Le monde du colonel Wilkerson

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Le monde du colonel Wilkerson

Chaque jour confirme la puissance et la qualité du système de la communication que la Russie a développé en quelques années et qui s’impose comme un modèle écrasant, jusqu’à faire paniquer le système de l’américanisme qui ne cesse de ne pas trouver de riposte adéquate hors le silence furieux de ses organes et la censure de son esprit réduit au déni pur et simple. Le réseau Sputnik vient de lancer une nouvelle “rubrique” radiodiffusée, Loud & Clear, orchestrée par Brian Becker. La première émission (durée d’une heure) a été diffusée le 28 décembre, avec comme invité le colonel Lawrence Wilkerson, qui fut chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell de 2001 à 2005, et qu’on a déjà souvent cité ici. Sputnik.News en donne quelques extraits écrits le même 28 décembre, qui permettent de mesurer l’intérêt à la fois historique et opérationnel du développement, du fonctionnement, et de la structure même de ce que Wilkerson nomme “l’Empire”.

Nous sélectionnons quelques épisodes de ce texte où Wilkerson donne des précisions extrêmement intéressantes, qu’il n’a jamais si précisément dites auparavant. Il s’agit essentiellement, pour notre compte, de précisions qui contribuent à encore mieux comprendre comment fonctionne “l’Empire”, comment ceux qui le servent en sont bien plus les créatures qu’ils n’en sont les maîtres, et ainsi “l’Empire” étant bien plus Système que réplique postmoderne du Rome de l’antique civilisation, – ou bien alors est-ce la conception que la postmodernité se fait, et d’un empire, et d’une civilisation, – une conception caricaturale, infecte et infectée, invertie et abaissée au plus bas que l’on peut descendre.

• Il s’agit d’abord de la décision d’attaquer l’Irak. Wilkerson en donne une image surprenante en affirmant que le choix de l’Irak, entre les trois élus, – Irak, Iran et Corée du Nord, – de l’“axe du Mal” qui orna d’une dimension infantile le discours-2002 sur l’état de l’Union de GW Bush, fut le fruit de délibérations assez improvisées, sans la moindre pensée stratégique, entre des dirigeants dont le caractère à la fois de l’irresponsabilité historique, de l’indifférence cynique pour la vérité-de-situation, et d’une façon générale d’une stupidité qu’aucune borne ne contient, éclate dans chaque remarque. Ce que laisse voir Wilkerson, c’est que l’Irak n’était nullement la cible choisie d’avance, puisque même la possibilité d’une attaque de la Corée du Nord, un pays strictement sans aucun lien avec 9/11, figurait parmi les possibilités. (L’un des nobles arguments pour une attaque de la Corée venait de Bush-gamin lui-même et de quelques têtes pensantes de son administration, et s’appuyait sur la haine générale vouée à Clinton, dont l’administration avait arrangé un certain modus vivendi avec la Corée du Nord, et qu’une attaque de la Corée aurait ainsi réduit à néant.) On observera, pour notre commentaire général plus loin, et souligné de gras par nous, l’allusion à la psychologie régnante, qui nous intéresse évidemment et particulièrement...

« In the first episode of Radio Sputnik’s brand new show “Loud and Clear,” host Brian Becker talks to Colonel Lawrence Wilkerson, Chief of Staff under Colin Powell during President George Bush’s first term - and learns that back in 2003, Bush was actually debating whether to invade Iraq, Iran or North Korea. So what made him settle on Iraq?

» Apparently, it was easy pickings.  “It was a tragic mistake. It was a hoax on the American people, on the international community, and on the UN Security Council,” Wilkerson says. “Within the groupthink psychology…we drank our own Kool-Aid.” And as the colonel notes, Iraq wasn’t necessarily the intended target — just the member of the “Axis of Evil” the administration settled for. “Dick Cheney selected it,” Wilkerson told the host of the Radio Sputnik’s brand new show “Loud and Clear.” “The discussions in the Pentagon, of course, once the speechwriters had given the president those magic words — the Axis of Evil — the conversation amongst the military…we were talking about which one. Is it going to be North Korea? Is it going to be Iran? Is it going to be Iraq?” “And we all smiled and looked at each other…and said we knew it was going to be Iraq because it was low hanging fruit.” »

• Nous choisissons également ce passage concernant l’expansion de l’OTAN (d’ailleurs essentiellement lancée par l’administration Clinton, ou départ pour de pures raisons électorales, pour s’attirer les voix de la communauté polonaise de la région de Chicago en 1992). En effet, l’argument essentiel que donne Wilkerson pour cette expansion qui conduit nécessairement à l’affrontement avec la Russie est prioritairement celui du marchand de quincaillerie. Cette explication est tout à fait convenable, et convient effectivement au niveau des esprits tel qu’on peut le mesurer.

Il nous a toujours paru évident, pour notre part, que le développement du réseau BMDE (défense antimissile balistique en Europe) qui est le premier, chronologiquement et en importance, thème d’affrontement post-Guerre froide sérieux entre l’OTAN/USA et la Russie, avait été lancé selon de simples préoccupations mercantile, par le groupe neocon puissamment et grassement soutenu par le complexe militaro-industriel, essentiellement Lockheed-Martin dont des membres importants (Donnelly, Jackson) ont fait partie de la phalange directoriale des neocon. Il y avait même eu des initiatives personnelles de fonctionnaires en activité, comme celle de John Bolton dans les années 2002-2004, Bolton agissant pour son compte et celui de la nébuleuse neocon/Lockheed-Martin, plus que pour celui du département d’État...

« With tensions between Washington and Moscow at an all time high, it becomes difficult to determine which side through the first stone. According to Wilkerson, the souring in US-Russia relations can be traced back to the gradual expansion of NATO. “Why did we violate H.W. Bush’s informal coordination…over the reunification of Germany and its retention in NATO and what that would mean to Moscow?” he said. “Why did we start doing things like expanding NATO all the way to Tbilisi and ultimately to Kiev? We wanted to sell Lockheed missiles, airplanes, and so forth to more and more people in the world. »

• Sur “l’Empire”, Wilkerson a une vision globale parfaitement intégrée, pour en donner une évaluation générale parfaitement conforme à ce que nous percevons nous-mêmes. Si nous serions prêts à contester sa catégorisation de faire du complexe militaire américaniste installé dans le monde une “nouvelle Rome”, par contre le dernier paragraphe nous paraît absolument révélateur. Nous insistons sur lui en le soulignant de gras parce qu’il nous conduit à justifier d’autant l’appréciation que cet “Empire” répond certainement mieux à la qualification de système, c’est-à-dire du Système tel que nous le désignons.

En effet, Wilkerson, sans pour cela avancer de preuve mais en faisant part de sa conviction appuyée sur une expérience considérable du domaine, observe que les actuels dirigeants civils constitutionnellement élus et désignés sont totalement incapables de comprendre, et moins encore de diriger et d’orienter, l’ensemble qui forme ainsi beaucoup plus un Système qu’un “Empire” (“Rien ne me fera jamais accepter l’idée que John Kerry, Barack Obama et n’importe qui d’autre dans l’actuelle administration comprend la réelle complexité [de “l’Empire”/du Système], et puisse élaborer ou appliquer une politique qui tiendrait compte de cette réalité”.) Cette remarque renvoie à l’autre phrase que nous soulignons plus haut, quasiment intraduisible en français à cause de l’emploi de l’expression “Drinking the Kool Aid” (« Within the groupthink psychology…we drank our own Kool-Aid »), mais impliquant que le pouvoir se trouvait déjà sous l’empire d’une narrative propre à la direction, qui venait s’jouter à la narrative générale dont il fait fort justement une psychologie particulière et spécifique, qui est dans ce cas la psychologie de l’américanisme (inculpabilité-indéfectibilité) et qui renvoie d’une façon générale à la psychologie-Système, c’est-à-dire la psychologie subvertie par le Système. L’ignorance de ces dirigeants, l’acceptation du virtualisme et de la narrative sans distinguer le phénomène ou dans l’incapacité de s’en libérer si on parvient à le distinguer, est la cause essentielle de leur complète annihilation dans leurs fonctions, de leur complète soumission au Système, de leur impuissance et de leur paralysie.

« While the US may not have the appearance of a traditional empire, Wilkerson says, comparing the United States’ current foreign policy to the British Empire, America is, nevertheless, the new Rome. “We have military bases all over the world…They look a lot like what used to be British East India Company…and they’re all over the world.” he says. “…When you count the ones that really have a footprint, it’s over 600 [military installations].”

» Even Africa, which used to lack any real US military presence, is now being overrun by American soldiers. “Djibouti — one marine told me the other day — if we put another marine there, it might sink,” he says. Not only does this global military only serve to advance America’s interests, but it ultimately fuels terrorist groups like Daesh, also known as ISIL/Islamic State. “We’ve known about this [Daesh] for some time. We’ve known about it since it raised its ugly head as al-Qaeda in Iraq when we invaded,” Wilkerson says. “We created it, my God, we ought to know about it, we created it. We gave it birth.”

» “There’s no way in the world you’re gonna get me to admit that John Kerry, Barack Obama, and anybody else in this administration understands how deeply complex it is, or is advocating or pursuing policies that will deal with it.” »

On appréciera évidemment comme un fait significatif que le colonel Wilkerson, avec l’importance qu’on doit reconnaître à son statut en raison des fonctions qu’il a occupées, choisisse un réseau russe pour livrer un récit circonstancié des grandes décisions “stratégiques” prises dans les suites de 9/11 et faire une description de “l’Empire” qui conduise à observer que cette puissance “impériale” est bien ce Système hors du contrôle de l’autorité civile. On observera qu’à la lumière de cette activité qui peut désormais être qualifiée d’activisme pur et simple et de dissidence caractérisée, – d’ailleurs à l’image d’autres personnalités ayant exercé de hautes fonctions comme le général Flynn, – le silence de celui qui fut son supérieur direct et dont il fut le confident, l’ancien secrétaire d’État Colin Powell, constitue également un fait remarquable qui permet nombre de spéculations. (Avec cette question évidente lorsqu’on connaît Powell qui ne se signala jamais par un courage politique particulièrement marquant : Wilkerson dit-il tout haut ce que Powell remâche tout bas depuis des années ?)

 Il est également remarquable que Wilkerson ne soit jamais directement mis en cause, tout comme Flynn et d’autres d’ailleurs, par une autorité quelconque à Washington, justement toujours selon l’argument que de telles confidences pourraient, sinon devraient être considérées comme des attitudes à la limite de la violation du devoir de réserve. Mais nous sommes là sur le même terrain que celui que nous avons exploré à l’occasion des révélations de Seymour Hersh sur l’attitude du général Dempsey, notamment avec l’absence de réactions de Dempsey qui pourrait être comparée au silence de Powell vis-à-vis de Wilkerson. Il apparaît de plus en plus comme allant-de-soi de considérer l’hypothèse que nous évoquons souvent, selon laquelle le personnel de direction de la sécurité nationale à Washington est à la fois serviteur et prisonnier du Système, qu’il laisse dire et laisse faire cette sorte de révélations pour que la vérité-de-situation du Système soit tout de même exprimée par les plus audacieux et les plus courageux, aux moindres risques pour les autres. Au reste, l’absence de réactions sérieuses, le silence qui entoure ces révélations dans la presse-Système relèvent autant de l’autocensure que du désarroi où se trouve plongé aujourd’hui le personnel du Système devant la politique erratique qui est suivie, et devant l’incontrôlabilité dudit Système. Cette situation de la direction-Système washingtonienne est désormais un “classique” du genre qu’il faut s’habituer à considérer comme une des caractéristiques les plus notables de la situation générale.

 

Mis en ligne le 30 décembre 2015 à 17H12