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2225Michael Gilmore, le chef des essais et des évaluations des systèmes d’arme au Pentagone, est l’ennemi public n°1 du JSF. C’est lui qui, chaque année, publie un rapport sur les essais et évaluations des systèmes qui contient évidemment le cas JSF/F-35, et chaque année depuis la nuit des temps ce “reality-check” met un peu plus en lumière la catastrophe industrielle, technologique et opérationnelle qu’est ce programme. Le rapport annuel de Gilmore doit être publié aujourd’hui mais Anthony Capaccio, de Bloomberg.News, en a obtenu une copie en avant-première et a écrit un article à ce propos, le 29 janvier.
... Et la grande nouvelle du rapport c’est l’annonce que la première évaluation opérationnelle du JSF devenu F-35, prévue pour 2017, est repoussée d’un an, à août 2018. Il s’agit bien plus que d’une décision chronologique qui servirait évidemment à mettre une fois de plus en lumière les conditions catastrophiques du programme ; il s’agit d’une décision fondamentale sur la viabilité technologique et budgétaire du programme. Cette évaluation des capacités de l’avion de combat F-35 dans les conditions simulées de combat aérien, c’est-à-dire ce que cet avion de combat peut faire réellement faire dans une situation opérationnelle de combat, doit être l’occasion tant attendue d’un premier inventaire de toutes les défaillances, faiblesses, incapacités, etc., du JSF pour évoluer en combat aérien ; et, à partir de cette évaluation, la mise en marche du processus industriel et technologique pour “mettre à niveau“ les avions déjà produits dont il aura été démontré qu’ils sont totalement inaptes à l’utilisation opérationnelle (puisque c’est bien le cas, on le sait depuis longtemps et on ne cesse de le savoir encore plus). Or, ce report d’un an signifie qu’il y aura encore plus d’avions à modifier puisque, pendant ce temps, Lockheed-Martin produit des F-35 soi-disant opérationnels à la pelle. (Il s’agit de l’étrange, hyperlibérale et utopique méthodologie adoptée dans les années 1990 pour ce programme et depuis précipitamment abandonnée pour les autres programmes : lancer la production en même temps que le développement de l’avion, selon l’idée que le développement, effectué grâce à la technologie-révolutionnaire-de-pointe, nous donnera l’avion dans son quasi-parfait achèvement opérationnel, – cela justifiant qu’on commence à produire en même temps qu’on développe. [Capaccio note : « [T]he F-35 is being produced even as it’s still being developed, a strategy a top Pentagon official once called “acquisition malpractice”. »].)
Cela signifie qu’au moment (août 2018) où l’on commencerait à faire le compte des innombrables modifications à faire, il y aura déjà plus de 500 exemplaires du F-35 alignés et parqués dans divers lieux, attendant qu’on leur fasse réintégrer l’usine pour effectuer les modifications nécessaires. Pour Gilmore, c’est quasiment inenvisageable dans le contexte budgétaire où l’on se trouve. (Encore admettons-nous l’hypothèse extrêmement optimiste, sinon utopique, que l’opération se déroulera effectivement en août 2018 et qu’il n’y aura pas un nouveau report...)
« Tests of how Lockheed Martin Corp.’s F-35 will perform in combat won’t begin until at least August 2018, a year later than planned, and more than 500 of the fighter jets may be built before the assessment is complete, according to the Pentagon’s test office. “These aircraft will require a still-to-be-determined list of modifications” to be fully capable, Michael Gilmore, the U.S. Defense Department’s top weapons tester, said in his annual report on major programs. “However, these modifications may be unaffordable for the services as they consider the cost of upgrading these early lots of aircraft while the program continues to increase production rates in a fiscally constrained environment.” [...] Despite the plane’s many problems, “F-35 production rates have been allowed to steadily increase to large rates,” Gilmore said in his annual report to congressional defense committees... »
Le texte de Capaccio se poursuit en élargissant le sujet, en abordant les divers problèmes qui nécessitent ce délai, précisément la non-conformité et le non-fonctionnement de ce qui fait l’essentiel de l’avion, qui est son ensemble informatique qui prend en charge toutes les fonctions de l’avion, dans sa version 3F qui est la version du F-35 soi-disant opérationnel. On notera à cette occasion la diversité des positions des uns et des autres à l’intérieur même du Pentagone, ce qui reflète à la fois la complexité du programme, la complexité de ses problèmes, la complexité des rapports des différents services et forces impliqués, etc.
Le programme JSF/F-35 continue à être l’illustration la plus saisissante de la catastrophe déstructurée qui intervient lorsque le système du technologisme entre en phase d’autodestruction, entraînant la bureaucratie dans des antagonismes extrêmement vifs qui ajoutent à la paralysie et l’impuissance générale. Pendant ce temps, comme on le voit avec la position de l’USAF en fin de citation, de nouveaux problèmes s’ajoutent aux autres à mesure que le programme avance, démontrant ainsi son statut parfait d’autodestruction : au plus ce programme surpuissant avance et est censé résoudre les problèmes qui l’affectent, au plus les problèmes s’accumulent avec de nouveaux-venus...
» Gilmore, whose full weapons report will be posted on his office’s website on Monday, said the delay in testing stems from flaws in the “3F” software that gives the F-35 its full combat capability. Testing of the software isn’t likely to be completed until at least January 2018, or 15 months behind the October 2016 date set when the program was reorganized in 2012, he said. The F-35 is a flying computer, with more than 8 million lines of software code. Joe DellaVedova, spokesman for the Defense Department’s F-35 office, said in an e-mail that the program “continues to aggressively execute development and testing of Block 3F capabilities with the objective of delivering” them about mid-September 2017. He said the program office doesn’t intend to take any shortcuts. [...]
» The Pentagon will need the results of the testing before proceeding with full-rate production, the most lucrative phase for Bethesda, Maryland-based Lockheed, the largest U.S. contractor. Full-rate production is currently scheduled for April 2019. The next milestone for the F-35 is supposed to be an Air Force declaration by August that its version of the F-35 has initial combat capability. The Marines declared their version’s initial capability in July. The Air Force last month told a Joint Chiefs of Staff weapons review group it rated that date as jeopardized, or “red,” because of “inherited deficiencies” with its “Block 3i” software and “new avionics stability problems,” Gilmore wrote. »
Lorsque nous parlons du “JSF et [de] sa Méthode”, nous parlons de la méthode qui s’est développée d’elle-même, ou disons par le Système, pour verrouiller toutes les issues de sortie et faire en sorte que le programme catastrophique se poursuive malgré l’évidence d’ores et déjà largement réalisée que cet avion ne volera jamais comme il est destiné à le faire, qu’il ne constituera jamais le système qu’il était censé constituer, qu’il est au contraire destiné à imposer une paralysie catastrophique sous forme d’un développement entropique producteur de désordre et de gabegie à une partie importante de la puissance militaire et technologique US. Cette méthode est une transcription industrielle et technologique de l’autodestruction en forçant à un développement qui est déstructuration et dissolution du programme initial. (Ce jugement n’est pas une simple image puisque le développement destiné à résoudre les problèmes, en produit de nouveaux à mesure qu’il avance.)
Il est évident pour nous, sans le moins du monde prendre le moindre risque prévisionnel, que la date d’août 2018 pour l’évaluation générale des capacités opérationnelles de l’avion sera encore repoussée. Cela est déjà perceptible dans la décision de l’USAF de repousser l’IOC [Initial Operational Capability] de sa propre version... Cette décision constitue par ailleurs un témoignage extraordinaire de désordre et d’aveuglement complet qui sont la marque du programme quand on sait que les Marines ont accordé l’IOC à leur propre version il y a déjà un an, alors que cette version souffre de la plupart des faiblesses que l’on découvre à mesure du développement. Plus personne ne contrôle plus rien dans le programme JSF, ce qui donne un immense champ ouvert aux manœuvres bureaucratiques et politiques des divers services et forces.
Là où la Méthode fonctionne à plein, c’est dans ceci qu’à mesure que le programme prend du retard, à mesure que ce retard fait naître d’autres problèmes, la production se poursuit imperturbablement au rythme d’un peu plus de cent exemplaires par an, avant d’arriver à la décision théorique de “production à plein rythme” (plus de 200 exemplaires par an) qui avait été instituée au départ (dans les années 1990) pour réduire les dépenses par rentabilisation ! Le seul partenaire qui gagnerait de l’argent dans cette phase de pleine production serait le constructeur Lockheed Martin, tandis que les forces verraient s’accumuler des centaines d’avions inutilisables, avec la perspective, – si on arrive un jour à une véritable évaluation opérationnelle, ce qui n’est nullement acquis, – d’un énorme programme de mise à niveau des exemplaires déjà produits, qui pourrait coûter encore plus cher que la production initiale. D’ores et déjà, Gilmore annonce froidement que cette mise à niveau, et encore dans les conditions actuelles où tous les problèmes (donc les modifications à faire) n’ont pas été mis à jour, est impossible dans les conditions budgétaires présentes et du futur prévisible.
L’impasse est totale, et hermétiquement verrouillé. Tout y a concouru, l’action antagoniste des différents acteurs (Lockheed Martin, le JPO [JSF Program Office, ou Joint Program Office] du Pentagone, les forces aux intérêts différents, les différentes directions civiles du Pentagone, etc.) et la dynamique irrésistible du programme, à mesure que les alternatives sérieuses étaient abandonnées. Certes, l’on sait que la Navy et l’USAF se rééquipent discrètement en versions modernisées de l’ancienne génération (F-15, F-16, F-18), ce qui est une façon d’“abandonner” le JSF. Mais même cette action ne pourra durer bien longtemps, face aux énormes dépenses improductives du programme JSF, dont le budget est pris sur les budgets des forces concernées.
On ne voit absolument aucune porte de sortie. Le JSF a imposé sa loi grâce à sa Méthode d’étouffement de toute tentative de réforme ou de modification fondamentale du programme. Le Pentagone est prisonnier, avec ce programme qui concerne un pan essentiel de ses capacités stratégiques, d’une logique mécanique qu’il a lui-même développée et mise en place. Comme nous l’avons estimé depuis longtemps, il nous apparaît impossible, non seulement de développer un avion-qui-vole (au sens opérationnel) à partir de ce programme, mais même d’abandonner ce programme. Chacun vit au jour le jour en espérant que la patate chaude ne deviendra pas trop brûlante avant qu’il puisse la passer à son successeur. Il y aussi quelques individualités comme Gilmore qui, par leurs responsabilités, ne cessent de rythmer les étapes successives du désastre ; peut-être même y prend-il un malin plaisir tant, depuis qu’il est à ce poste, aucune de ses recommandations n’a été appliquée, et aucun de ses avertissements n’a été entendu.
Mis en ligne le 1er février 2016 à 12H12
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