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294227 août 2018 – Je viens de terminer Croquis de mémoire, de Jean Cau, qui se termine par un éblouissant portrait de Sartre ; éblouissant par la profondeur, la chaleur d’une grande estime attendrie, qui ne dissimule aucun des défauts et travers de Sartre et n’entend nullement épouser ses divers engagements politiques. Secrétaire de Sartre, Cau l’avait quitté dans des conditions que certains avaient dépeintes comme une rupture, sinon une déclaration de guerre, et l’on pouvait attendre un ton critique dépourvu d’aménité et de la moindre chaleur. Au contraire, je ressens le sentiment intuitif au travers de son écriture qu’il peint Sartre comme il était, mais avec une réelle et très profonde affection, presque de l’attendrissement. Je pense que je reviendrai sur ce portrait qui est un beau morceau de littérature ; en attendant, il m’a poussé à lire un des volume de la série Situations de Sartre (le III), que j’avais acheté parce qu’il traitait notamment de son voyage en Amérique de la fin de la guerre, en 1944. Je l’avais laissé de côté, et je m’y suis mis à la suite de la lecture du portrait de Sartre par Cau.
J’ai rarement lu, en quelques pages (en fait, un article dans Le Figaro repris pour le livre, datant de février 1945), une étude de la psychologie et de l’organisation éducative américaine (c’est-à-dire américaniste) tenant plus du dressage very soft que de la pédagogie, aussi précise, juste, voire éblouissante selon mon goût et mon savoir aussi bien documenté qu’intuitif de la chose. Et le résultat nous conduit à la formule d'une “liberté totale” de l’individu dans les bornes absolument inflexibles du conformisme de l’américanisme... Cela éclaire tant de situations et de comportements politiques, jusqu’à notre époque, – surtout dans notre époque, où cette “liberté totale” s’érode à une vitesse stupéfiante, entre l’espionnage universel par les écoutes, la militarisation de la police et l’expansion du domaine pénitencier dans des conditions effroyables, la totalitarisation oppressive de la justice, la domination d’une presseSystème dont les deux caractères sont le lynch de toute pensée non-conforme et la promotion jusqu’à la démence d’une narrative pulvérisant la réalité ; alors que le conformisme (“Politically Correct” et le reste) ne cesse de se renforcer, de contraindre, d’emprisonner, de presser la psychologie pour l’américaniser jusqu’à la démence ; alors qu’en même temps et pour faire mesurer la démence de cet emprisonnement du conformisme, l’Amérique en tant qu’entité superpuissante et matrice de cet américanisme ne cesse d’accélérer son effondrement !
(Je suis intellectuellement très conforté de me retrouver complètement en accord avec ces remarques, avec toutes mes considérations aussi bien sur “l’empire de la communication” que sur la psychologie américaniste, – inculpabilité, indéfectibilité. Ce n’est pas que j’avais besoin de l’onction de Sartre, avec qui je ne copine vraiment pas, oh certes non, du point de vue de sa philosophie, mais parce qu’il y a là le témoignage direct d’une perception aigüe et très fine qui n’a certes pas les mêmes conceptions que moi, mais qui fait rapport avec une grande lucidité dans ce cas, sans passion, avec le souci de l’exactitude, assurant de l’existence de la chose ; donc heureux pour mon compte de ce que je juge être la vérification d’une vérité-de-situation. [Sartre, dans ce cas, parle plus en Européen et en Français né de la civilisation qu’on sait, qu’en idéologue ou en philosophe affirmé dans ses théories.])
Commençons par la description de la technique employée pour le “dressage” des esprits, pour les influencer, pour les conduire par la main, pour les faire réaliser eux-mêmes ce qu’il est conforme de bien-penser... Voyant des affiches gouvernementales de propagande en faveur des valeurs de l’américanisation, Sartre observe l’emploi de la puissance et de la technique publicitaire comme véhicule de la manipulation consentie (appel couronné de succès à la “servitude volontaire”) : « Visiblement, c’est à dessein qu’on a banni tout commentaire, il faut que le passant tire de lui-même la conclusion. On ne lui fait pas violence, bien au contraire, l’image est un appel à son intelligence. Il est obligé de l’interpréter, de la comprendre, on ne la lui assène pas comme faisait la propagande nazie avec ses affiches criardes. Elle reste en demi-teinte, elle réclame son concours pour être déchiffrée. Et quand il a compris, c’est comme s’il avait formé la pensée lui-même, il est plus qu’à demi-persuadé. »
... La “servitude” est si complètement “consentie” qu’elle devient zèle pédagogique dans le dessein de la destruction de l’homme au profit de la construction du stéréotype américaniste. Chaque asservi à l’américanisme s’empresse de convaincre ceux qui ne le sont pas encore tout à fait, c’est le collectivisme par cooptation et en chantant Star-Spangled Banner et God is On Our Side... « C’est vraiment au cœur de la collectivité que jaillit cette tendance éducative : chaque Américain se fait éduquer par d’autres Américains et il en éduque d’autres à son tour. Partout à New York, dans les collèges, il y a des cours d’américanisation. [...] Il s’agit moins de former un homme qu’un Américain pur. ».
Et tout cela se fait confortablement, dans la douceur doucereuse de l’American Way of Life, dans les effluves discrètement hallucinées aboutissant à la médiocrité universelle de l’American Dream, pour qu’apparaissent toutes les vertus émollientes de la “servitude volontaire” : « ... [L]’Américains ne distingue pas entre la raison américaine et la raison pure. Tous les conseils qui émaillent sa route sont si parfaitement motivés, si pénétrants qu’il se sent bercé par une immense sollicitude qui ne le laisse jamais seul et sans recours. »
(Encore que, peut-être au grand dam de Sartre et pour titiller un peu son legs, proposerais-je pour pulvériser l’horrible “raison américaine [américaniste]”, plutôt la “raison raisonnable” que proposait Maurras, contre la “raison pure” si Sartre entend par là un succédané kantien de la “raison théorique”.)
Cette “identité” de l’américanisme est, par un processus d’inversion qui est devenu une démarche constante de notre époque, une “non-identité”, destinée à être universelle, où chacun est personne puisqu’il peut être tout le monde, et bien entendu et avec enthousiasme, vice-versa. (Ainsi comprenons-nous mieux comment, pour l’Américain, le “Rest of the World” n’existe pas puisqu’il est lui-même, en même temps, l’Amérique et le “Rest of the World” ; que, par conséquent, le “Rest of the World” ne peut-être que l’Amérique ; qu’il n’y a, par conséquent, rien d’autre à en attendre et y comprendre que ce qu’il sait de l’Amérique.)
« ... [D]e la même façon, l’Américain, dont on sollicite, à toute heure du jour, la raison et la liberté, met son point d’honneur à faire ce qu’on lui demande : c’est en agissant comme tout le monde qu’il se sent à la fois le plus raisonnable et le plus national, c’est en se montrant le plus conformiste qu’il se sent le plus libre. »
« Au contraire [des Français, des Européens, de toutes les grandes nations du “vieux monde”], la spécialité de l’Américain c’est de tenir sa pensée pour universelle. » [...]
La machine et la mécanisation, ce qu’on nomme le technologisme aujourd’hui, participe avec un grand succès à cette entreprise de transformation de l’homme en “Américain” comme stéréotype d’universalité, avec le concept grandiose de “la liberté totale dans le conformisme”... « Ici intervient la machine : elle aussi est un facteur d’universalisation... [...]l’Américain [s’en sert]en même temps que tous les autres Américains et de la même façon qu’eux. [...]
« Ainsi, l’Américain se sent ...[...]n’importe qui. Non, pas une unité anonyme, mais un homme qui a dépouillé son individualité et qui s’est élevé jusqu’à l’impersonnalité de l’universel.
» C’est cette liberté totale dans le conformisme qui m’a frappé d’abord... »
D’où l’on retirera de tout cela, comme produit naturel et plein de vertu, la haine absolue de l’Américain et de son américanisme pour le “dissident”, celui qui sort des normes et dénonce le conformisme, qui affirme son identité, comme on en trouve essentiellement dans la littérature, d’un Poe et d’un Melville, à un Miller (Henry), un Gore Vidal, un Lovecraft, un Kerouac, etc.
« Autant le solitaire éveille de méfiance aux États-Unis, autant on y favorise cet individualisme dirigé, encadré... [...] Ainsi l’individualisme américain m’est apparu d’abord comme une troisième dimension. Il ne s’oppose point au conformisme, il le suppose au contraire... »
En effet, la découverte de Sartre, couronnant sa définition de l’Américain et de son américanisme, c’est la confirmation de la parfaite réussite de ce mariage étrange du conformisme absolu et d’un individualisme qui l’est tout autant, du moment qu’il évolue au sein du conformisme. Il l’explique par sa description de New York.
« Pour peu qu’on se soit promené quelques jours à New York, on ne peut manquer de percevoir la liaison profonde du conformisme américain et de l’individualisme. Prise dans sa longueur et sa largeur, – à plat, – New York est la ville la plus conformiste du monde. [...] Ce quadrillage, c’est New York : les rues se ressemblent tant qu’on ne leur a pas donné de nom, on s’est borné à leur assigner, comme aux soldats, un numéro matricule.
» Mais si vous levez le nez, tout change : en hauteur, New York est le triomphe de l’individualisme... »
Et Sartre de nous décrire ces gratte-ciel mis n’importe où, de hauteurs et de couleurs sans recherche d'unité et de correspondance, de styles complètement différents, « mauresques, médiévaux, Renaissance ou modernes », et même personnalisés à l’image de la fortune financière couronnant l’individualisme dont cette réussite darwinienne est la référence cardinale sinon unique : du Rockefeller Center aux Trump Towers d’aujourd’hui... L’on voit combien cet individualisme est profondément anarchique et déstructurant, combien cette “hauteur” est le contraire de l’élévation qui suppose l’unité dans l’harmonie et la mesure puisqu’elle nous précipite dans le désordre, le mauvais goût, le clinquant flamboyant et le vulgaire triomphant, l’hubris de bazar en un mot...
(C’est d’ailleurs dans ces villes que les cinéastes d’Hollywood réussissent le mieux, dans la veine millénariste qui fait des block busters de gros succès financiers, à figurer ce que devrait être le monde après l’effondrement de la civilisation, villes mangées plus qu’embellies par la nature revenue, rouillées, puantes, avec ses débris pointus et agressifs mais devenus impuissants, ces formes déstructurées et devenues informes, dérisoirement tendues vers le ciel, restes de villes crépusculaires, – crépuscules de leurs propres ombres et de leurs ambitions fracassées, – et propices à la terreur de la barbarie et au néantissement des êtres réduits à l’état de zombies... Les villes du modèle américaniste, aujourd’hui modèle absolument globalisé du Système, sont les mieux adaptées à cette sorte de destin.)
La conclusion de Sartre est sans la moindre agressivité antiaméricaine malgré ce qu’il en avait, et donc tableau clinique et objectif d’autant plus significatif de la véritable signification de l’américanisme. Il faut également avoir à l’esprit qu’il parle des USA de 1944, en pleine activité économique (le boom de la production d’armements, – comble du bonheur, – de la Grande Guerre Démocratique de l’Amérique après la Grande Dépression), alors que les signes de l’effondrement actuel sont complètement inexistants ; que la corruption du monde politique est encore contenue dans les normes de la bonne tenue bourgeoise et puritaine ; que les SDF, les clochards, les drogués et leurs excréments sont encore tenus à l’écart et n’encombrent pas les rues conformes à l’apparence de la vitrine américaniste ; que la délinquance est parfaitement contrôlée du fait de la puissance tentaculaire d’un crime organisé essentiellement italo-américain (Cosa Nostra), où l’on va à l’église après les règlements de compte, où l’on est attentif à l’apparence conformiste de la narrative américaniste du moment que l’on peut acheter dirigeants municipaux, juges et policiers...
« J’en ai dit assez, j’espère, pour faire comprendre comment le citoyen américain est soumis, de sa naissance à sa mort, à une force d’organisation et d’américanisation intense, comment il est d’abord dépersonnalisé par un appel constant à sa raison, à sa liberté et comment, lorsqu’il est dûment encadré dans la nation, par des organisations professionnelles et par les ligues d’édification morale et d’éducation, il récupère soudain sa conscience de lui-même et son autonomie de personne ; libre à lui de s’échapper vers un individualisme presque nietzschéen que symbolisent les gratte-ciel dans le ciel clair de New York. De toute façon, ce n’est pas, comme chez nous, l’individualisme mais le conformisme qui est à la base : la personnalité doit se conquérir, elle est une fonction sociale ou l’affirmation de la réussite. »
Ces remarques sont si intéressantes parce que faites sans intention, ni de nuire ni de prédire, sans que l’auteur qui procède ainsi comme simple observateur neutre, n’est un instant à l’esprit qu’on puisse envisager pour ce Nouveau Monde un destin si tragique. Nous sommes, nous, à l’heure où nous pouvons envisager ce “destin si tragique” et il est singulier de constater combien une observation attentive d’il y a plus de trois-quarts de siècle laissait voir les principaux facteurs donc nous mesurons aujourd’hui les effets catastrophiques.
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