L’“âme-poétique” et “notre-finitude”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’“âme-poétique” et “notre-finitude”

4  janvier 2016 – Je vais emprunter à un lecteur une remarque qu’il offre en commentaire à l’intervention du 31 décembre sur « Notre-Verdun et ma nostalgie-infinie ». Il ne doit en aucun cas ni aucune façon lire mon intervention, s’il la lit, comme une réponse personnelle, éventuellement-critique, parce que son commentaire est pour moi une occasion je dirais objective de préciser certaines choses qui me semblent d’une très-profonde importance. Je m’en sers, éventuellement en employant ses propres termes, comme d’une interrogation et d’une contestation objectives, qui viendraient aisément à de nombreux esprits. Le lecteur Dont Acte écrit donc dans le Forum du texte référencé, à la date du 2 janvier 2016, sous le titre “Eternité vs Mort”, selon l’idée me semble-t-il que “notre [propre] finitude”, c’est-à-dire notre caractère mortel impossible à concilier avec l’éternité, invalide cette réflexion, dans tous les cas pour nous-humains (“nos petites personnes”) :

« Votre réflexion sur l’éternité est passionnante, mais je la crois invalide pour nos petites personnes. En effet, elle s’inscrit dans l’absolu et ne prend pas en compte une donnée fondamentale : notre propre finitude. »

Je ne crois certainement pas que l’“absolu” d’une réflexion et d’un jugement est déterminé par l’objet de ce jugement ni le contenu de ce jugement. Ce sont la réflexion et le jugement eux-mêmes qui sont placés devant la possibilité de la qualification d’“absolus”, c’est-à-dire achevés et parfaits d’une certaine façon. Ce ne peut être mon cas en aucune façon, comme on le comprend aisément ; mon cas est celui d’une réflexion et d’un jugement relatifs sur des matières effectivement “absolues”, dans tous les cas pour ce qui concerne l’“éternité”, et qui ne prétend à rien d’autre, mais à rien de moins non plus qu’à développer une hypothèse concernant cette “absolu” ; cette démarche est réalisée selon ce qu’on pourrait qualifier de “méthode de pensée” mais qui est également et d’abord perçue par moi-même comme une émotion intuitive de grande intensité, que je nomme “âme poétique”. “Notre-finitude”, et la mienne par conséquent, ne sont en aucun cas un obstacle, ni à la réflexion, ni au jugement.

Tout cela est d’autant plus vrai, – plus vrai que jamais en un sens, ce qui est une forme d’“absolu”, – que nous vivons une époque devenue complètement [“absolument” ?]  relative et contingente par disparition de la réalité “objective” et de la validité objective des faits. Dans le Glossaire.dde du 18 octobre 2015, il est fait argument que cette particularité extraordinaire permet d’autant mieux à l’esprit d’entreprendre la recherche de la Vérité dans la mesure où la réalité s’est souvent révélée comme vulnérable, manipulable, déformable, et donc comme un obstacle majeur sur la voie de la recherche de la Vérité ; et celle-ci, la Vérité, se trouve désormais, poursuit l’argument, atteignable au moins dans les bornes de notre monde, – et peut-être plus, – par le biais de parcelles de vérité, ou “vérités-de-situation” selon l’expression proposée, qu’il faut rechercher et identifier en bonne partie avec l’aide de l’intuition haute. Ainsi l’extrême relativité du jugement d’un esprit qui n’est plus embarrassé par le diktat d’une réalité soumise à tant de manipulations, peut-il d’autant plus s’attaquer aux hypothèses de l’“absolu”, en affichant clairement la responsabilité qu’il prend à cet égard.

L’argument sur “notre-finitude” (la mort) est doublement sujet à caution pour moi. Outre le cas vu précédemment, il y a l’affirmation elle-même. En aucun cas, on ne peut tenir cette situation comme une “donnée fondamentale”. C’est une réflexion et un jugement relatifs là aussi, que personne n’a jamais démontrées, et qui ne valent certainement pas plus que mon hypothèse sur l’“éternité”. La science moderniste nous offre les notions de “mort clinique” et de “mort biologique” qui ne font que décrire une évolution au contraire de leur prétention implicite à répondre à la grande question (qu’est-ce que la mort ?) ; comme d’habitude, la science moderniste répond aux “pourquoi ?” qui ouvrent la porte vers les absolus, par une multitude de “comment” longuement détaillés avec la plus grande suffisance, et dont l’effet est de fermer arbitrairement toutes les portes vers des réflexions et des jugements plus hauts qu’elle-même (que la science moderne elle-même). L’ensemble est bouclé par les religions monothéistes qui dominent notre civilisation devenue contre-civilisation, en sacralisant l’argument de “la Mort-terrestre” comme une rupture instituée précisément comme “fondamentale”, cela leur permettant de bien verrouiller le domaine terrestre où elles évoluent ; en même temps se trouve renforcé, ce qui suggère une complicité indirecte mais significative, le schéma de la science moderniste et de tout ce qui lui est lié.

Selon ma conception, puisque nous sommes dans cette époque complètement relativisée pour la perception, privée de réalité soi-disant objective, – par une chance unique, dirais-je, tant cette “objectivité” était tromperie le plus souvent, – alors l’esprit peut reprendre sa liberté que la modernité lui a ôtée au moins depuis la Renaissance et même depuis le Haut Moyen-Âge. (Je traite abondamment cette question dans La Grâce de l’Histoire, Tome II.) Il peut envisager dans le champ de la réflexion générale, c’est-à-dire des évènements terrestres courants, hors de l’enfermement de la pensée de la théologie religieuse ou de la référence respectueuse mais liquidatrice du moderne à la pensée “dépassée” des Anciens, à aborder des hypothèses concernant les domaines de la pensée de l’“absolu”, tel que l’“éternité”. Plus encore, grâce à la destruction de la réalité objective, il peut envisager des moyens libérés des entraves des sciences et de la scolastique institutionnelle.

Le moyen de mon travail à ce propos est l’“âme poétique”, qui mêle la beauté de l’esthétique et la richesse de l’ouverture à l’intuition haute pour développer une argumentation que j’estime féconde dans la mesure où elle ignore les interdits de la pensée scolastique, où elle emprunte des voies à l'accès desquelles cette scolastique n’a pas jugé bon d’installer une police pour vérifier si vous respectez ses fameux panneaux rouge barré de blanc du “sens interdit”... J’ai la faiblesse de penser que j’ai plus de légitimité intellectuelle à développer cette sorte de réflexion au nom de l’“âme poétique” qu’un abruti robotisé à $100 millions par an de la direction de Google qui vous annonce l’éternité pour l’homme grâce à l’outil du robot-à-la-place-de-l’homme armé de la légitimité des hyper-nanotechnologies et d'une lecture assidue des BD de science-fiction dans sa jeunesse.

D’où il se déduit que, contrairement à ce qu’affirme l’argument pris comme référence constitutive du débat, mes réflexions, si elles peuvent être discutées, réfutées, ridiculisées, moquées par des arguments et des hypothèses évoluant au même niveau et selon les mêmes règles, ne peuvent être frappées d’invalidation. C’est bien entendu ce que craint le plus fortement la modernité, c’est-à-dire le Système, qui n’entend pas réfuter une pensée mais interdire toute pensée qui ne soit pas de lui, et même qui ne soit pas lui-même ; car la simple existence de cette pensée-qui-n’est-pas-lui représente pour lui le danger suprême de la mise à jour de l'inéluctabilité de l'ambition unique sa démarche, qui est la néantisation du monde par entropisation.