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245714 avril 2008 — Dieu s’intéresse-t-il encore à l’Amérique? s’interroge, implicitement ou explicitement c’est selon, Bob Herbert, l’un des columnist du New York Times (le 12 avril). Dieu semble avoir mis sur la route de l’Amérique un énorme obstacle, infranchissable, comme pour lui signifier la fin de l’aventure.
«The U.S. seems almost paralyzed, mesmerized by Iraq and unable to generate the energy or the will to handle the myriad problems festering at home. […] The war in Iraq stands like a boulder in the road, blocking so many progress on other important issues that are crucial to our viability as a society.»
Herbert nomme cela : «Losing Our Will» et, certes, cette image correspond parfaitement à l’analyse irrésistible du phénomène. Il y est question de volonté perdue et de psychologie paralysée. Il y est question de l’état d’un pays situé à des milliers de kilomètres du conflit, qui aurait pu paraître indifférent à ce conflit (par comparaison à d’autres circonstances, comme le Vietnam) et qui semble se détruire lui-même à cause de ce conflit.
Le début du texte montre bien qu’en parlant de cette guerre, Herbert parle essentiellement, voire exclusivement de l’état de l’Amérique. Il n’est nullement question de l’Irak, des opérations en Irak, des conditions du conflit, de la perception du conflit aux USA. Il est simplement question des USA, avec cette malédiction qu’est la guerre en Irak.
«I wonder what the answers would be if each American asked himself or herself the question : “How is the war in Iraq helping me?”
»While the U.S. government continues to pour precious human treasure and vast financial resources into this ugly war without end, it is all but ignoring deeply entrenched problems that are weakening the country here at home.
»On the same day that President Bush was announcing an indefinite suspension of troop withdrawals from Iraq, the New York Times columnist David Leonhardt was telling us a sad story about how the middle class has fared during the Bush years.
»The economic boom so highly touted by the president and his supporters “was, for most Americans,” said Mr. Leonhardt, “nothing of the sort.” Despite the sustained expansion of the past few years, the middle class — for the first time on record — failed to grow with the economy.
»And now, of course, we’re sinking into a nasty recession…»
Suivent diverses appréciations et descriptions sur l’état intérieur de l’Amérique ; sur La Nouvelle Orléans, détruite par Katrina et surtout par l’impréparation humaine, et toujours pas reconstruite ; sur l’état intérieur de ce pays, par comparaison aux autres… Toujours dominante, on retrouve l’idée de l’absence de capacité psychologique, de volonté de pouvoir et de vouloir traiter ces problèmes.
(On retrouve d’ailleurs, sous une autre forme qui a plus à voir avec la situation concrète, cette même idée de la paralysie dans le texte d’Alan Bock, du 12 avril sur Antiwar.com., sous le titre «Hold On and Pray». C’est comme un contrepoint réaliste, qui concerne l’Irak cette fois, au constat que nous offre Herbert; comme si l’Amérique avait transporté en Irak cette même paralysie de la volonté qui la caractérise aujourd’hui…
«Several things seem obvious from this week's appearances by Gen. David Petraeus and U.S. Ambassador to Iraq Ryan Crocker before several House and Senate committee and President Bush's subsequent speech on Thursday. First is that the U.S. “strategy” in Iraq now amounts to “hold on and pray,” hoping that things won't get catastrophically worse in Iraq…»)
Herbert termine son texte sur un ton particulièrement désespéré. L’Amérique est, aujourd’hui, un pays qui décourage le commentaire de proposition. Le commentateur en est réduit à l’imprécation et au triste constat qu’il semble bien que Dieu a, Lui aussi, baissé les bras.
«On the evening of April 4, 1967, one year to the day before he was assassinated, the Rev. Dr. Martin Luther King Jr. went into Riverside Church in Manhattan and said of the war in Vietnam: “This madness must cease.”
»Forty-one years later, we can still hear the echo of Dr. King’s call. The only sane response is: “Amen.”»
Osera-t-on une image? Nos lecteurs reconnaîtront notre référence récurrente, celle de la Grande Dépression. Nos lecteurs se rappelleront combien nous fûmes frappés, lors de la vision à l’occasion d’une série télévisée reprenant les actualités de la période d’un discours public de Roosevelt (FDR), c’était en avril ou en mai 1933, quelques semaines après sa prise de fonction… «Do something! And if it doesn’t work, do something else!» (“Faites quelque chose! Et si ça ne marche pas, faites quelque chose d’autre!”) On eut dit qu’il parlait à une foule dont la volonté était paralysée, – “ paralyzed, mesmerized”… Le texte d’Herbert semble s’adresser à la même situation, à la même paralysie de la volonté, à la même mort de la volonté («Losing Our Will»).
Son texte est en lui-même une illustration frappante de la thèse de Joseph Stiglitz selon laquelle la guerre est directement responsable de l’état de l’Amérique. Stiglitz parle de l’état matériel (économique) de l’Amérique et Herbert nous suggère qu’on peut y ajouter un lien direct aussi au niveau de l’état d’esprit, de la psychologie. Plus que jamais, c’est l’idée du renversement des circonstances de la Grande Dépression: la guerre (1940-41) avait réussi à sortir l’Amérique de la Grande Dépression, aujourd’hui c’est la guerre qui a plongé l’Amérique dans un état semblable, certainement au niveau de la psychologie et peut-être bientôt au niveau de l’économie, à celui de la Grande Dépression. Dans le cas de Herbert, c’est particulièrement la psychologie qui est concernée, avec cette perte de volonté. La différence évidente est que, dans l’analogie que nous avons rappelée, FDR venait d’arriver et entreprenait sa cure psychologique de l’Amérique. Aujourd’hui, il n’y a pas de FDR et rien, vraiment rien ne semble nous annoncer la venue d’un FDR. Tout nous suggère le contraire.
Cette intervention de la guerre en Irak sur la psychologie US est particulièrement impressionnante. Elle dément toutes les analyses qui opposaient la guerre du Vietnam à la guerre en Irak, en constatant que l’Irak n’avait guère d’effets sur la population US alors que le Vietnam avait déclenché des troubles profonds aux USA même. Le texte de Herbert est une bonne illustration de la prise de conscience que nous devons avoir, que l’effet de l’Irak, par le biais de l’économie mais surtout de la psychologie, est aujourd’hui très certainement beaucoup plus profond que l’effet du Vietnam sur les USA dans les années 1960.
Pour élargir le propos, on devrait aller jusqu’à avancer l’hypothèse que l’effet de l’Irak sur l’Amérique a précédé la guerre elle-même, que l’Irak n’est évidemment, dans ses soi-disant effets sur l’Amérique, qu’un révélateur d’une situation dont la latence n’aurait pas du dissimuler la gravité. Tout ce qui a précédé la guerre en Irak dans la séquence historique concernée, c’est-à-dire toute l’évolution de l’Amérique au moins depuis sa “crise d’identité” de la fin de la Guerre froide, tout son malaise mis à jour par la fin de la Guerre froide, semble s’être synthétisé dans la guerre en Irak. Ce conflit semble être le “Moment” cathartique du malaise américaniste, qui se transforme désormais en crise intérieure ouverte: crise économique pour ses manifestations concrètes les plus précises, mais aussi crise générale de l’état du pays et, pire que tout, une crise de la psychologie d’une ampleur fondamentale.
De ce point de vue, l’analyse suggérée par le texte de Herbert rompt complètement le lien structurel entre la crise de l’Amérique et la “guerre contre la terreur”, le terrorisme, etc., pour n'en garder que l'aspect conjoncturel. Là aussi, ces événements (?) ne sont pour l’Amérique que des épiphénomènes qui ont servi à mettre au jour une situation latente. Certes, leur brutalité était nécessaire et a joué un rôle conjoncturel très grand mais la gravité de la chose précédait largement la violence du détonateur.
Effectivement, seul le désespoir de l’américaniste répond à ces constats qui prennent acte d’un malaise qui vient du fond de l’histoire américaine, d’un malaise qui était sans doute une partie de la substance de l’Amérique dès son origine. Assez curieusement, ou bien d’une façon absolument révélatrice au contraire, cette idée rejoint celle d’un discours célèbre de Lincoln, rappelé récemment par Greil Marcus dans son livre L’Amérique et ses prophètes. C’est le premier grand discours du jeune (29 ans) Abraham Lincoln en tant qu’homme public, alors qu’il vient d’être élu Représentant de l’Illinois, discours du début de 1838 à Springfield:
«A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.»
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