Le “Discours du Malaise”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le “Discours du Malaise”

Je me suis laissé aller à regarder la série Fargo dont la première saisons (sur trois) date de 2014, qui est pleine de l’esprit de frères Coen, producteurs de la série et inspirateurs à partir de leur film de 1996 qui lui a donné son nom. La deuxième saison, qui met en série une invraisemblable série de crimes dans une guerre de gangs déclenchée par un couple de parfaits Deplorable-USA, comme dirait Hillary, dans les plaines enneigées et sans fin du Minnesota et les confins boisés du Dakota du Sud, en 1979... Retenez l’année, car c’est bien cela qui m’importe.

Justement, le premier numéro de cette deuxième série de Fargo débute par un extrait du fantastique “Discours du Malaise” (majusculons-le) du président Carter, du 15 juillet 1979. Je me rappelle parfaitement cette époque où, à la suite de la chute du Shah et de la prise du pouvoir par Khomeini que la CIA n’avait évidemment pas vu venir (« Nous n’avions pas prévu qu’un vieillard dirigeant religieux puisse provoquer un tel mouvement », expliqua l’amiral Stansfield Turner, directeur de la dite CIA, lors d’une conférence devant des étudiants le 2 mars 1979), se produisit un “choc pétrolier” d’ampleur assez mineure (interruption de la vente du pétrole iranien). La chose se répercuta par des voies mystérieuses jusqu’à amener une réduction temporaire de l’alimentation en pétrole des USA et un rationnement tout aussi temporaire de l’essence dont le prix avait grimpé considérablement. Le pays sembla alors pris de folie et des scènes indescriptibles se déroulaient dans les zones proches des stations d’essence.

Le président Carter fut très marqué, stupéfait et désolé par ce spectacle. Il quitta la Maison-Blanche pour Camp-David, comme s’il se retirait du monde. Il reçut des visiteurs représentant tous les domaines des élites et autres, les questionnant, les interrogeant, quêtant leurs impressions sur ces étranges événements, pour finir par ce fantastique (je répète le mot) “Discours du Malaise”. Il s’interrogeait, non sur la crise d’alimentation pétrolière mais sur l’état d’esprit d’une si grande puissance qui s’abîmait dans une sorte d’hystérie collective parce que l’essence était rationnée sur une période décrite comme assez courte.

Sans nul doute, le discours est remarquable par sa prescience car, au fond, on pourrait le prendre mot pour mot pour décrire la situation actuelle, mais dans des termes bien plus pressants, car ce qui est évoqué sous une forme hypothétique par Carter (« Cette menace est à peine perceptible ») se trouve pleinement réalisé et partout visible et éclatant aujourd’hui : oui, ce pays est fou, la modernité rend fou, notre civilisation est folle...

Nombre de références présentant ce discours en font la cause de son échec en novembre 1980, battu par Reagan (« Ce discours de Jimmy Carter lui coûta sans doute sa réélection, il ne fit qu’un mandat (1977-1981) et le peuple américain lui préféra l’ultraconservateur Ronald Reagan... »). Selon ce que j’en vis, en écrivis et en su plus tard comme confirmation venue d’une enquête remarquable de Robert Parry, ce n’est pas le vrai... Carter fut battu par une manœuvre confondante de corruption et de vice. C’est en effet la prise d’otages de Téhéran du 4 novembre1979, pas le “Discours du Malaise”, qui le mit en mauvaise posture, et finalement, après des péripéties diverses dont un raid de commando complètement raté de la plus puissante armée du monde (avril 1980) et alors qu’il semblait pouvoir parvenir à une libération à temps pour l’élection, c’est un accord secret entre les républicains et les Iraniens qui trancha l’affaire. La libération n’eut pas lieu avant les élections, entraînant la défaite de Carter, mais le jour de l’inauguration de Reagan, le mannequin empaillé de série B. On donna un pourboire à Carter en lui permettant d’aller lui-même accueillir les otages libérés à Wiesbaden, en Allemagne.

Carter était tout ce qu’on veut dans le registre de la maladresse et surtout de l’indécision, mais il savait et sut ce jour-là se libérer du poids des influences pour dire ce qu’il pensait au risque de se perdre dans l’échec de sa carrière. Son discours est une fenêtre brusquement ouverte sur la crise profonde des USA, qui couve depuis les origines et qui avait connu un embrasement furieux durant les révoltes des années 1960, du Vietnam et du Watergate. Grâce à Hollywood et à l’empaillé de Série B, on s’empressa de refermer la fenêtre : 1) on mit les cendres sous le tapis, 2) on inonda la plaie qui puait la gangrène d’un parfum à deux balles, 3) on applaudit à tout rompre à la découverte de documents highly-classified, type-Manuscrits de la Mer Morte qui révélaient la Grande Nouvelle : “Let’s Make America Great Again” et “It’s Morning Again in America”...

La suite de sa carrière, comme ancien-président, a montré ce que valait Carter, par rapport aux diverses raclures qui lui succédèrent. Je n’avais guère d’estime pour lui lorsqu’il fut élu puisque j’étais pro-américain, tendance-Pentagone ; un peu plus, à peine, quand il fut battu ; aujourd’hui, j’ai énormément d’estime pour lui, malgré toutes ses naïvetés d’Américain, parce qu’il avait (il a encore) un véritable courage et je regrette un peu de ne pas l’avoir applaudi comme il le méritait. Bref, sa défaite de 1980 était dans l’ordre des choses.

Le “Discours du Malaise” ne porte pas ce nom dans la réalité mais retenez-le sous ce titre car il le mérite. En voici quelques extraits. (Pour le discours complet, voir cette vidéo.)

« Ce soir, je souhaite vous parler d’une menace fondamentale qui pèse sur la démocratie de notre pays… Je ne fais pas référence à l’influence exercée par l’Amérique, une nation actuellement en paix avec le reste du monde, et dont la puissance économique et militaire est inégalée…

» Cette menace est à peine perceptible par des canaux ordinaires. Il s’agit d’une crise de confiance. Il s’agit d’une crise qui frappe la volonté de notre nation en son sein même, en son âme et en son esprit. Nous percevons cette crise en raison du doute croissant au sujet de la signification de nos vies et de la perte d’un objectif national commun.

» L’érosion de notre confiance en l’avenir menace de détruire le tissu social et politique de la société américaine.

» La confiance que nous avons toujours eue en notre peuple n’est pas simplement un rêve romantique ou un proverbe dans un livre poussiéreux que nous ouvrons uniquement le 4 juillet [Independence Day, USA].

» C’est l’idée fondatrice de notre nation, celle qui a guidé notre développement en tant que peuple. C’est la confiance en l’avenir qui a conduit à la création de nos institutions publiques et de nos entreprises privées, de nos propres familles, et de la Constitution même des États-Unis. Cette confiance a guidé notre route, a fait le lien entre les générations. Nous avons toujours cru au progrès. Nous avons toujours cru que les vies de nos enfants seraient meilleures que les nôtres.

» Notre peuple perd cette confiance à l’égard du gouvernement, il perd aussi sa confiance en lui, pour ce qui concerne sa propre capacité à rester maître de notre démocratie. En tant que peuple, nous connaissons notre histoire et nous en sommes fiers. Nos conquêtes ont fait partie de l’histoire vivante de l’Amérique, et même du monde. Nous avons toujours cru que nous faisions partie d’un grand mouvement humain lui-même appelé la démocratie, impliqué dans la recherche de la liberté, et cette croyance a toujours renforcé notre espérance. Mais au moment où nous perdons notre confiance en l’avenir, nous commençons également à fermer la porte à notre histoire.

» Dans un pays qui était fier de sa capacité de travail, de ses familles unies, de ses communautés soudées et de sa foi en Dieu, trop d’entre nous ont tendance à cultiver le laisser-aller et la consommation. L’identité humaine n’est plus définie par ce que l’on fait, mais par ce que l’on possède. Cependant nous avons découvert que posséder des choses et consommer ne satisfait pas notre désir de sens. Nous avons appris que l’accumulation de biens matériels ne peut combler le vide d’existences sans confiance ni but.

» Les symptômes de cette crise de l’esprit américain sont palpables. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays, le peuple américain entrevoit que les cinq prochaines années seront pires que les cinq années qui viennent de s’écouler. Les deux tiers de notre peuple ne votent même pas. La productivité des travailleurs américains est effectivement en baisse, et la volonté des Américains d’épargner pour préparer l’avenir a chuté sous celle de tous les autres citoyens du monde occidental.

» Comme vous le savez, nous sommes face à un manque de respect croissant envers le gouvernement, les églises, les écoles, les médias et d’autres institutions. Ce n’est pas un message de bonheur ou de réconfort, mais c’est la vérité et c’est un avertissement. »