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1959L’anecdote est célèbre et elle est toujours rapportée selon un contre-sens : Churchill se dressant devant de Gaulle et lui déclarant qu’entre l’Europe et le “grand large” (les USA), le Royaume-Uni choisirait toujours le “grand large”, et cette anecdote citée pour signifier une attitude fondamentalement britannique liée aux USA selon la perception de l’époque qui faisait des USA l’“Empire” du monde dans un monde soumis à l’anglosaxonisme. Rapportée par de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, elle n’est pas loin de dire en fait le contraire, en singularisant Churchill et sa “passion américaniste“, bien peu soutenue par les autres (Britanniques). Voici le passage (p.487-488 de l’édition de La Pléiade), qui se passe le 4 juin 1944, dans le train où le Premier ministre s’est installé (« idée originale ! » remarque ironiquement de Gaulle), près de Portsmouth, pour superviser le débarquement. Churchill n’est pas seul : il y a avec lui plusieurs membres de son cabinet, dont le vice-Premier et ministre du Travail Bevin (travailliste) et le ministre des affaires étrangères Eden. On discute sur les relations exécrables entre de Gaulle et Roosevelt et les arrangements à venir pour la France libérée, où les positions de De Gaulle et de Roosevelt sont diamétralement opposées. Soudain Churchill s’emporte...
« — Et vous ! s’écrie Churchill, comment voulez-vous que nous, Britanniques, prenions une position séparée de celles des États-Unis ?” Puis, avec une passion dont je sens qu’elle est destinée à impressionner ses auditeurs anglais plutôt que moi-même : “Nous allons libérer l’Europe, mais c’est parce que les Américains sont avec nous pour le faire. Car, sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt.” Après cette sortie, Eden, hochant la tête, ne me paraît guère convaincu. Quant à Bevin, ministre travailliste du Travail, il vient à moi et me déclare assez haut pour que chacun l’entend : “Le Premier ministre vous a dit que, dans tous les cas, il prendrait le parti du président des États-Unis. Sachez qu’il a parlé pour son compte et nullement au nom du cabinet britannique.” »
Cet échange résume près d’un demi-siècle d’une situation où le Royaume-Uni et les USA furent perçus comme les complices d’un mouvement d’investissement de l’Europe, où l’Europe perdrait son âme, et contre lequel seule une Europe forte pouvait s’opposer. De Gaulle adhérait plus ou moins à cette idée, en ronchonnant, et à condition que l’Europe fut développée à ses conditions et selon ses conceptions, ce qui ne fut absolument pas fait jusqu’à l’abandon indifférent de toutes ses conditions et la trahison systématique de toutes ses conceptions... Que dirait aujourd’hui de Gaulle ? De quel parti serait-il ? De celui de l’Europe ou de celui du “grand large”, l’image n’étant cette fois qu’opérationnelle et rien d’autre ?
Les temps ont bien changé, et il y aurait beaucoup de logique à imaginer qu’il (de Gaulle) aurait applaudi le Brexit de la rupture, du “grand large”, comme un “premier pas”, un “modèle”, pour les nations européennes, pour retrouver leur souveraineté. Quant aux dirigeants US du cru, c’est-à-dire ceux de ce temps qui sont dans la succession de la plupart de leurs prédécesseurs à commencer par le Roosevelt de Yalta et de l’accord avec le roi Saoud de février 1945, ils n’ont eu de cesse de pousser les Britanniques à rester au sein de l’Europe, jusqu’à commettre pour cela des actes assez ahurissants d’ingérences dans les affaires souveraines du Royaume-Uni. On espère que l’intervention d’Obama, venu au Royaume-Uni en tant qu’émissaire de Goldman-Sachs et promoteur du TTIP, aura joué un rôle non négligeable dans le dégoût des Britanniques pour l’Europe-UE qu’on leur propose aujourd’hui. (Au reste et en passant, on attend avec un intérêt compatissant les effets du Brexit sur le TTIP, et surtout sur l’opposition aussi bien européenne qu’américaine au TTIP.)
On comprend bien qu’aujourd’hui, les USA étant un acteur-Système comme l’UE, l’essentiel pour eux étaient que les Britanniques restassent au sein de l’UE, renforçant par ailleurs les liens d’amitié (espionnage, corruption, coordination des politiques de mise à sac, etc.) entre l’UE et les USA. Le “grand large” tournant le dos à l’Europe est, aujourd’hui, en pleine situation d’un jeu “à front-renversé”, la route de la libération puisque l’Europe s’est réduite à l’UE et la France souveraine à un roi-sans-divertissement, incapable de distinguer la forme même du principe, et par conséquent la substance de la souveraineté elle-même.
Les uns et les autres jouent donc effectivement à front-renversé. Le soutien enthousiaste de Trump au Brexit, alors qu’Obama-Clinton l’avaient évidemment combattu avec la fougue de la fidélité à leurs employeurs, fait qu’aujourd’hui ce monde anglo-saxon-là (Brexit + Trump) tient selon les circonstances époustouflantes que nous connaissons un rôle si inattendu de leader dans l’insurrection contre le Système. Ainsi Trump, en visite en Ecosse, s’est-il exclamé de plaisir en félicitant le Royaume-Uni d’avoir repris sa souveraineté, comme lui-même veut rendre aux USA la souveraineté que la globalisation leur a ôtée. L’interprétation des “trumpistes” devient alors que le Brexit est une insurrection populiste comme Trump lui-même est une insurrection populiste, et tout cela rencontrant l’analyse des eurosceptiques en mal d’insurrection anti-UE (antiSystème) et qui tiennent désormais leur “modèle”, comme de Gaulle aurait effectivement désigne le Brexit.
Ainsi a-t-on un exemple de ce raisonnement dans l’explication de Paul Joseph Watson, d’Infowars.com, ce 24 juin, de la victoire du Brexit, d’ailleurs renforcé par l’avis sur Trump d’un Farage, chef de l’UKIP et par conséquent grand vainqueur du Brexit, tout cela établissant un lien transatlantique, – un “grand large” vertueux qui est le contraire de celui de Churchill, – dans la lutte antiSystème...
« The surprise Brexit vote result in the United Kingdom represents a sensational victory for populist politics and makes a Donald Trump presidency more likely. Brits stunned the world yesterday by choosing to ditch the European Union and reclaim their own sovereignty, a result that has rocked the global order. It’s also an outcome that could help blaze a trail for Trump all the way to the Oval Office. “If there’s one conclusion to draw from the Brexit result, it’s that nationalist sentiments may not necessarily be visible to political elites but the right person, with the right cause, can easily bring them out,” writes Brett LoGiurato.
» According to Republican pollster Frank Luntz, the result represents a massive populist uprising. “Populism is rising everywhere as people decide that government does not listen and does not care,” said Luntz. “But this is even more significant, because Britain has never been the source of populist uprisings like this. If Britain can vote itself out of Europe, America can vote itself in for Trump.”
Nigel Farage also commented on the issue during an appearance on Good Morning Britain. “There is something happening in American politics that is perhaps a bit of a mirror of what’s happening here, a feeling in much of America, that what happens in Washington is too detached and too remote and Trump is cashing in on some of it,” said Farage, adding, “He must have a chance of winning.”
» As the BBC reports, a Brexit win signifies that anti-globalist sentiment is stronger than the political class had bargained for. “The forces of globalisation are causing havoc for European workers as they are for American workers,” writes Katty Kay. “If you are a white working class man (in particular) the combined effects of immigration, free trade and technology have made your job and your wages less secure. Policy makers in the UK and the US have singularly failed to address these issues in any meaningful way.”
» The Brexit victory also underscores the fact that the electorate is angry and feels a deep sense of concern about issues such as immigration and lost national identity. “If the forces of disgruntlement, nationalism, populism and anti-globalisation are strong enough to force a radical move in the UK, they may be strong enough to force a radical election in America too,” according to Kay.
» Trump himself wasted little time in drawing attention to the monumental significance of the Brexit vote as he arrived in Scotland, telling reporters that he saw a big “parallel” between Brexit and what’s happening with his own political movement.
» “People want to take their country back, and they want to have independence in a sense,” said Trump, adding, “People want to see borders, they don’t necessarily want people pouring into their country that they don’t know who they are and where they come from.” The presumptive Republican nominee also commented on the outcome in a Facebook post, writing, “The people of the United Kingdom have exercised the sacred right of all free peoples. They have declared their independence from the European Union, and have voted to reassert control over their own politics, borders and economy.” “Come November, the American people will have the chance to re-declare their independence. Americans will have a chance to vote for trade, immigration and foreign policies that put our citizens first. They will have the chance to reject today’s rule by the global elite, and to embrace real change that delivers a government of, by and for the people,” he added. »
La gloire de l’antiSystème est une souplesse extrême de la pensée, qui n’a de cesse de se débarrasser des vieilles lunes idéologiques d’un autre siècle, ainsi que des clichés qui eurent leur valeur mais qui sont aujourd’hui totalement pervertis par l’action du Système et son outil de nivellement mondial qu’est la globalisation. Il peut donc aller, l’antiSystème, de l’un à l’autre, sans souci des étiquettes ni des accusations et soupçons anciens, simplement en s’adaptant tactiquement aux occasions et aux évolution du moment. Selon cette logique, le Brexit est nécessairement un acte antiSystème.
Le Brexit est nécessairement un acte d’insurrection antiSystème, comme il s’en prépare dans divers pays européens (en Hollande, en France, en Italie, en Autriche, en Espagne, etc.) sous des formes diverses ; comme il s’en dessine un aux USA, avec la candidature Trump qui n’est viable que si elle accentue constamment sa tournure antiSystème, loin de toutes les sornettes idéologiques dont on nous rebat les oreilles et qui sont l’ultime arme du Système pour diviser l’adversaire antiSystème.
On peut compter sur le Système, – l’UE en l’occurrence, dont on connaît la sagesse et le sens tactique, – pour exacerber tout ce que contre quoi l’événement d’hier s'est dressé, toutes les tensions de l'inégalité, toutes les revendications contre les abus d'un pouvoir sans aucun socle, toutes les insurrections en devenir dans les pays qui restent sous sa coupe. On en rajoutera aussitôt sur les contraintes européennes, sur cet impérialisme bureaucratique et intrusif qui met à mal les souverainetés et les identités, sur ce totalitarisme de l’illégitimité et du viol des principes. Le meilleur allié de l’antiSystème, c’est la surpuissance du Système s’exprimant selon l’impulsion de sa sottise congénitale. Il est donc temps de citer une fois encore Guénon, en comprenant parfaitement de qui il veut parler lorsqu’il parle de son diable et à quelle théologie bureaucratique on pense lorsqu’on propose cette citation : « On dit même que le diable, quand il veut, est fort bon théologien ; il est vrai, pourtant, qu’il ne peut s'empêcher de laisser échapper toujours quelque sottise, qui est comme sa signature... »
Mis en ligne le 24 juin 2016 à 16H32
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