Le cas de l’amiral Fallon dans Esquire

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Le cas de l’amiral Fallon dans Esquire

10 mars 2008 — Comme nos lecteurs le savent sans doute (voir notre Forum du 8 mars), un important article de Thomas Barnett, dans Esquire, a été publié le 5 mars, sur l’amiral Fallon, commandant Central Command, présenté, selon le titre, comme «The Man Between War and Peace». Nos lecteurs connaissent aussi l’amiral Fallon, dont il a souvent été question sur ce site. Pour grossir le trait et faire bref, on dirait que Fallon est l’homme qui s’est “opposé” à la possibilité d’une attaque délibérée de l’Iran, soutenu par sa hiérarchie (l’U.S. Navy) et par le secrétaire à la défense Gates lui-même.

Deux autres articles répondent à l’article de Esquire, ou bien s’inscrivent comme son commentaire.

• Garteh Porter publie, sur Antiwar.com, le 8 mars, un article où il estime toutes ses thèses et diverses révélations confirmées. (C’est Porter qui a produit le plus de précisions sur l’opposition de Fallon à une attaque contre l’Iran. Certaines sont démenties dans l’article, avec plus ou moins de bonheur, de façon plus ou moins convaincantes. Il s’agit plutôt d’un jeu des uns et des autres pour ne pas être trop formellement pris en défaut.) «A new article on CENTCOM commander Adm. William Fallon confirms that his public statements last fall ruling out war against Iran last fall were not coordinated with the White House and landed him in trouble more than once with President George W. Bush and Vice President Dick Cheney.»

• Un article de Chris Floyd, dans CounterPunch.com, le 7 mars, qui commente l’article de Esquire dans un autre sens. Floyd admet que Fallon a joué un rôle non négligeable dans les tensions, surtout en 2007, sur la possibilité d’une attaque de l’Iran, dans le sens de l’apaisement, mais…«we find nothing but a few mild disagreements between Fallon and the White House over certain questions of tactics, timing and presentation in regard to American domination of a vast range of nations and peoples». Floyd s’explique d’une façon convaincante en expliquant précisément que Fallon ne s’est nullement écarté de la “ligne impériale” US, y compris la possibilité d’une attaque contre l’Iran si cela s’avérait un jour nécessaire, avec un mépris certain estime-t-il, pour ses adversaires potentiels (citant cette phrase de l’article de Barnett qui cite Fallon: «“Get serious,” the admiral says. “These guys are ants. When the time comes, you crush them.”»). Deux passages résument le propos de Floyd…

«No, what is most noteworthy about the article is that Barnett has given us, unwittingly, one of the clearest pictures yet of the true nature of the American system today. And that system is openly, unequivocally and unapologetically imperial, in every sense of the word, and in every sinew of its structure. For what is Fallon's actual position? We see him commanding vast armies, both his own and those of local proxies, waging battles to bend nations, regions and peoples to the will of a superpower. We see him meeting with the heads of client kingdoms in his purview, in Cairo, Kabul, Baghdad, Dushanbe: advising, cajoling, demanding, threatening, wading deeply into the internal affairs of the dominated lands, seeking to determine their politics, their economic development, their military structure and foreign policies.

(…)

»What we are seeing, quite simply, is an imperial proconsul in action. There is no difference whatsoever between Fallon's role and that of the proconsuls sent out by the Roman emperors to deal with the wars and tribes and client kingdoms of the empire's far-flung provinces. There too, the emperor could not simply snap his fingers and bend every event to his will; there had to be some cajoling, compromise, occasional setbacks. But behind everything lurked the threat of Roman military power and the promise of ruin and death if Rome's interests were not accommodated in the end. It is the same with America's pro-consuls today.»

Entre ces trois articles, impossible de trancher. Tous les trois sont justes. Tous les trois observent le verre à moitié plein ou à moitié vide, selon le point de vue qui vous fait le voir à moitié plein ou à moitié vide. Il est juste et avéré de constater que Fallon a joué un rôle essentiel pour freiner les élans guerriers de l’administration GW Bush, – sans que nous sachions au juste si ces élans auraient pu avoir ou pourraient encore avoir un début de concrétisation. Il est également juste et avéré que Fallon est un homme du système, un amiral, un pro-consul, un esprit qui considère comme évident et naturel l’hégémonie interventionniste des USA dans toutes les affaires importantes du monde, – mais, dans son cas, interventionnisme version soft pour l’immédiat…

Nous constatons également que les diverses choses écrites sur Fallon, et plus ou moins confirmées ou démenties par lui dans l’article de Esquire, c’est selon, ne font que mettre en évidence l’extrême relativité de l’information aujourd’hui, l’absence désormais de réelle “ligne officielle”, la fonction de la communication désormais également comme principal moyen de créer la puissance et d’en user, dans tous les sens, sans domination formelle de telle ou telle position officielle. L’article de Esquire en lui-même est une démonstration de plus que l’emploi de l’information et de la communication comme outil de la puissance dépasse aujourd’hui en importance les références au pouvoir du système auxquelles cet emploi devrait se conformer. Il n’y a plus aucune révérence pour le pouvoir officiel et le pouvoir officiel, devant l’outil de puissance de la communication, n’a plus de légitimité.

Encore n’y a-t-il pas, dans tout cela, l’essentiel du propos que devrait susciter cet article, même si cela y prépare.

Le système et la révolte

Malgré les réserves ci-dessus et en les acceptant d’ailleurs, il reste qu’à tous égards, l’article de Esquire est un événement extraordinaire à l’intérieur du système, en fonction des règles du système qu’on croyait impératives et qui devraient l’être dans tous les cas si le système fonctionnait encore d’une façon satisfaisante. Ce jugement, parce que Esquire est une prestigieuse publication et une publication à très grande diffusion et très grande pénétration de divers milieux, dans les officines, dans les salons, dans les salles d’attente des docteurs huppés de New York ou de San Francisco.

Lire dans une telle publication un article d’une telle longueur, d’une telle précision, avec des citations à mesure, dont le sujet est un amiral exerçant un commandement de cette importance dans des circonstances opérationnelles de cette importance, jouant le rôle qu’on lui voit jouer d’opposant mesuré, “tactique” comme dit Floyd, au pouvoir civil, voilà bien où se trouve l’exceptionnel de la chose. Nous n’avons rien à attendre de plus du comportement de l’amiral Fallon que ce qu’il nous donne: un moyen de freiner, voire de détourner la poussée belliciste de Bush pendant un certain temps et dans certaines circonstances. Il n’est pas raisonnable d’attendre de lui qu’il fasse sauter le système. Fallon est un homme du système, qui plus est un officier général, c’est-à-dire la loyauté au système faite homme et bien entendu l’officier impérial par essence. Inutile de lui demander ce qu’il ne peut ontologiquement donner, – sous peine de ne plus être lui.

D’une façon plus générale, nous avons le tort d’attendre de tel ou tel homme qui semble se lever un instant contre le système qu’il aille jusqu’au bout. Nous avons trop l’appréciation intellectuelle du système comme d’un ennemi identifiable, presque localisable dans l’espace, contre lequel nous pouvons lutter en tant que tel, comme on aurait fait ou comme on ferait d’un régime politique honni qu’on prétendrait abattre par une révolution ou un homme levant l’étendard de la révolution (une sorte d’amiral Fallon-Lénine si vous voulez). Nous attendons de chaque homme qui semble se lever d’être comme s’il était un homme pouvant organiser une attaque de cette façon.

Le système américaniste est un événement exceptionnel de l’Histoire, qui ne peut être comparé à rien par son omniprésence et son omnipotence. C’est un tout; il est tout ce que nous sommes, il est partout, il est absolument totalitaire au-delà de tout ce qui a été fait et même imaginé, et tout ceux qui peuvent s’y opposer, jusqu’aux radicaux les plus extrêmes, en sont aussi les complices d’une façon ou l’autre. Nous irions jusqu’à dire que pour s’opposer à lui, il faut en être à un moment ou l’autre le “complice”, “tactiquement” si l’on veut et comme dit Floyd. En écrivant ces mots, nous-mêmes, à dedefensa.org, le sommes effectivement dans une certaine mesure, “tactiquement complices”, par exemple en utilisant les moyens modernistes de communication qui ont été créés par le système et que le système contrôle. Toute révolte est donc nécessairement confrontée à une limite. Mais l’importante chose à admettre est que l’essentiel n’est pas la révolte aboutie car le système ne fonctionne pas selon ces normes et il n’est pas vulnérable à des révoltes individuelles ou des révoltes de groupe, ni à la révolte tout court finalement. Il n’est destructible que par sa propre désintégration, sa propre auto-destruction. La destinée et la destruction éventuelle du système sont une affaire intérieure à lui-même et rien d’autre.

L’intérêt du cas Fallon est ce que sa “révolte” nous dit de l’état du système. A cet égard, et tenant compte de tout ce que l’on sait de Fallon, et aussi de cet extraordinaire (dans ce cas) article grand public, l’exposition à tous les yeux, d’un officier de ce rang et à ce poste exposant ses conceptions quasiment à égalité avec le pouvoir civil, et critiquant ce pouvoir civil avec une retenue de bon aloi, comme si les choses allaient de soi, – lequel pouvoir civil, par conséquent, ne valant plus un clou… Voilà qui importe plus que tout pour notre propos, qui est la description de l’état du système. L’amiral Fallon et son comportement sont une partie non négligeable d’un diagnostic encourageant sur l’état avancé d’auto-décomposition du système.

Fallon sera-t-il remplacé à l’été prochain, comme l’envisage certains selon le texte? («Although it could well be that Fallon will be fired in the end for not groveling obsequiously enough to the Leader, in the required Petraeus-Franks manner….») Nous en doutons car nous doutons que l’administration en cours à la tête du système, d’une faiblesse si extraordinaire et d’une légitimité si complètement anéantie qu’elle ne semble plus exister, en ait encore la force. (Cette administration est tout cela pour que la direction de Esquire, quels que soient ses sentiments par ailleurs, ait jugé politiquement raisonnable et commercialement rentable de publier un tel article; et pour que Fallon se soit prêté à cet article...) Quoi qu’il en soit du destin de Fallon, il reste que sous un autre président et sous une autre administration, in illo tempore non suspecto, c’est-à-dire au temps où le système avait encore une colonne vertébrale, un Fallon ne serait plus à Central Command depuis de nombreux mois. Non, d’ailleurs, il n’y aurait jamais été nommé. Non, d’ailleurs, il n’aurait jamais eu les sentiments et le comportement qu’il eut et qu’il a.