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3666Il s’agit, symboliquement, d’un document qui doit être perçue comme exceptionnel : une interview assez longue (un segment de près de 18 minutes) par le réseau russe RT du Général (à la retraite) Michael Flynn, qui dirigea la DIA de 2012 à 2014 et qui a récemment connu une certaine célébrité. Son franc-parler est notamment un aspect remarquable de sa personnalité, et fait partie d’une psychologie qui explique sa présence dans une émission d’information aussi longue de RT. Cette intervention mérite un commentaire circonstancié, sous différents aspects. (On notera aussitôt que l’interview écrite reprise ci-dessous de RT-français du 5 octobre ne représente qu’un fragment très réduit des déclarations de Flynn, tout en en saisissant l’essentiel ; un texte a paru sur le réseau US de RT, mais comme “illustration” du DVD de l’intervention de près de 18 minutes de Flynn qui est accessible via ce texte.)
D’abord, sur le fait même, l’intervention est exceptionnelle ... Flynn est un général très fraîchement à la retraite (août 2014), qui n’a en rien un statut implicite de “dissident” du Système comme nombre d’intervenants US aux USA (y compris des anciens officiers du renseignement), qui a occupé un poste d’une sensibilité extrême ; son acceptation d’une aussi longue interview, par ailleurs très détendue et chaleureuse, sur le réseau RT dénoncé comme une entreprise diabolique et une arme terrible des Russes par les extrémistes washingtoniens (c’est-à-dire la majorité-Système à Washington), voilà qui fait l’exceptionnalité de la chose. On mettra l’évènement sur le compte, en partie, de la personnalité de Flynn comme on l’a signalé ; on pourrait le mettre également sur le compte de l’extraordinaire division qui fragmente aujourd’hui le pouvoir à Washington, qui peut donner une arrière-pensée politique dans le fait de l’intervention de Flynn. Finalement, Flynn est assez peu sollicité sur les réseaux US et l’accès à RT peut aussi bien être une opportunité de communication qu’une affirmation politique (l’une de ses principales interventions avant RT, qui a fait très grand bruit mais après une période de plus d’une semaine où personne n’en parla à Washington, fut le fait d’Aljazeera).
Au reste, à l’audition de ce que nous dit Flynn, on comprend nombre des observations qu’on vient de faire. L’ancien directeur de la DIA expose une position de quasi-complet soutien à la décision russe d’intervenir en Syrie. Il le fait en mettant en évidence des arguments qui sont complètement ignorés à Washington (un type d'arguments qu’on retrouve souvent, par exemple, chez Robert Parry ou chez Stephen Cohen) : essentiellement, que la Russie est une grande puissance, qu’il est normal qu’elle ait sa politique extérieure et ses intérêts de sécurité nationale propre, que son intervention répond au fait qu’une “ligne rouge” a été franchie dans la situation en Syrie sous la forme de l’entraînement, de l’équipement et du déploiement d’un très fort contingent de terroristes venus des communautés musulmanes russes, essentiellement tchétchènes (sans doute autour de 3.500 combattants au sein de Daesh). Une telle compréhension et une telle prise en compte des arguments russes est extrêmement rare à Washington, surtout chez un militaire ayant occupé un poste comme celui de directeur de la DIA jusqu’en août 2014, c’est-à-dire un temps où la Russie était devenu l’“ennemi mondial n°1” du tout-Washington.
Par simple logique des contraires, et cela apparaît beaucoup plus dans l’interview parlée complète, Flynn est clairement critique de la non-stratégie US en Syrie et face à Daesh, quoiqu’en des termes mesurées, et toujours avec la restriction d’usage (“je ne suis qu’un militaire”). Concernant les résultats des premières frappes russes (là aussi, passage ne figurant pas dans l’interview ci-dessous), Flynn reste assez réservé mais ne montre nulle part le moindre mépris ou la dérision pour les Russes qu’on trouve chez tant de commentateurs-Système US. Son argument est qu’il faut du temps pour apprécier la valeur stratégique des destructions réalisées parce qu’il est très difficile de bien évaluer l’organisation des différents groupes terroristes, et donc très difficile de savoir si l’on a détruit les centres vitaux de cette organisation. Bien entendu, Flynn s’appuie, pour cette évaluation, sur l’expérience US et les nombreux déboires que les USA ont connus, croyant frapper durement les terroristes pour découvrir que les destructions ne compromettaient pas réellement une organisation terroriste souvent fluide et insaisissable. L’avenir tranchera, entre sa prudence et les affirmations parfois triomphalistes des militaires russes depuis le début des frappes.
Il y a dans le texte anglais accompagnant le DVD un “détail” qui ne figure pas dans l’interview reprise en français, qui vaut son pesant de non-dit. Interrogé d’une façon générale sur la formation de rebelles syriens anti-Assad mais “modérés” à la sauce US/CIA, Flynn a une réponse prudente où une certaine confusion permet d’échapper à l’accusation d’être trop critique d’un aspect important de l’action US ; tout de même, sur l’allusion du présentateur de RT au fameux programme de formation de CENTCOM de $500 millions ayant pour l’instant abouti à “quatre à cinq” rebelles-modérés-anti-Assad opérationnels, et une “division 30” aussitôt déployée, aussitôt passée aux extrémistes, Flynn a ces quelques mots, plutôt marmonnés que proclamés : “Je n’ai pas de mot pour décrire [ce programme]”, – mais qui en disent plus long que tous les qualificatifs qu’il ne trouve pas, et l’on croirait volontiers que le marmonnage de Flynn renvoie à sa gêne d’appartenir à une communauté de sécurité nationale qui accouchent d’horreurs pareilles... (« Meanwhile, the retired lieutenant general admitted that he “didn’t have any words to describe” Washington’s training program aimed at tackling ISIS, which came at a cost of $500 million and has resulted in just a handful of fighters still on the ground. »)
A partir de ce “détail” si fortement significatif dans l’interprétation qu’on en fait, on peut élargir la réflexion à une situation très intéressante à Washington, portant sur l’éclatement du pouvoir et les concurrences entre les divers centres de pouvoir ainsi formés. Dans ce cas, nous faisons référence à un texte de Russia Insider du 5 octobre qui pose l’intéressante question (titre) dont on supposerait facilement que la réponse est positive : “l’establishment du renseignement US a-t-il évolué vers une position hostile à l’administration ?” (*) Le texte développe l’argument selon lequel il se forme aujourd’hui, à Washington, une rupture extrêmement profonde entre la communauté du renseignement (Intelligence Community ou IC) et le pouvoir politique qui agit sous l’influence des extrémistes neocons. Ce conflit n’est pas nouveau, – il est latent depuis au moins 2001, avec des pics d’affrontement comme l’affaire Plame-Wilson en 2003-2005 (l’analyste de la CIA et son mari contre la mafia de Cheney à propos des armes de destruction massive en Irak) ou l’affaire de la NIE 2007 (National intelligence Estimate 2007) affirmant que l’Iran était très loin d’avoir une arme nucléaire, si même ce pays désirait en avoir. Aujourd’hui, le conflit devient structurel avec des conflits en cascade (le désaccord sur la destruction du vol MH-17, les “invasions” russes de l’Ukraine, les révélations de Flynn, l’affaire des 50 analystes de la DIA travaillant au sein de CENTCOM, etc.)
Il est difficile de ne pas placer la démarche de Flynn, – même si elle est faite en toute bonne foi par l’ancien directeur de la DIA, – dans le cadre de cet affrontement parce que toutes ses déclarations vont dans le sens contraire à l’invective extrémiste et à l’affectivisme qui marquent la politique prônée par les neocons et les interventionnistes “libéraux” (R2P). Même si Flynn ne cesse d’affirmer qu’il ne s’exprime qu’en tant que militaires, ses déclarations, évaluations et analyses ont évidemment un sens politique et des effets politiques directs, notamment avec sa plaidoirie constante sur la nécessité de comprendre l’action des Russes d’une part, sur la nécessité que les USA et la Russie coopèrent dans la lutte contre le terrorisme d’autre part. La publicité que RT fait à cette interview dans le chef du nombre d’articles qu’il lui consacre le montre à suffisance, et c’est bien entendu de bonne guerre (de la communication). Ainsi cette interview de Flynn apparaît-elle comme un élément de cet affrontement washingtonien, mais débordant dans le cadre international et impliquant directement les Russes avec l’intervention de RT.
D’une façon générale, Washington a pu gérer de façon plus ou moins acceptable cette crise latente, soit en étouffant les conflits (toujours au désavantage des “révoltés” de l’IC), soit en minimisant leur impact ou en les embourbant dans des complications destinées à leur faire perdre leur signification première. La question qui se pose aujourd’hui, comme chaque fois dans cette sorte de circonstances mais chaque fois avec ces circonstances de plus en plus pressantes, est bien de savoir si ce conflit pourrait prendre une allure institutionnelle plus grave et déstabilisante pour le pouvoir washingtonien. C’est ce qu’annonce, ou dans tous les cas espère, l’auteur anonyme de Russia Insider, lorsqu’il écrit : « Stay tuned. No doubt Russia's intervention in Syria, which is blowing the whole incoherent US policy apart, will bring more revelations. After all, no one wants to take the blame for catastrophe and failure. Especially when they're not responsible for the bad advice, airy projections and falsified information that got into the mess. »
... Pour l’instant, voici l’interview du Général Michael Flynn par RT, du 5 octobre. Le titre initial, que nous avons raccourci pour des raisons techniques, était « Si les Russes interviennent en Syrie, c’est qu’“une ligne rouge non définie a été franchie” »
RT : « Malgré les frappes américaines, Daesh est parvenu à s’emparer de nouveaux territoires importants. Pourquoi, d’après vous, la Russie a-t-elle décidé, elle aussi, de bombarder ce groupe terroriste ? »
Général Michael Flynn : « Je suis persuadé qu’une ligne rouge non définie explicitement a été franchie. Je pense que nous, les Américains, devons comprendre que la Russie a aussi une politique étrangère qui lui est propre, que la Russie a une stratégie pour assurer sa sécurité nationale. Et je pense que nous ne sommes pas parvenus à comprendre ce que ça implique pour la Russie de garantir l’ordre au plan international ou dans son propre pays. Je pense donc que des lignes rouges non définies explicitement ont été franchies et qu’elles sont constituées par l’importance et le nombre des islamistes radicaux qui ont quitté la Fédération de Russie pour combattre en Syrie, ainsi que par l’effondrement potentiel d’un pays avec lequel la Russie a des liens évidents. »
RT : « En tant que militaire, pensez-vous que l’intervention russe pourrait faire évoluer une situation qui ne progresse plus depuis de longs mois ? »
Général Michael Flynn : « Notre stratégie [américaine] n’est pas cohérente et n’est pas claire. Je suis d’avis que la Russie et les Etats-Unis doivent travailler ensemble sur ce dossier. Je crois qu’une coalition internationale doit être formée. Si la Russie et les Etats-Unis travaillent ensemble, pas seulement au plan diplomatique mais également à un niveau militaire, et que ces deux pays invitent leurs partenaires dans la région à travailler avec eux, je crois alors qu’il serait possible de trouver d’autres solutions. »
RT : « Il y a une année, en octobre 2014, le vice-président des Etats-Unis Joe Biden avait déclaré qu’il n’y avait pas des rebelles modérés en Syrie. Mais alors qui le gouvernement américain soutient-il actuellement ? »
Général Michael Flynn : « Lorsqu’on parle de former et d’entraîner des forces pour combattre les terroristes, c’est une chose, une question tactique. Ce dont il s’agit vraiment, c’est de savoir s’il y a un mouvement politique cohérent et solide, dont les dirigeants peuvent être respectés dans une réunion internationale et qui puissent diriger la Syrie. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui qui sont ces dirigeants, s’ils existent, si ce sont, comme le vice-président les a décrits, des commerçants qui sont prêts à gouverner. En revanche, je suis sûr que le président el-Assad va devoir partir et je ne suis pas sûr que cela soit si éloigné des positions du président Poutine sur la Syrie. »
(*) On doit noter que l’auteur de ce texte, malgré l’emploi de la première personne, n’est pas nommé. L’auteur lui-même renvoie à un autre texte de lui, également dans Russia Insider, le 26 novembre 2014, extrêmement critique du renseignement US, où il se désigne lui-même comme ayant eu une longue carrière à l’OTAN au cours de laquelle il a pu avoir de très nombreux contacts avec les principales agences de renseignement US, et particulièrement la CIA.
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