L’Amérique sous nos yeux

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’Amérique sous nos yeux

26 février 2019 – Ayant hier quelques échos de la cérémonie des Oscars, je me disais que nous sommes vraiment dans une époque où la vérité-de-situation laisse partout ses signes que nous ignorons absolument, complètement, avec un entêtement extraordinaire... S’il y a aujourd’hui un événement politique qui me surprend et me rend incrédule, et même me désoriente, c’est l’espèce d’aveuglement complet que nous montrons par rapport à l’évolution de l’Amérique (des USA). Toutes nos belles plumes commentateuses (*) sont totalement tournées vers le phénomène Trump à la sauce des salons et de la presseSystème, qui (la majorité) pour le maudire, qui (la minorité) pour célébrer la “révolution” qu’il a lancée ; personne ne semble envisager l’hypothèse selon laquelle Trump est d’ores et déjà un phénomène du passé, qui a donné, du point de vue antiSystème, tout ce qu’il pouvait donner, et qui se contente d’entretenir son principal apport, – lequel permet à une nouvelle situation, extraordinaire, de se dessiner pour éventuellement s’installer en toute majesté démocratique aux USA.

Cette hypothèse est complètement de mon parti.

Je crois que l’article du 24 février sur ‘“un basculement géo-communicationnel” fait bien le point sur le personnage maquillé en président, arrivé au terme, transmuté, ou plutôt réconcilié avec sa nature même de boss, de Mafia don, sa politique développé en en une rapine du type crime organisé : « Somme toute, Trump est parvenu à un état de quasi-stabilisation où il se sent parfaitement à son aise. Il agit au mépris des lois, il négocie par chantage, surtout contre les plus faibles, en agitant la menace d’une force brutale et parfaitement illégale, il pille et vole les autres, il fait agir à son maximum d’amplitude, de sons et de violence des couleurs, la communication comme si le monde était une vaste émission de téléréalité, il croit être ainsi populaire et que populaire égale “populiste”, il évolue en chef de gang (capo di tutti capi) avec des porte-flingues (Pompeo, Bolton) totalement étrangers à la subtilité et au sens des nuances, ramenant la diplomatie au niveau des souterrains de l’enfer du Mordor, qui ne reculent devant aucune audace illicite . C’est une réussite catastrophique si l’on veut, par rapport à ce que l’on attendait de lui, mais par bonheur il garde sa principale vertu originelle : il continue à être haï, détesté, dénoncé, par tous les groupes LGTBQistes et “socialistes”, et démocrates, et il reste par conséquent ce grand diviseur, ce “cocktail-Molotov humain” qui entretient involontairement la folie de “D.C.-la-folle”. »

Sur l’essentiel de ses promesses électorales les plus importantes, Trump a tout lâché, non pas tant parce qu’il y a été obligé mais parce qu’après tout il se sent mieux dans l’application d’une politique de crime organisée que Bolton et ses moustaches ou le gendre Kushner exécutent avec zèle et la bénédiction du duo Netanyahou-MbS. Il a donc laissé de côté son opposition à l’interventionnisme extérieur, – maquillant comme il peut la trahison d’AmericanFirstism dont même le malheureux Raimondo se satisfait. Il a aussi laissé de côté, – plus grave encore, – son opposition résolue à l’immigration illégale qui constituait, avec la promesse (non tenue évidemment) de drainer le merdier washingtonien, le socle ontologique de sa candidature. (C’est un peu triste, je trouve, de parler d’ontologie avec un Trump, comme si vous parliez de l’ontologie de la téléréalité...)

Ce dernier cas de l’immigration est absolument essentiel.

Tous les arrangements-bidon avec les démocrates ne dissimulent pas le fait que Trump n’a rien changé à la question de l’immigration, et qu’il ne  changera rien. C’est Ann Coulter, l’influente commentatrice de la droite populiste qui a joué un rôle essentiel dans son élection, qui l’a mis en évidence lorsque, rejoignant paradoxalement mais d’une façon révélatrice les premières attaques anti-Trump des démocrates, elle a qualifié Trump d’“idiot” le 15 février, à cause de la tactique d’“état d’urgence” qu’il a suivie : « Oublions le fait qu’il est en train de creuser sa propre tombe. La seule urgence nationale est que notre président est un idiot. C’est la pire situation d’ouverture des frontières que nous n’ayons jamais eue, sous un président qui s’est fait élire sur la promesse de boucler les frontières ».

Steve Bannon, un autre soutien idéologique initial de poids pour Trump, et qui a pris ses distances depuis longtemps, approuve le jugement de Coulter et prévoit une terrible année 2019, « la plus furieuse depuis l’avant-Guerre Civile ». Effectivement et comme il est logique de le penser en fonction de l’irrationalité qui préside au personnage de Trump, et à l’hystérie de ses adversaires, les attaques contre lui n’auront de cesse de se développer, avec une poussée plus forte que jamais pour sa destitution, et la poursuite effrénée de la radicalisation de ses critiques. Je crois plus que jamais que nous sommes dans un épisode psychologique de déchaînement pathologique et que Trump, quoi qu’il fasse, est plus que jamais le chiffon rouge agité devant les cornes du taureau furieux. (Ce qui est la seule vertu, et la vertu principale, qu’il faut lui reconnaître et que je lui reconnais sans hésiter : « ...il reste par conséquent ce grand diviseur, ce “cocktail-Molotov humain” qui entretient involontairement la folie de “D.C.-la-folle”. »)

J’ai été également frappé par une remarque faite par Coulter, il y a deux mois, lorsqu’elle désigne Trump comme « le dernier président républicain » parce que, d’ici 2024 (selon l’hypothèse d’ailleurs contestable qu’il soit réélu), les entrées en masse d’immigrants et les inscriptions à mesure sur les listes électorales pour ceux qui y sont autorisés auront définitivement fait pencher la balance « indéfiniment » en faveur des démocrates. (Coulter estime que les républicains sont sur le point de perdre, à cause des migrants, deux de leurs plus puissants piliers électoraux, la Floride et le Texas.) Mais il faut aller plus loin, si l’on prend en compte ces tendances : en même temps que cette évolution, c’est la radicalisation extrême de tout le parti démocrate à partir de ses positions de gauche à laquelle on va assister.

Le dernier signe en date et signe pré-électoral concret et “opérationnel” de cette puissante évolution est le formidable succès de l’archaïque et cahotant Bernie Sanders depuis qu’il a annoncé il y a une dizaine de jours sa candidature pour 2020, sur un programme fortement “socialiste” : $6millions récoltés à partir de petits dons, près d’un million de signatures pour le soutenir  ! C. J. Hopkins, dans UNZ.com, exulte sardoniquement devant cette ironie abracadabrantesque du retour de la vieille baderne que le parti avait éliminée avec toute la félonie dont était capable Hillary, lorsqu’il écrit (hier, 25 février) :

« Voyez la magie de la politique électorale ! L’establishment dirigeant capitaliste mondial, en dépit du fait qu’ils possèdent les banques et les sociétés qui possèdent le gouvernement, qui possède les militaires et les services de renseignement, et en dépit du fait qu’ils détiennent les médias, toutes les industries essentielles, tous les structures commerciales, et en dépit du fait qu’ils restructurent sans relâche la planète entière (où ils règnent en toute impunité) pour la conformer à leur idéologie néolibérale sans âme, et en dépit du fait qu’ils déchaînent avec un immense bonheur  leurs sbires militarisés contre tous ceux qui se mettent en travers du chemin…en dépit de tout cela, si nous élisons le président Bernie ils n'auront d'autre choix que de capituler pacifiquement et de transformer l'Amérique en ‘Pays des Merveilles Socialistes’ ! »

Hopkins n’est certainement pas un socialiste, puisque libertarien et paléoconservateur, mais il est d’abord contre le néo-capitalisme globalisé qui est la principale cause de cette formidable envolée du progressisme-sociétal aux USA, avec son accouchement sans douleur d’une tendance socialiste quasi-marxisante sur la gauche d’un parti démocrate proche d’être totalement infecté par la chose. Eh bien, moi aussi, j’exulte après tout, – et comment ! – devant ce qui se passe en Amérique, patrie, chantre jusque dans ses tripes absolument capitaliste, du Système et de son outil du capitalisme sacralisé, et qui prend aujourd’hui cette voie, et à quelle vitesse ! Ce n’est certainement pas que j’en pince pour le vieux crouton, pour ce Sanders qui trahit régulièrement ses engagements, qui se fit rouler dans la farine sans lever le doigt pour faire cesser l’assaut ; mais là, entendre Bernie, déculotté des consignes de silence de la bande clintonienne, affirmer que cette fois on ne lui fera pas le coup de l’étouffoir comme en juillet 2016, c’est bien mesurer et vérifier que les choses ont changé, qu'il (Sanders) s'appuie sur un sacré terreau. A côté de lui, il y a les folles, les audacieuses, les qui-ne-doutent-de-rien, les hystériques que je qualifierais audacieusement d’hystérétiques par rapport à la génération politique précédente (les harpies d’Hillary et d’Obama) parce qu’elles se sont détachées des cadres traditionnels de la politiqueSystème et qu’elles roulent pour elles-mêmes, – que ce soit AOC ou même Tulsi Gabbard (cette dernière qui était pour Sanders en 2016), toutes soutenues à leur avantage par le diktat du féminisme et de la diversité.

Qu’on m’entende bien : je ne suis pas en train de prêcher pour tel(le) ou tel(le), ni fermer les yeux sur la méthode, les utopies, les manœuvres du type postmoderne, ni applaudir à toutes les rodomontades postmodernes qui ont servi à déstructurer et à dissoudre les derniers pans de l’architecture des restes de cette pauvre civilisation américanistes-occidentalistes. Je suis en train d’admirer combien, grâce à la puissance-Janus du système de la communication, on parvient à retourner contre le Système, en pur “faire aïkido”, toutes les monstruosités dont ils nous accable depuis deux siècles.

Je suis en train de décrire une extrême radicalisation de l’entièreté du parti démocrate en passe de devenir majoritaire, car cette fois il n’y aura pas une Wasserman Schultz pour faire entrer dans le rang toute cette volaille qui recrute pour lui les vagues migratoires des “nouveaux Américains”. On l’a vu depuis le début de l’année : lorsque la vieille démocrate pourrie Pelosi, qui préside la Chambre (Speaker), essaie de faire taire les jeunettes, elle n’y parvient pas, et c’est elle qui est obligée de s’aligner sur les jeunettes. Ce qui m’importe, c’est que cette radicalisation soit en train de dévorer le parti démocrate, prenant à leur propre piège les mandarins qui ont lancé cette machine infernale en 2016 dans l’espoir de dégommer Trump. Comme Hopkins, si vous voulez, j’“exulte sardoniquement”, car cette proclamation du socialisme aux USA est un événement extraordinaire.

On ne fait pas assez attention à ce phénomène, on ne comprend ni sa puissance, ni sa vertigineuse substance de sacrilège absolu. Il faut avoir vécu dans les années 1940 et 1950 pour comprendre ce que le mot de “socialisme” (et “communisme” par conséquent) avait de totalement hérétique et relaps aux USA, parce qu’alors tout le monde comprenait qu’il s’agissait d’une attaque mortelle contre l’américanisme et son capitalisme sacré. C’est pour cette raison que tout le monde acquiesça au McCarthysme, y compris les intellectuels libéraux (progressistes) qui se convertirent illico-presto en “guerriers froids” de l’anticommunisme. La grand Arthur M. Schlesinger, professeur, historien, biographe et amis des plus grands libéraux (progressistes) US de l’époque, intime des Roosevelt et des Kennedy, fit tout de même une carrière dans l’OSS pendant la guerre et resta correspondant de la CIA jusqu’en 1954, sans qu’il eut à en rougir puisqu’il s’agissait de défendre le capitalisme contre tous les “ismes” hérétiques, du socialisme au communisme. Voir et entendre aujourd’hui résonner le “USS Magic Socialist”, comme dit Hopkins, cela vous en dit si long sur l’incroyable révolution mentale qui est en train d’enflammer les psychologies aux USA.

Encore une fois... Non que je craigne, non que j’applaudisse ou que je dénonce, non que je mesure ou que j’évalue en quoi que ce soit “la possibilité du socialisme” aux USA, – comme Houellebecq dit La possibilité d’une île... Ce que j’acclame et appelle fiévreusement de mes vœux, – car l’Amérique ne résistera pas à une telle poussée de “socialisme” comme l’acné brouille le visage de l’enfance vertueuse, – c’est la possibilité de la désintégration de ce mythe  qu’Alastair Crooke  décrit de la sorte : « Le “mythe” millénariste américain, à l’époque et aujourd’hui, était (et est) ancré dans la conviction fervente du destin manifeste des États-Unis, “la nouvelle Jérusalem”, de représenter le meilleur espoir de l’humanité pour un avenir utopique. Cette croyance en un destin spécial s’est traduite par la conviction que les États-Unis doivent diriger – ou, plus exactement, ont le devoir de contraindre l’humanité à se tourner vers cet avenir. »

Car devant une telle marée déchaînée, l’unité si fragile et si artificielle des États-Unis d’Amérique volera en éclats... RIP, America the Beautiful, et le mythe tout autant.

 

Note

(*) Je préfère cet affreux pléonasme à “commentatrices” qui, ma foi, serait leur faire bien trop d’honneur. Question d’humeur et de considération pour les “belles plumes” en question.