Le “côté sombre” du président-élu

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le “côté sombre” du président-élu

11 décembre 2016 – Souvent, quand le site dedefensa.org comme nous le connaissons est circonspect, indécis, méfiant et sans doute secrètement déçu sur l’instant, il s’abstient de réagir de crainte de céder à une réaction trop précipitée et laisse “un peu de temps au temps” pour permettre à une sorte de second regard sur les choses de se manifester ; c’est alors que le Journal-dde.crisis, s’il l’estime nécessaire et pertinent, prend le relais pour exprimer, lui, cette “réaction trop précipitée” qui, dans le cadre de la formule où la subjectivité a la plus grande place, ne craint pas de se précipiter trop parce qu’il est couvert par la licence qui lui est ainsi laissée. Ce n’est pas systématique, sans aucun doute, mais le procédé a sa place dans la marche générale du site ; ainsi, dans ces instants, je me détache du “site dedefensa.org comme nous le connaissons” pour suppléer à cet instant de prudence j'espère avisée et d’abstention consacrée à la réflexion.

C’est le cas aujourd’hui avec Trump, notamment avec ses dernières nomination que l’on jugeait symboliquement si importantes, essentiellement celles, pour l’instant non encore officielles, de son secrétaire d’État flanqué de son adjoint : l’ancien CEO de Mobil-Exxon Rex Tillerson et l’infernal John Bolton. Pour mettre un peu de baume sur la plaie, on dira que la nomination de Bolton désigne l’heureux récipiendaire comme l’« adjoint du secrétaire d’État pour la gestion quotidienne du département », ce qui semblerait l’écarter des orientations politiques et de l’opérationnalisation de ces orientations. Quant à Tillerson, il fait l’objet d’une analyse assez “sombre” de la part de Breitbart.News, principal soutien médiatique de Trump pendant toute sa campagne, sinon architecte de cette campagne ; par contre, il est acclamé par ZeroHedge.com, – à mon avis sans enthousiasme excessif, comme on acte un fait, – comme une personnalité très proche de Poutine (mais s’agit-il du meilleur côté de Poutine, car chacun a son “côté sombre” ?), et tout cela en détails instructifs puisque c’est effectivement le cas :

« However it is not his Boy Scout exploits that will be the key talking point for pundits in the coming days, but rather his close relationship with Russian president Vladimir Putin. According to the WSJ, few U.S. citizens are closer to Mr. Putin than Mr. Tillerson,  a recipient of Russia's Order of Friendship, bestowed by the president, who has known Putin since he represented Exxon’s interests in Russia during the regime of Boris Yeltsin. “He has had more interactive time with Vladimir Putin than probably any other American with the exception of Henry Kissinger,” said John Hamre, a former deputy defense secretary during the Clinton administration and president of the Center for Strategic and International Studies, a Washington think tank where Mr. Tillerson is a board member.

» In 2011, Mr. Tillerson struck a deal giving Exxon access to prized Arctic resources in Russia as well as allowing Russia’s state oil company, OAO Rosneft, to invest in Exxon concessions all over the world. The following year, the Kremlin bestowed the country’s Order of Friendship decoration on Mr. Tillerson. The deal would have been transformative for Exxon. Mr. Putin at the time called it one of the most important involving Russia and the U.S., forecasting that the partnership could eventually spend $500 billion. But it was subsequently blocked by sanctions on Russia that the U.S. and its allies imposed two years ago after the country’s invasion of Crimea and conflicts with Ukraine.

» Tillerson spoke against the sanctions at the company’s annual meeting in 2014. “We always encourage the people who are making those decisions to consider the very broad collateral damage of who are they really harming with sanctions,” he said. As such, many have speculated that under his regime, the State Department may quietly drop any existing sactions against Russia. »

Parmi les autres nominations, il y a eu celles de personnalités de Goldman-Sachs (au trésor et comme conseiller économique du Président), qui vont dans ce même sens que j’essaie de rendre ici de cette exploration de ce qui serait le “côté sombre” de The-Donald. La présence de militaires en nombre important (Flynn comme conseiller pour la sécurité nationale, Mattis au Pentagone, Kelly au ministère de la sécurité du territoire [Homeland Security, ou HSD]) me paraîtrait moins significative, plus neutre en un sens : je ne les vois pas du tout comme des fauteurs de guerre parce que d’une façon générale et surtout dans notre époque de fous, et surtout aux USA, “le déclenchement de la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée au civils”, parce que ce sont les neocons qui déclenchent les agressions et les militaires qui les évitent (l’US Navy en 2006-2008 avec l’Iran) ; quant à faire de Flynn-Mattis-Kelly des représentants du complexe militaro-industriel, ce n’est ni la meilleure analyse ni la meilleure idée du monde, par l’évidence même du fondement et des méthodes de la tactique de l’influence ; quant à faire du trio l’amorce d’une dictature militaire, je laisse cela pour mon compte aux obsessions trotskistes de WSWS.org.

(Le seul facteur inquiétant, – c’est-à-dire une possibilité de conflit sur un théâtre extérieur, –  de ce trio ajouté à la présence d’un Bolton et la curieuse obsession de Trump, c’est l’hostilité presque viscérale à l’encontre de l’Iran. Mais toucher sérieusement à l’Iran, c’est effleurer très sérieusement la Russie et aller à l’encontre du fondement de la politique russe de Trump. Pour verrouiller la chose, les Iraniens seraient bien avisés d’offrir un stationnement permanent de bombardiers russes dans une de leurs base comme ils ont en fait l’essai l’été dernier. Ce genre de situation symbolique désamorce, ou plutôt interdit les crises trop graves.)  

Ainsi certains pourront-ils juger que “le côté sombre” ne l’est pas tout à fait, tout de même. Quoi qu’il en soit, il reste qu’on peut lire dans Antimedia.org et de la plume de Jake Anderson, qui n’a jamais cru à une véritable marée populiste à l’occasion du parcours de Trump, cet avis sans vraiment s’exclamer ni s’emporter dans les arguments contraires comme on aurait pu le faire une semaine ou un mois plus tôt... « With his selections for pretty much the full gamut of cabinet positions, Trump has revealed himself to be an establishment figure, which is exactly the perception he ran against. Will his voters turn against him? Mostly no (or, at least, not yet). Will the other 74.5 percent of Americans who did not support him reject his victory? Possibly... »

Je parle donc ici dans le chef de cette “réaction trop précipitée”, qui est basée sur une perception interprétative, peut-être instinctive, peut-être intuitive, de divers faits dont j’ai mentionné quelques-uns. Il y a alors cette perception que cet ensemble-là, détaillé plus haut, dégage une impression de calculs un peu hasardeux et sans véritable grandeur, éventuellement bien que paradoxalement une impression d’improvisation renvoyant aux réflexes courants (dans le cas de Trump, ceux du milliardaire sans véritable conscience politique), c’est-à-dire l’impression qu’on ne trouve plus grand'chose du brio et de l’élan qu’on avait cru distinguer à divers moments de sa campagne et éventuellement depuis l’élection. Rien n’est dit bien entendu, et mettre en évidence qu’il y a “un côté sombre” c’est admettre qu’il y aussi “un côté lumineux”, lequel existe encore par la force des choses et il y a d’ailleurs un exemple ou l’autre de tel ou tel acte dans le temps courant.

Alors et là aussi d’une façon paradoxale, il apparaît surtout que le “côté lumineux” de Trump se trouve essentiellement dans la perception de ses adversaires et dans ce qu’elle provoque chez Trump lui-même, et perception dont il me semble que rien ne pourra les en détourner parce que chez eux règne la narrative et son effet implacable du déterminisme-narrativiste. Scott Adams n’est pas précisément de cet avis, mais d’une façon elle-même manquant de fermeté à mon sens parce qu’elle capitalise trop sur l’attrait d’une normalité cognitive gouvernée par la raison, et l’évidence du comportement du gouvernement de Trump qui démentirait la dissonance cognitive de ceux qui voit en lui un Hitler-postmoderne et offrant au contraire la perspective de l’apaisement d’un gouvernement correspondant aux intérêts du pays.

Il est vrai que je ne crois pas que Trump puisse et sache agir de cette façon équilibrée, apaisante et prometteuse qui puisse susciter une normalité cognitive devenant un pôle d’attraction irrésistible pour la raison... Il y a ceci que, d’une part, sa façon de gouverner est souvent très loin de la normalité, et la chose étant le fait de sa personnalité intime ; que, d’autre part, le gouvernement qu’il est en train de former pourrait prendre des allures telles que certains, sinon nombre de ses partisans pourraient y voir une “trahison” des promesses de sa campagne. Brièvement dit, c’est dire que Trump ne peut en aucun cas être un président de l’apaisement, et il le pourra d’autant moins que ses adversaires continueront à manifester les effets de leur dissonance cognitive ; il ne peut être que le président du changement dans le désordre et la contestation...

La question que soiulève l’apparition de ce que j’ai nommé son “côté sombre”, c’est de savoir si ce désordre et cette contestation auront lieu à son avantage, c’est-à-dire lui-même parvenant à maintenir à son avantage la poussée de l’élan populiste qui l’a porté là où il se trouve ; ou bien, s’il laisse aller son “côté sombre”, si ce désordre et cette contestation se feront à son désavantage, avec sa base populiste se retournant contre lui, cela le laissant avec deux fronts à contenir, – celui du monde à part des progressistes-sociétaux, et celui qui se dérobe sous lui des populistes jugeant être trompés...

De toutes les façons, il y aura désordre, et cela reste ce qu’il y a de plus “lumineux” dans le “côté lumineux” du personnage.