Le B-52 nucléaire, l’alarme et le désarroi

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Le B-52 nucléaire, l’alarme et le désarroi

Il s’agit d’un exemple remarquable de la façon dont l’information peut donner lieu, – nous supposons, en toute bonne foi, – à des interprétations diamétralement opposées, à cause du poids politique et psychologique considérable de la communication et de l’autonomie de jugement qu’on acquiert dans une époque où le rôle de cette communication ne permet plus à aucune référence d’autorité de se faire accepter comme telle, parce que dépouillée de toute légitimité par la puissance de cette communication. Le site ZeroHedge.com utilise (le 22 octobre au soir) deux informations l’une après l’autre, donne une interprétation de la première en fonction de la seconde et en tire une conclusion d’une importance non négligeable. Le fait est que l’on peut aller à l’interprétation exactement inverse sans rien interférer sur les faits ; personne ne peut trancher finalement et nous illustrons ainsi l’adage du “verre à moitié plein” et du “verre à moitié vide”.

Les deux nouvelles sont celles-ci :

• L’annonce que le président Trump a autorisé l’USAF à recruter par réengagement (rappel) un millier de ses anciens pilotes ayant quitté le service. La raison exposée est “un déficit sévère de pilotes”...

« La décision inattendue du président Trump d’amender un ordre d’urgence du 11 septembre signé par George W. Bush pour permettre à l’Air Force de rappeler au service mille pilotes ayant servi dans ses unités et tenter de réduire ce que le Pentagone désigne comme “une pénurie aiguë de pilotes” nous a pris par surprise. Après tout, c’était la première fois que nous entendions parler de cette pénurie spécifique d’emploi, – et peut-être y avait-il plus à lire entre les lignes de cet directive présidentielle que ce que voyaient nos yeux... » 

• La deuxième nouvelle vient d’une interview du chef d’état-major de l’USAF que le site DefenseOne a publié le 22 octobre 2017, et que ZeroHedge.com a repris sans attendre (le même 22 octobre 2012). Il s’agit de la possibilité de réactiver un certain nombre de vieux B-52 pour assurer une disponibilité de 24/24 heures pour des missions nucléaires. Cette posture pré-opérationnelle est elle-même un dérivé (“affadi et inefficace”, selon le jugement de LeMay) de la véritable capacité d’attaquer et de riposter par surprise, qui était la posture du temps du SAC du Général LeMay avec par roulement jusqu’à un tiers de la flotte des bombardiers (B-52 nucléaires, et aussi B-36 et B-47) constamment en vol grâce au ravitaillement en vol. Le simple stationnement “prêt au décollage” 24/24 heures avait été abandonné depuis la fin de la Guerre froide, pour le B-52 comme pour tout autre bombardier.

Le Général Goldfein explique qu’il s’agit de répondre à une modification de la situation mondiale...  « Il s’agit d’une mesure de plus pour nous assurer que nous sommes prêts... Je la considère non pas comme entrant dans la planification pour un possible événement spécifique mais de façon différente comme correspondant à la réalité de la situation globale où nous nous trouvons, et comment nous devrions être préparés à y évoluer... [...] Le monde est dangereux et il y a des dirigeants qui parlent ouvertement d’utiliser des armes nucléaires. Il ne s’agit plus du monde bipolaire où il y avait juste nous et l’Union Soviétique. Il y a d’autres acteurs qui ont des capacités nucléaires. Il n’y a rien de plus important que de s’assurer que nous sommes prêts à remplir cette mission [nucléaire] »

Bien qu’il n’aille pas plus loin dans l’enchaînement, ZeroHedge.com lie évidemment les deux nouvelles dans le sens d’une lecture élaborée selon une orientation précise (on a besoin de plus de pilotes parce qu’on renforce et développe de nouvelles capacité nucléaires, dans le cadre d'un mouvement caché de “mobilisation”). Le texte se termine par un paragraphe notablement alarmiste : « Et maintenant que les USA se préparent pour une capacité de mission nucléaire immédiate, tout ce dont ils ont besoin c’est d’une provocation, d’un type qu’il n’est pas difficile de trouver dans un monde qui n’a jamais été autant capable de perdre le contrôle de ses nerfs à la lecture d’un tweet égaré... »

• Il faut noter que d’autres réseaux, notamment RT-Français et Spoutnik-Français chez les Russes, ont repris cette information. Si le texte de DefenseOne sert toujours de référence évidente essentiellement parce qu’il publie l’interview initiale du Général Goldfein, il nous semble que c’est certainement par la lecture de ZeroHedge.com, qui est un bon “passeur” de nouvelles, que le sujet a été repris par d’autres. D’ores et déjà, ce sujet est assuré d’une grande diffusion.

 Il y a beaucoup de langue de bois, jusqu’à la gueule de bois, dans les propos théoriques et généraux du Général Goldfein à propos de la possible, – pas encore probable, c’est dire, – décision de placer quelques B-52 en alerte permanente pour des missions nucléaires. Les passages les plus intéressants où, selon nous, une vérité-de-situation laisse passer le bout de son nez, c’est lorsque le chef d’état-major de l’USAF parle de la question de la dissuasion qui accompagne toute décision concernant les systèmes d’armes nucléaires, pour s’interroger sur son rôle, sur son efficacité, sur la façon dont elle est perçue, ou indifférente, aux adversaires éventuels dans une époque devenue si singulière.

Il y a ce passage où, dans l’interview, il lui est demandé si une telle mesure (le B-52 nucléaires) « renforcerait la dissuasion », et qu’il répond d’une façon assez inattendue que « c’est difficile à dire. “Cela dépend vraiment de qui [sont les adversaires], de quel comportement opérationnel nous parlons, et dans quelle mesure ils prêtent attention à la situation de notre préparation”. » Dans le même registre, Goldfein s’intéresse à ce que les divers commandements impliqués pensent eux-mêmes de la dissuasion : « J’ai demandé à l’Air Force Global Strike Command de servir de régulateur pour un dialogue, une discussion sur le thème “A quoi ressemblerait un conflit conventionnel si l’on introduisait un élément nucléaire ?”, et “Devrions-nous répondre avec nos forces au niveau global si cela arrivait ?”, et “Quelles sont les options ?” » D’une façon générale enfin, Goldstein s’interroge du point de vue opérationnel sur ce que vaut la dissuasion (et le nucléaire par conséquent) dans les conditions que l’on connaît : « Comment devons-nous penser à propos de cela, – comment devons-nous penser à propos de la dissuasion dans cet environnement ? »

• Si l’on attache de l’importance à cette partie de l’interview que nous signalons immédiatement ci-dessus, et lui faisant crédit d’une certaine franchise, on comprend que la mesure annoncée (les B-52 en alerte permanente), tout comme d’autres mesures de cette sorte sont d’abord des mesures de base qui ne présupposent aucune intention agressive ni aucune connaissance d’une occurrence guerrière. Au contraire, on y trouve des interrogations et, d’une façon générale, un certain désarroi devenant désarroi certain qui s’est déjà marqué dans le propos et le jugement de certains chefs militaires US, essentiellement depuis la Crimée (mars 2014) et l’intervention russe au Moyen-Orient, avec l’apparition du concept de “guerre hybride”...

(Au Moyen-Orient, les chefs militaires US ont été sans aucun doute impressionnés par les capacités russes, notamment dans le mélange de la dimension stratégique et de la dimension tactique, notamment avec les tirs de missiles de croisière de type Kalibr, à partir de bombardiers stratégiques et de plateformes navales et sous-marines ; notamment avec l’utilisation de bombardiers stratégiques Tu-22M, Tu-160, voire Tu-95, contre des cibles de Daesh en Syrie. Il est évident que toutes ces plateformes ont bien entendu des capacités nucléaires, à l’image des bombardiers US, et finalement le Tu-95 Bear est le double, aussi vénérable [tous deux des années 1950 à l’origine] et aussi efficace, du B-52.)

En adoptant ce point de vue, on observera que la nouvelle selon laquelle l’USAF voudrait pouvoir rengager un millier de pilotes témoigne bien plus d’une carence grave que d’une mobilisation. On connaît depuis dix ans l’atrophie généralisée des forces US, notamment au niveau des forces aériennes, dont il été très souvent question sur ce site. Cette atrophie frappe également le personnel, volant ou pas, et certainement le personnel de haute qualification. (Par exemple, il y a autour de 12.000-13.000 personnes affectées au maniement, au contrôle et au pilotage des drone dont il est fait grand usage depuis quelques années, notamment pour les assassinats à distance, soi-disant ciblés pour rassurer la morale du simulacre. Le Pentagone et la CIA en sont arrivés annuellement à engager un millier de personnes de plus pour ce domaine opérationnel, mais ils subissent une énorme hémorragie qui approche les deux mille du fait de plusieurs causes, dont les troubles psychologiques ne sont pas la moindre, avec nécessité de “boucher les trous” ainsi laissés : si l’on se contente de mentionner “mille personnes de plus”, on aura évidemment la perception d’une mobilisation.)

• On voit qu’il y a donc la possibilité de réflexions exactement contraires à partir des mêmes faits sans possibilité de trancher par une référence imparable, – ou jugée “imparable” dans le temps d’avant notre temps où la réalité a été absolument désintégrée. Ainsi en est-il dans un monde devenu complètement simulacre avec la disparition de tout ce qui peut approcher la réalité objective.

Bien que notre position soit clairement celle d’une “carence grave” et générale, d’une décadence accélérée des forces armées US, nous croyons que c’est plutôt la version d’une “mobilisation” et d’une préparation très “offensive” des forces US qui prévaudra dans le système de la communication, du côté des antiSystème. C’est moins une question de réalité, puisque celle-ci n’est plus disponible, qu’une question de perception et donc de psychologie ; et la tension de la psychologie conduite par une perception exacerbée et très prompte à offrir l’interprétation la plus catastrophique ne cesse de grandir.

Il y a deux ans, les bombardiers stratégiques B-1B de l’USAF (100 construits en 1981-1987, 64 restants), qui avaient été tous affectés aux missions conventionnelles depuis le début des années 1990, ont été réintégrés dans leurs capacités nucléaires (tout en conservant bien sûr leurs capacités conventionnelle) en 2015. Cela s’est fait sans tambour ni trompettes, et sans guère d’effets ni d’interprétation. La différence de climat avec les jours d’aujourd’hui est frappante ; Dieu sait si, déjà, la Grande Crise Générale se développait en 2015 à très grande vitesse.

 

Mis en ligne le 23 octobre 2017 à 18H24