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4888Au tout début octobre, le livre Journalistes achetés de Udo Ulfkotte, ancien journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (la prestigieuse FAZ de Francfort), s’est aussitôt présenté comme un best-seller. A côté de cela, la presse allemande pour l’essentiel a conservé une discrétion, voire un mutisme significatif à l’égard de ce livre. Le succès de Ulfkotte-auteur en est d’autant plus remarquable, sinon très significatif du divorce chaque jour confirmé entre les populations et opinions publique d’une part, les élites-Systèmes et la presse-Système d’autre part.
Le 3 octobre 2014, le site Russia Insider (RI) consacrait un premier article à Ulfkotte et à son livre. On y lisait notamment ceci, qui marquait non pas la thèse de l’auteur, mais son constat née d’une expérience à la fois professionnelle et personnelle.
«Members of the German media are paid by the CIA in return for spinning the news in a way that supports US interests, and some German outlets are nothing more than PR appendages of NATO, according to a new book by Udo Ulfkotte, a former editor of Frankfurter Allgemeine Zeitung, one of Germany's largest newspapers. Ulfkotte is a serious mainstream journalist. Here he is on Germany's leading political talk show a couple of years ago. The book is a sensation in Germany, [seventh] on the bestseller list. Its political dynamite, coming on the heels of German outrage of NSA tapping of their phones. [ ...]
»Here at Russia Insider, it has long been apparent to us that there is something distinctly odd about the German media regarding Russia. We follow it, and it is much more strident than even the anglo-saxon media regarding Russia, while German public opinion is much more positive towards Russia than in other countries. Another interesting thing about it is that it is very disparate. Some major voices are very reasonable about Russia, but most are negative, and some are comically apocalyptic. This is what one would expect if there was some financial influence ginning the system.»
Le 17 octobre 2014, IR poursuivait et approfondissait l’affaire en publiant une interview très approfondie de Ulfkotte. On y lisait notamment ceci, avec des précisions sélectionnées de l’interview (qui est plus loin, dans l’article de IR, présenté dans son intégralité)..
«In his latest interview, Ulfkotte alleges that some media are nothing more than propaganda outlets of political parties, secret services, international think tanks and high finance entities. Repenting for collaborating with various agencies and organisations to manipulate the news, Ulkotte laments, “I'm ashamed I was part of it. Unfortunately I cannot reverse this.” Some highlights from the interview:
»“I ended up publishing articles under my own name written by agents of the CIA and other intelligence services, especially the German secret service.” [...] “Most journalists from respected and big media organisations are closely connected to the German Marshall Fund, the Atlantik-Brücke or other so-called transatlantic organisations...once you're connected, you make friends with selected Americans. You think they are your friends and you start cooperating. They work on your ego, make you feel like you're important. And one day one of them will ask you ‘Will you do me this favor’...” [...] “When I told the Frankfurter Allgemeine that I would publish the book, their lawyers sent me a letter threatening with all legal consequences if I would publish any names or secrets – but I don’t mind.” [...] [The FAZ] hasn't sued me. They know that I have evidence on everything.” [...] “No German mainstream journalist is allowed to report about [my] book. Otherwise he or she will be sacked. So we have a bestseller now that no German journalist is allowed to write or talk about.”»
Le 18 octobre 2014, Russia Today (RT) reprenait l’affaire et en donnait son compte-rendu, à partir de l’interview de IR et après une première interview (de RT) de Ulfkotte. On retient ici un passage très spécifique, qui est symbolique de l’intérêt analytique que nous portons à cette affaire ...
«“I ended up publishing articles under my own name written by agents of the CIA and other intelligence services, especially the German secret service,” Ulfkotte told Russia Insider. He made similar comments to RT in an exclusive interview at the beginning of October. “One day the BND [German foreign intelligence agency] came to my office at the Frankfurter Allgemeine in Frankfurt. They wanted me to write an article about Libya and Colonel Muammar Gaddafi...They gave me all this secret information and they just wanted me to sign the article with my name,” Ulfkotte told RT. “That article was how Gaddafi tried to secretly build a poison gas factory. It was a story that was printed worldwide two days later.”»
Deux passages précisément sont à citer à nouveau, pour orienter et développer le commentaire... Celui où il est dit que la pénétration du milieu journalistique allemand est tel que le résultat obtenu est souvent bizarre, presque comique à force d’excès (cela, qu’on ressent sans aucun doute dans la façon complètement désordonnée, chaotique même si antirusse, rocambolesque et presque comique dont la crise ukrainienne est couverte..) :
«Another interesting thing about it is that it is very disparate. Some major voices are very reasonable about Russia, but most are negative, and some are comically apocalyptic.»
Le second passage concerne les circonstances précises, extrêmement détaillées pour un article précis (celui où il est dit que Kadhafi fait développer une usine de production de gaz mortel), aboutissant à une nouvelle inventée de toutes pièces qui fut largement reprise dans le monde entier :
«One day the BND [German foreign intelligence agency] came to my office at the Frankfurter Allgemeine in Frankfurt. They wanted me to write an article about Libya and Colonel Muammar Gaddafi...They gave me all this secret information and they just wanted me to sign the article with my name... That article was how Gaddafi tried to secretly build a poison gas factory. It was a story that was printed worldwide two days later.”»
Ces divers détails donné par Ulfkotte ont inspiré à notre vénérable ancien Philippe Grasset quelques réflexions sur la façon dont la pénétration des milieux journalistiques européens se fait aujourd’hui par la CIA, ou plutôt par le système de l’américanisme, par rapport à la façon du temps de la Guerre froide. Cette comparaison est extrêmement éclairante, en nous donnant des indications précises sur l’évolution des méthodes américanistes, sur leur efficacité, sur ce que cette évolution nous dit de l’évolution de la politique US elle-même, par conséquent de sa transmutation en politique-Système. C’est donc à la première personne, PhG figurant comme témoin principal, que le reste de ce commentaire sera rédigé.
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Je prends la plume à ce point en tant que journaliste déjà largement impliqué dans le travail de la politique extérieure et de sécurité nationale, à partir de 1973-1974 à Bruxelles, qui était déjà et qui reste, avec Washington, pour ce qui deviendrait le bloc BAO, l’un des deux centres de l’information pour ces matières avec la présence de l’OTAN et de l’UE. Auparavant (étant journaliste en Belgique, à Liège depuis 1967), j’étais peu “sorti” vers Bruxelles, pour établir un réseau de contacts et suivre l’information sur place, cantonné à un travail de rédaction sur dépêches de nouvelles venues de l’extérieur, – mais déjà, dès l’origine, sur ces mêmes matières de politique extérieure et de sécurité nationale. A partir de 1976-1977 (“seconde Guerre froide”) et jusqu’en 1989-1991 (chute de l’URSS/du communisme) l’activité de politique extérieure et de sécurité nationale essentiellement sur la question des relations avec l’URSS, et donc l’activité de communication à cet égard, furent particulièrement intenses, souvent polémiques, extrêmement “chaudes” en un mot.
Je vais surtout parler de la Belgique, mais en un lieu (Bruxelles) où des journalistes internationaux, surtout européens, se trouvaient déjà souvent présents en grand nombre, et donc avec à l’esprit que les méthodes de pénétration et de manipulation de l’américanisme en Belgique sur ces matières devaient se trouver assez proches de celles qui étaient utilisées dans les pays de l’OTAN avoisinants notamment (Hollande, Luxembourg, Italie, Allemagne, France, etc., en mettant UK à part pour des raisons évidentes, – pour ne pas mélanger une succursale à ciel ouvert avec des entreprises apparemment indépendantes...) (D’après ce que j’ai pu en savoir de source très sûre, le contingent des agents de renseignement, des agents traitants et des correspondants dépendant de la CIA à Bruxelles, atteignit jusqu’à 800 personnes à l’extrême de leurs effectifs dans cette période de tension, soit le double du personnel du SGR et de la Sûreté de l’État réunis, les deux services belges de renseignement et de contre-espionnage.) Je vais exposer les méthodes US en précisant que j’en fus non seulement le témoin direct, mais à plusieurs reprises la cible directe, – inconsciente et régulièrement ratée, – notamment en tant que principal journaliste spécialisé dans les questions de politique extérieure/de sécurité nationale du deuxième quotidien francophone de Belgique (de 1967 à 1985 à La Meuse-La Lanterne, 197 000 exemplaires en 1970-1972), collaborateur de l’hebdomadaire L’Evénement de 1980 à 1984, éditeur des Lettres d’Analyse Definter (1978-1980) et dedefensa & eurostratégie (1985-2012).
Ce qui m’intéresse ici est de comparer ces méthodes à celles d’aujourd’hui telles que les rapporte Ulfkotte. Je vais m’abstenir de donner des détails de lieux et de personnes et autres précisions opérationnelles qui nous entraîneraient trop loin. (L’affaire m’ayant alerté à cet égard, il serait logique et devrait être envisagé de mettre en ligne, prochainement, un passage des Mémoires du dehors concernant cette période et ces situations. [Concernant les Mémoires du dehors, deux textes ont déjà été mis en ligne les 5 novembre 2005 et 6 novembre 2006.])
Dans la période considérée, l’“approche” des journalistes par les “services US” se faisait de manière très classique et très soft, par des moyens initiaux tels que les décrit Ulfkotte (voyages, séminaires, réunions, etc.), mais d’une manière beaucoup plus policée et habile. En fait, au départ, il s’agissait d’un pur travail, normal et courant, de relations publiques et de relations avec la presse professionnelle, où intervenaient essentiellement sinon exclusivement les services adéquats US, dépendant du département d’État, essentiellement USIS (US Information Service), ou dépendant du département de la défense (services d’information des forces). La présence de la CIA ou d’autres services de renseignement, malgré l’énormité de leurs effectifs, était proscrite, même dissimulée, et restait absolument clandestine. Il existait à cet égard une rigoureuse surveillance et une jalousie bureaucratique extrêmement ferme des services impliqués, et USIS n’aimait guère coopérer avec la CIA. La seule fois où j’ai rencontré un officier de la CIA sous sa couverture d’“attaché culturel” (je n’ai su qu’après la rencontre que l’“attaché culturel” était la couverture du chef d’antenne de la CIA) l’a été par l’intermédiaire du chef de USIS à Bruxelles, Jim Hogan, lors d’un déjeuner suscité par Hogan à la demande de l’“attaché culturel”, en présence et sous le contrôle de Hogan, et aucune suite ne fut donnée ni aucune tentative effectuée par la CIA à mon égard. En fait, la CIA travaillait de manière très isolée dans les ambassades, et les antennes locales étaient elles-mêmes le plus souvent ignorées du centre de Langley. J’ai eu souvent des échos précis de la part de sources officielles non-US de la frustration des officiers de la CIA en poste à Bruxelles, devant le désintérêt que la centrale de Langley portait à leurs activités. (De façon très symptomatique de l’esprit de l’américanisme, la même tension existait entre le Pentagone et le commandant en chef suprême [un officier général US] de l’OTAN, le SACEUR, “exilé” en Europe, sur des terres lointaines, hostiles et inconnues...) Enfin et pour résumer, la CIA travaillait sur ses informations propres, sans guère de coopération de USIS et largement ostracisée au sein de l’ambassade.
Les opérations de tentative de recrutement étaient donc extrêmement discrètes et d’une forme très passive, et j’ai pu évoluer pendant des années, en tant que journaliste, dans les diverses manifestations classiques de relations publiques US avec la presse sans avoir le moindre signe qui ressemblât à une pression ou une offre quelconque. Il semble plutôt que la méthode US à cet égard, à cette époque en Europe, était fondée sur une méthodologie d’une suffisance extraordinaire : les journalistes non-US seraient nécessairement impressionnés, fascinés et conquis par ces manifestations de communication US, et demanderaient eux-mêmes à “travailler” avec et pour les USA, sous une forme ou l’autre de coopération, – moment à partir duquel des aspects de rémunération ou autres, sous forme de “privilèges” divers, pouvaient être envisagés mais pas nécessairement... Néanmoins, cette attitude était limitée dans le temps : si le journaliste restait ce qu’il était à l’origine, s’il ne demandait pas à coopérer d’une façon ou l’autre, s’il n’effectuait pas une évolution éditoriale satisfaisante et s’il évoluait au contraire d’une façon indépendante, éventuellement en se montrant critique (plus critique) des USA, il devenait suspect et la rupture devenait inévitable. Ainsi, en mars 1985, à une époque cruciale pour moi (je quittais mon poste dans le quotidien La Meuse-La Lanterne et m’apprêtait à lancer dd&e) mon avocat, Me Aronstein, me déclara : «J'ai demandé à mes contacts à la Sûreté [de l’État] s'ils avaient un dossier sur vous. Ils m'ont dit ce que les Américains pensaient de vous. Pour la CIA, vous êtes un agent du KGB. Pour le State Department, vous êtes un naïf.» (“Agent du KGB” puisque je n’étais pas devenu agent de la CIA, “naïf” puisque je n’avais pas demandé tel ou tel avantage, telle ou telle voie de coopération, – bref, “agent du KGB” et “naïf“ parce que je semblais décidément n’avoir pas compris l’avantage incomparable de coopérer de façon volontaire avec les USA.)
Dans cette logique de “recrutement d’influence” qui était en fait une approche très soft et assez habile, mais aussi avec cette suffisance qui conduit parfois sinon souvent à des déconvenues de taille, une approche fondée au fond sur les principes de la libre-entreprise et de l’exceptionnalisme américaniste, – la “loi du marché” vous amènera un jour ou l’autre à vous tourner vers le meilleur, c’est-à-dire les USA, – l’idée qu’on put suggérer sinon presser un journaliste même coopérant de publier un article rédigé par tel ou tel service US (la CIA ou USIS) sous sa propre signature était insensée. Il y avait même certaines réticences du côté US (USIS, certes) à ce qu’on reprenne sous leur forme originale, – en tout bien tout honneur, simplement pour l’information contenue, – des articles contenus dans des publications officielles, d’un auteur académique, d’un expert, etc. Ce qui était attendu, c’était vraiment que le journaliste passé “sous influence” se transmutât lui-même en porte-voix de l’américanisme, et produisît, avec son talent, avec son style, avec ses informations, des textes allant dans ce sens, – bref qu’il agît en toute liberté, comme La Boétie décrivait La servitude volontaire.
C’est pourquoi les méthodes actuelles, telles que les présente Ulfkotte, me paraissent stupéfiantes de grossièreté, d’impudence maladroite, finalement extrêmement contre-productives. Il me semble insensé d’imaginer, en 1978 ou en 1982, un homme d’USIS, ou même de la CIA si et quand le contact était établi, glissant à un journaliste soi-disant “recruté” un texte rédigé par ses services et lui disant : “mettez votre signature ici et publiez !” La seule vertu qui survécut intacte alors dans mon jugement sur les activités US une fois que se fut affirmé complètement mon anti-américanisme, c’était leur brio dans les relations publiques, pour ne par faire sentir une trop grande contrainte sur les personnes visées ; et un brio qui était même décoré par une certaine référence au professionnalisme et à l’indépendance de la presse US (on pouvait alors y croire encore), ce qui revenait à vous dire effectivement que c’est en toute indépendance que vous en viendriez à coopérer avec les USA (La Boétie, toujours) ... Quand je rapproche cela de l’esprit du “marché libre”, de l’absence d’“interventionnisme”, du “statisme”, je crois ne pas être trop loin de la vérité. La limite est que cela doit aboutir à un moment ou à un autre, sinon, si vous ne vous décidez pas, si le point de non-retour est dépassé sans que rien ne se soit passé, si enfin vous ne comprenez pas le diktat du “marché libre” (ou du Système), le masque tombe brutalement et vous voilà devenu “un mauvais”, un “bad guy”, un agent du KGB, un demeuré... (Effectivement, à partir de 1985, cela correspondant à mon départ du quotidien où je travaillais, je ne reçus plus jamais d’invitation de l’ambassade US, comme il en était régulièrement adressé à la presse.)
La description que donne Ulfkotte des méthodes de recrutement et de manipulation des journalistes professionnels de la grande presse par les USA en Europe aujourd’hui est complètement surréaliste par rapport à ce que j’en ai connu ; elle est aussi complètement stupide et absurde, attendu que cette “grande presse” a évolué de son côté en presse-Système et se trouve elle-même continuellement sur la voie de la conformité... Mais il n’y a aucune raison de douter de sa description, et cela permet alors de mesurer le chemin de décadence, sinon de chute, parcouru par l’appareil d’influence et de sécurité nationale de l’américanisme. L’orientation prise est en effet caractéristique du développement de la politique-Système, de la surpuissance de tous les aspects de cette politique, de sa “brutalisation” à outrance, de la plongée de la perception du monde dans des narrative invraisemblables. La CIA (ou le BND, ou n’importe quoi) opère à visage découvert, sans souci ni d’apparence convenable, ni de formalisme professionnel, ni de vraisemblance des informations, exerçant des pressions même sur ceux qui leur sont acquis, qui sont déjà dans le cours de la presse-Système. L’information “sous influence” (sous influence de la CIA ou sous influence du BND, – ou sous influence du Système, pour mettre tout le monde d’accord) devient chaotique comme la décrit Ulfkotte («Some major voices are very reasonable about Russia, but most are negative, and some are comically apocalyptic»), et le résultat est une communication de plus en plus extrême, de plus en plus désordonnée, de plus en plus invraisemblable, c’est-à-dire au bout du compte de plus en plus fragile, de moins en moins substantivée, flottant dans une sorte d’éther où chaque chose semble isolée de ses causes et de ses conséquences, et où son crédit, sa vraisemblance, ne résisteraient pas une seconde à une simple mise en perspective.
Ce phénomène de l’information sous influence grossière, sous manipulation brutale, transmet sa vulnérabilité et sa fragilité à ceux qui s’appuient sur lui pour renforcer leur action, ce qui conduit au contraire à fragiliser cette action. Le paysage d’aujourd’hui, au contraire de celui d’hier qui était rationnellement et assez habilement contrôlé, est la transcription dans le monde de l’influence de l’hyper-désordre qui caractérise la vérité de notre monde. Les effets vont des nouvelles “comiquement apocalyptiques” sur la Russie au passage à l’antiSystème de “lanceurs d’alerte” journalistique type-Ulfkotte. La surpuissance est continuellement grosse de son autodestruction.
Mis en ligne le 20 octobre 2014 à 16H26
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