une main d’œuvre quasiment gratuite, augmentée par l’arrivée de réfugiés de guerre/ et / ou climatiques, aucun capitaliste ne l’avait rêvée avant la catastrophe historique de l’effondrement de l’URSS.

L’excédent du commerce extérieur allemand, plus qu’insolent en 2016 id est 9% du PIB, s’accroît et progresse au détriment des pays clients qui eux creusent leurs déficits, à savoir les Usa, le Royaume Uni et la France. Ce processus favorise l’aggravation de la désindustrialisation de ces pays qui ont été les promoteurs du libre-échange non faussé.

Cette ‘efficacité’ de l’économie allemande favorisée en outre par le prix d’un baril faible va encourager les tendances protectionnistes amorcées par le capital encore national qui a favorisé l’élection de Trump. Elle va sans doute découpler le vrai binôme de l’Union européenne, les Usa, et non pas la France qui a subi un mariage forcé, et l’Allemagne.

Toute cette longue conquête vers l’Est de l’espace vital allemand réalisée sous le haut-patronage de la CIA risque d’être contrecarré par les sanctions intempestives prononcées par la puissance féale à l’encontre de la Russie et bientôt de la Chine.

L’absorption des machines–outils, du matériel de transport et de la chimie par les pays émergents a certes baissé relativement mais elle reste en absolu en hausse.

Entre 2002 et 2015, la part de la Chine est passée de 7 à 15% alors que celle de la Russie a régressé pour se stabiliser à 6%.

Les sanctions prises à l’unanimité par le Congrès étasunien, avec force propagande d’une implication malveillante de Poutine dans les élections étasuniennes, contre la Russie vont rendre plus cher et moins accessible le gaz russe, plus onéreux les produits allemands et affaiblir l’économie russe. La tentative d’étranglement du Qatar par des mesures surréalistes de blocus menées par les Séoud a la même portée. La raréfaction de cette denrée énergétique rendrait de plus le gaz de schiste compétitif.

Nous assistons à un antagonisme entre les deux puissances, l’allemande à la conquête de marchés et l’étasunienne contrainte à une position de défense des siens. La fille aînée du Royaume Uni, matricide, a permis l’éclosion d’un concurrent en voie de devenir rival.

Le passage d’un état à son contraire

Des think tank allemands, en particulier le German Institute for International and Security Affairs parlent clairement de confrontation. Il identifie les Usa comme un opposant et rival en Russie, au Moyen Orient, en Afrique du Nord et en Europe. Il recommande au gouvernement allemand de développer une politique de réarmement qui puisse le rendre indépendant des forces de l’OTAN au sein duquel il a servi et est asservi. Il devra assumer une politique étrangère et de sécurité élaborée EN Allemagne et POUR l’Allemagne.

La dernière conférence de Munich pour la ‘Sécurité’ en février 2017 a été l’occasion pour la presse allemande de libérer une parole autrefois réservée à une extrême-droite honteuse, en évoquant la souveraineté militaire nationale. L’injonction préalable de Trump aux pays européens de se prendre en charge l’a facilitée. De moins de 2% de son PIB, la part dévolue à sa défense va passer au-delà de 3%, soit en absolu de 37 milliards d’euros à plus de 100. La campagne électorale actuellement menée et qui va sans doute aboutir à reconduire Merkel et le CDU actualise la poussée en faveur d’un réarmement plus sérieux de la Bundesweh. Elle autorise le candidat du SPD allié aux Verts, l’ancien maoïste Shultz, plus militariste que l’actuelle chancelière, à promettre le retrait des vingt têtes nucléaires entreposées à Büchel. Un sondage avait montré une opinion publique très favorable à plus de 60% de la dénucléarisation de leur pays.

Dans le sillage des restrictions budgétaires secondaires à la crise des subprimes, le gouvernement allemand avait réduit l’effectif de l’armée de 220 000 hommes en 2010 à 165 000 en 2017. Un équipement obsolète ou inexistant et une mauvaise gestion des ressources auraient conduit les soldats à parader avec des fusils mitrailleurs en bois lors d’un exercice avec les forces de l’OTAN en 2015.

Depuis 2003, la catégorie des travailleurs pauvres, les mini jobs à 450 euros par mois se développe. Ils ne paient pas de cotisations mais n’auront donc pas de retraite. L’écart des revenus entre les femmes et les hommes est majeur. Les revenus de 40% des salariés en Allemagne ont baissé depuis 20 ans, ce sont les bas revenus qui sont concernés, ils n’ont ni épargne ni patrimoine. Le pays le plus riche d’Europe accumule des retraités pauvres, c’est-à-dire moins des 2/3 du revenu médian. Il accueille un million de réfugiés provenant de pays dévastés qui préféreront les faibles salaires et la précarité aux bombes.

Pour que la plus-value se réalise, il faut que la marchandisation de la production devienne effective, qu’elle circule en tant que marchandise monnayable et monnayée. Qu’elle rencontre un preneur. En cas d’impossibilité, les ressources sont dirigées vers la destruction, sous forme de guerre le plus souvent. S’il n’y a pas d’ennemi extérieur, on l’invente et le crée, pour l’intérieur, on l’importe.

Badia Benjelloun

 

Note

(*) Voir Annie Lacroix-Riz : le carcan européen, co-éditions Delga  et Le temps des cerises.

 

 

 

 

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