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248230 août 2006 — Nous proposons l’hypothèse, surprenante à première vue, que la situation mexicaine relaie, ou bien est de même essence que la situation israélienne après la “défaite” contre le Hezbollah telle que nous l’avons interprétée hier. Egalement hier, nous avons donné une première appréciation de cette situation mexicaine, en nous appuyant sur un texte du site trotskiste (IVème Internationale) WSWS.org, — sa qualité d’analyse est connue, comme est connue (et nullement dissimulée) l’orientation trotskiste orthodoxe qu’il présente dans ses conclusions.
C’est une bonne base de départ pour développer notre propre analyse. La situation actuelle au Mexique est la suivante :
• Le fait de fraudes caractérisées, voire massives, est reconnu par un segment important des commentateurs critiques et éclairés de la situation mexicaine (les autres s’en remettant simplement aux communiqués officiels). L’affaire a été confiée, par le biais de plaintes du candidat “populiste de gauche” Obrador (qui estime être le véritable vainqueur contre le conservateur Calderon) au tribunal fédéral chargé de ces litiges (le TEPJF).
• Le TEPJF va rendre sa décision définitive (avant le 6 septembre) et nul ne doute qu’elle sera défavorable à Obrador. Les indications données dans ce sens par le TEPJF sur le recomptage limité ne laissent guère de doute.
• Obrador en juge d’ores et déjà ainsi et organise ce qu’on pourrait désigner comme une “résistance institutionnalisée”, avec structuration du mouvement de résistance, formation d’un “contre-gouvernement”, lui-même comme “contre-Président”, etc. Rendez-vous est pris pour une “Convention Démocratique Nationale” le 16 septembre. (« Lopéz refers to the September 16 rally as a “National Democratic Convention” (CND). Meetings across the country are being set up by his supporters to elect hundreds of thousands of delegates to this protest. In addition to declaring him president, Lopéz called on the CND to create new institutions that “respond to the people’s mandate.” »)
• Ces projets s’appuient sur une puissance populaire énorme, avec les deux manifestations appelées par Obrador depuis le 2 juillet dépassant le million, dont la seconde, fin juillet, autour de 2,4 millions de personnes. Le pays est chauffé à blanc.
Obrador va-t-il persister et sera-t-il suivi dans son mouvement ? La question est ouverte mais l’on peut observer deux faits : Obrador s’est publiquement engagé d’une façon très affirmée. Reculer maintenant signifierait la fin de sa carrière politique. Quant à la mobilisation populaire, elle s’est montrée jusqu’ici très forte, peut-être au-delà de ce qu’Obrador voudrait, et elle exerce une forte pression sur Obrador lui-même pour qu’il poursuive son programme de “résistance”. Les deux faits se renforcent l'un l'autre simultanément.
Lopez Obrador, le candidat du PRD, est plutôt présenté comme un personnage ambigu. On a vu l’analyse qu’en fait WSWS.org, mettant notamment en évidence ses liens avec Carlos Slim Helu. (Première fortune du pays et troisième fortune du monde selon Forbe’s, avec des avoirs évalués à $30 milliards, Slim Helu contrôle notamment tout le marché des télécommunications au Mexique.)
La logique de ce soutien et de la politique d’Obrador ainsi développée est évidente, selon WSWS.org :
« Lopéz’s tactic of popular mobilization is well within the norm in Mexico and Latin America. Lopéz and the PRD are committed to and financed by big business interests, such as Mexico’s richest man, Carlos Slim.
» At the heart of Lopéz’s and the PRD’s campaign is a fear among sections of the ruling elite that behind this election crisis lies a much more profound social crisis, threatening the eruption of class struggle. Conditions are at a breaking point for the middle and working classes following years of decaying living standards, government repression, and increasing levels of unemployment. »
WSWS.org tire argument de cette situation pour donner une appréciation très nuancée du mouvement d’Obrador et, éventuellement, de ses chances de réussite “objective”. Dans la logique trotskiste, l’argumentation du “deuxième Président” auto-proclamé est trompeuse. Il s’agit d’un cas évident de récupération et de contrôle capitaliste du mécontentement populaire.
Cette logique nous semble anachronique parce qu’elle ne peut rendre compte de façon satisfaisante des potentialités de la situation mexicaine, ni à plus forte raison en explorer la signification. Il faut admettre qu’on se trouve dans une situation aussi ambiguë que l’est le personnage de Lopez Obrador. Le soutien populaire dont dispose celui-ci est si massif, si dynamique, qu’il agit comme un moyen de contrôle sur Obrador bien autant qu’Obrador ne contrôle ce mouvement. C’est une sorte de “Je te tiens, tu me tiens par la barbichette…”. Les initiatives d’Obrador pour contenir le mouvement ne peuvent être trop contraignantes pour ce mouvement, si Obrador veut en garder le contrôle. Cela fait que le mouvement s’étend et se renforce, et que les projets d’Obrador ont, quoi qu’il en veuille, une forte puissance de déstabilisation.
Le fait qu’Obrador ait des liens avec des puissances financières est également un facteur ambigu. Ces liens assurent que le mouvement ne peut être considéré comme vraiment insurrectionnel et déstabilisant par le système, et combattu comme tel, — en général réprimé sévèrement, c’est la coutume au Mexique. Cette modération des rapports avec les puissances en place a permis au mouvement de se développer jusqu’ici sans entraves sérieuses. Là aussi, situation du type “Je te tiens, tu me tiens par la barbichette…”.
Cette situation générale d’ambiguïté explique le choix d’Obrador pour la constitution d’une sorte de “contre-structure” institutionnelle, un deuxième gouvernement, voire un “deuxième Etat”. Il s’agit d’apparaître à la fois comme une alternative sérieuse et de disposer d’une architecture permettant un certain contrôle du mouvement. La contrepartie pourrait être assez inattendue : de cette façon, en présentant son mouvement et son action sous une forme auto-institutionnalisée, Obrador met sur la table, comme enjeu principal, la légitimité du pouvoir au Mexique. S’il la gagnait finalement à l’issue d’une épreuve de force avec le système en place, cette légitimité rejaillirait nécessairement sur le mouvement qui aurait participé et permis cette annexion. Ce mouvement serait instantanément perçu comme une puissance installée, légitime, et une puissance à mesure de sa propre ampleur, et nullement comme une insurrection populaire réussie. En quelque sorte, une insurrection légitimée, une “révolution sécurisée”.
La situation actuelle est sans précédent. Il s’agit de quelque chose qui pourrait être assimilé à une tentative massive de coup d’Etat populaire (populiste), mais en principe sans la violence qui accompagne un coup d’Etat, et avec la légitimité qui manque le plus souvent au(x) auteur(s) d’un coup d’Etat. Ce serait une nouvelle sorte de “coup d’Etat” : à la fois rampant et légitime.
Bien entendu, pour poursuivre le scénario d’une victoire d’Obrador dans une telle crise, après la prise du pouvoir on risquerait effectivement de retomber dans les distorsions et les récupérations annoncées et dénoncées par WSWS.org. Mais ce n’est pas si loin qu’il faut voir. Ce qu’il faut tenter de mesurer, c’est l’ampleur de l’effet que produirait un tel événement, l’arrivée au pouvoir d’Obrador après l’installation d’un “contre-Etat” et la période de tension qui aurait suivi. Les effets sur les relations USA-Mexique, dans la situation de sensibilité extrême où se trouvent ces relations, seraient considérables. La prise de pouvoir par une force identifiée à gauche (plus ou moins justement, importe ici la perception) serait instantanément appréciée dans le contexte de la crise de l’immigration et des menaces que cette crise fait peser sur l’identité américaine (états-unienne).
C’est cela, sans aucun doute, qu’on pourrait apprécier comme un événement historique considérable, — la connexion qui s’établirait entre la question intérieure mexicaine et les relations USA-Mexique. Obrador a réaffirmé à plusieurs reprises qu’il ne voulait certainement pas une aggravation des relations des USA avec le Mexique. Par conséquent, il a conçu son action actuelle sans référence à cette problématique extérieure. C’est peut-être l’aspect le plus étonnant de l’actuelle crise mexicaine. Elle se déroule en vase clos, comme si elle n’avait aucun lien avec la situation extérieure (liens avec les USA) qui est elle-même en situation de crise larvée.
On comprend l’attitude de Lopez Obrador (comment faire autrement ?) mais on doit mesurer son inconséquence par inadvertance. Avec l’image qui est en train de se créer autour de lui, notamment à cause de l’ampleur du mouvement qui le soutient et d’une certaine façon le tient en otage, son accession au pouvoir déclencherait nécessairement une crise majeure avec les USA. Un processus historique d’une très grande importance, d’une déstabilisation majeure dans une région d’une extrême sensibilité, serait enclenché. On retrouve le schéma d’actions politiques humaines qui semblent contrôlées mais qui impliquent des effets non identifiés qui ont un réel caractère explosif.
On comprend que l’évolution envisagée ici, au cas où Obrador engage effectivement la bataille, est d’autant plus forte qu’il existe des facteurs par essence incontrôlables. Le mouvement populaire qui presse Obrador autant qu’il le soutient est le plus important de ces facteurs incontrôlables. Il tend à être de même nature que des mouvements tels que la réponse négative au référendum français de mai 2005 ou la pression anti-Blair, au nom de l’affaire irakienne, de l’opinion publique britannique. Dans tous les cas, il s’agit de mouvements et de puissances populaires qu’on croit manipuler et qui s’avèrent eux-mêmes manipulateurs. C’est alors, au moment où les hommes placés dans ces crises pour en assurer le contrôle perdent le contrôle de ces poussées collectives, qu’apparaît la dimension historique de l’événement.
Aujourd’hui, la difficulté dans les crises qui se déroulent est de mesurer où se trouve et quand surgit leur aspect historique. Pour cela, il faut répondre à la question qui se pose devant la multiplicité des acteurs, leurs jeux contradictoires, l’ambiguïté de leurs rapports : qui est la dupe de qui ? Le Mexique d’aujourd’hui est un champ rêvé pour cette investigation.
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